Catherine Deneuve : Soudain, l’éternité (Bernadette, Cartier & Co)

« Comme si, enfant, vous aviez écrit le scénario pour votre vie et n’aviez accepté ensuite que les rôles qui y correspondaient. Comme si, tenant des fils invisibles, c’était vous qui aviez toujours assuré la mise en scène. »Yoko Tawa – L’œil nu

Ce mois d’octobre 2023 est « deneuvien » ou n’est pas. L’affiche rose tapisserie de Bernadette prolonge le pink des posters Barbie, propose une autre vengeance de blonde. Pseudo biopic, sous Potiche à la mise en scène de tortue qui accorde un capital empathie douteux à une ex-première dame vacharde, voire roublarde, aveuglée d’amour pour son Chichi de Jacques, le Super Menteur des Guignols de l’info. Saut à l’élastique scénaristique qui aurait nécessité plus de vitriol pour aborder ce parangon de droite et de conservatisme, aujourd’hui estampillé… féministe !?

Si Deneuve surfe à souhait entre retenue de mise – « Pas de démonstration tactile ; on ne s’embrasse pas chez les Chaudron de Courcel (nom de jeune fille de Bernie). » – et émotion (les séquences maternelles sont les plus réussies du film), son image de femme libérée, centre gauche, anti-ringarde avec ou sans sac à main, phagocyte le personnage de Bernadette qui, goguenarde, déclare dans la dernière séquence : « Je ne fais jamais rien sans l’accord de mon mari ». Tout le contraire de Catherine, fille mère hors mariage dès 1963, et, neuf ans plus tard, génitrice d’un second enfant avec un homme marié. Quand la star énumère son triangle électif des Bermudes, elle place la maternité en priorité, le cinéma en second, les hommes ensuite. Le tout en gyrophare selon les coups et aléas du cœur.

Il y a quarante ans, Kathe de Neuve comme la surnommait François Truffaut qui comparait leur relation à une comédie américaine, incarnait l’ex-maîtresse du président de la République dans Le bon plaisir de Francis Girod, adaptation du roman de Françoise Giroud, édité chez Mazarine. Clin d’œil à la paternité adultérine de François Mitterrand, tenue encore secrète. L’héroïne, Claire Després, se fait voler une lettre écrite par un ex-amant perdu de vue, père de son garçon, devenu président de la République. Elle alerte le palais de l’Élysée qui blêmit. Deneuve en Mère Courage, à la veille de symboliser Marianne dans les mairies, fout le bordel.

Casque d’or buissonnier, gueule d’ange à la libido du diable, cette créature d’elle-même s’est déjà prostituée l’après-midi en catimini dans un bordel des quartiers chics, chez Madame Anaïs dans Belle de jour ; s’est évadée d’un château de la Loire parce que son papa aux pulsions incestueuses la couvrait de cadeaux fashion dans Peau d’âne ; a tué un chien pour prendre sa place auprès de son maître dans l’île corse de Liza. Loin de se calmer à l’heure de la maternité, elle incarne à New York une vampire bisexuelle au cœur d’artichaut. Dès que ses sentiments sont à la baisse, ses conquêtes sont reléguées à la vieillesse perpétuelle dans The Hunger. Prof de fac, elle en pince pour une élève, s’engouffre dans une spirale anomique qui la mène au suicide dans Les Voleurs. Psychanalyste baroque, elle prend en cure son neveu aux instincts meurtriers, se fait poignarder par le psychopathe dans Généalogie d’un crime. Au XXIe siècle, elle bosse en usine avec Björk, l’aveugle martyre de Dancer in the Dark. Aïeule restauratrice et midinette qui vit encore chez sa mère, elle plaque tout au volant d’une guimbarde, découvre en chemin son petit-fils, s’adonne aux départementales dans Elle s’en va. Éloge de l’esquive pour Queen Cath’ qui règne sur les multiplexes et salles d’art et d’essai depuis bientôt 150 films, de Cherbourg où elle vend des parapluies à la place Vendôme des joailliers, de la Normandie où châtelaine elle plante des arbres à Saint-Germain-des-Prés, son quartier qu’elle arpente tel un hussard, dixit Marcello Mastroianni.

80 printemps ce 22 octobre. Catherine confesse son âge « non par coquetterie, mais par orgueil », déclare que cet anniversaire « n’intéresse personne ». N’empêche qu’à son image et âge défendant, Deneuve, estampillée cocorico et plus belle femme du monde, a bouleversé avec Bardot le statut des vedettes féminines de cinéma, ouvert des brèches dans leur condition. BB par la liberté de sa persona, CD par le pouvoir de sa longévité. « C’est qui le patron ? », demande Fabrice Luchini dans Potiche. « Moi », lui répond Suzanne Pujol. Aucun doute là-dessus dans la tête des spectateur⸱rice⸱s depuis les incarnations de Marion Steiner et Éliane Devries, toutes deux dirlos dans Le dernier métro et Indochine.

Nip/Tuck saison 4 épisode 12 « Diana Lubey » © Warner Bros

2023, les bougies deneuviennes scintillent. À Cannes sur la Croisette, l’affiche du 76e festival la sublime en noir et blanc telle une Gorgone aux cheveux couleur soleil, monstre sacré qui semble protéger les montées des marches de son sourire énigmatique, un brin ironique, un cran au-dessus du barnum. À Paris sur le pont Alexandre III, elle colle en décalcomanie son image haute couture sur la montre Tank Française de Cartier. Après Audrey Hepburn très dolce Vita pour les barres de chocolat Dove, Bruce Lee très John Woo pour le scotch Johnnie Walker, l’égérie de Chanel et Saint Laurent, de son vivant, pour paraphraser le titre d’un film où ses silences sont remarquables, se prête à l’hypertrucage du deepfake. Technique de synthèse multimédia qui repose sur l’intelligence artificielle, a le pouvoir de rajeunir visage et voix.

Sur fond jazzy, Rami Malek, autre Queen et méchant chez James Bond, est un photographe smart en costard noir avec Tank acier au poignet. Il croise une fausse Deneuve en robe léopard, « mauvais goût assumé » selon les mots de la star, qui renvoie aux comédies Le Sauvage et L’Africain. Entourée d’un aéropage, elle se retourne, il la photographie. Flash dans le passé. Rami mitraille la fiancée de Prisunic des Parapluies de Cherbourg en pastels Demy, l’héritière colonialiste d’Indochine dans la robe rouge signée Gabriella Pescucci, la diamantaire alcoolique de Place Vendôme en fourreau noir YSL avec trench sur les épaules. Autant de représentations ancrées dans la mémoire des cinéphiles et du grand public. Dernière séquence du clip, la vraie Deneuve d’aujourd’hui, assise au fond d’une Limousine futuriste. Elle jette un œil à sa Tank Française. Rami, sur le trottoir, la salue. Sourire entendu de Cathy. En plongée avec le dôme des Invalides en perspective, entre les pylônes Napoléon III surmontés des renommées aux ailes d’or, la Limousine glisse dans un Paris désert. Final cut.

Les deepfakes de la pub, visages de synthèse sur corps de doublure, montre un résultat ultra numérisé, loin de la beauté argentique de CD. Trois rôles magnifiés hier dans la ouate de la pellicule 35 millimètres, aujourd’hui lavés, comme écrasés par le grain sans relief du numérique. Catherine, au fil des âges, y apparaît moins héroïne(s) que mutante, warrior d’un cinéma d’antan. Tank est née pendant la Première Guerre mondiale. Deneuve pendant la seconde. Même combat d’élégance, d’atemporalité, d’une certaine idée du chic hexagonal qui inspire toujours, Darren Star en tête avec Emily in Paris.

Ryan Murphy, autre scénariste, réalisateur, producteur de séries (Glee, American Horror Story, Feud, Hollywood…) et amoureux des actrices – il a ressuscité Jessica Lange d’un long purgatoire –, écrit pour Cathy en 2005 un guest sur-mesure dans Nip Tuck, où la chirurgie esthétique jongle avec le bling bling, le gore et les névroses de riches. Saison 4, épisode 12 intitulé Diana Lubey :

1e séquence

Dans le bureau des chirurgiens Troy & McNamara, Diana Lubey, Parisienne qui vit à Miami pour fuir les touristes, se montre sûre d’elle, hautaine. Elle fume, brave l’interdit, sort de son cabas luxueux une boîte de laque rouge et noire, désire mélanger les cendres de son mari à la solution saline de ses implants mammaires, afin que le défunt dorme à jamais sur son cœur. Christian Troy refuse net. SeanMcNamara, le cœur brisé suite à son divorce, fond, accepte l’intervention.

2e séquence

Sur la table d’opération, Diana réclame une dernière clope avant l’anesthésie. Refus de l’équipe médicale. Un masque l’endort au son de Un jour tu verras chanté par Mouloudji.

3e séquence

Sean rend une visite à Diana, veste de fourrure jetée sur les épaules. Sensible, la patiente perçoit le chagrin du chirurgien, le trouve encore plus beau quand il est malheureux. Une harpie déboule dans la chambre, hurle que Diana n’est pas la propriétaire des cendres funéraires. Elle n’est pas non plus son épouse, mais sa maîtresse qui a chipé les restes du défunt. La légitime exige qu’on les lui rende. Voleuse confondue, Diana éclate en sanglots.

4e séquence

La sorcière d’épouse vocifère toujours, file aux toilettes, une urne de fortune entre les mains. En contre-plongée, elle jette les cendres dans le trou des chiottes.

5e séquence

Diana quitte la clinique. Elle allume une clope face à Sean qui la met en garde contre les méfaits du tabac. « S’il vous plaît, docteur, c’est ma première ! ». De la table de nuit, Sean sort un verre rempli de mégots que la patiente a planqué sous son lit. Diana revient sur le raffut provoqué par la légitime, sur la lâcheté de son amant qui n’a jamais pu quitter sa famille, de la douleur du manque au cœur de la nuit. Sean lui tend un sachet plastique. Il a donné les cendres des clopes de la maîtresse à la femme, conservé les restes du défunt pour celle qui l’a vraiment aimée. Diana, émue aux larmes, remercie Sean d’un baiser délicat sur la bouche, au son d’Étrangers au paradis chanté par Gloria Lasso. Elle efface la trace de lipstick sur les lèvres du chirurgien troublé.

Hommage édifiant pour « La Légende » comme la surnomme Ryan Murphy avec variation sur la mystérieuse boîte de laque au vrombissement d’insecte dans Belle de jour. Ode au sphinx Deneuve, à l’incendie sous la glace, à sa subversion libertaire, à sa rectitude du fil à plomb qui dissimule l’envasement de la mélancolie, aux maîtresses addictes à la nicotine et aux fourrures, à l’anarchie des cœurs qui tanguent entre passion et déchirements.

1997, CD avec 402 comédiens, 160 écrivains, 65 cinéastes plus avocats, médecins, chercheurs, universitaires, journalistes, militants associatifs, étudiants, appelle à la désobéissance pour protester contre le projet de loi Debré, qui, aberration, oblige les hôte·sse·s d’un visiteur·euse étranger·ère à déclarer son départ à la mairie. Forts des traditions d’accueil de la France et du respect des libertés individuelles, tous s’engagent à « continuer d’héberger, ne pas dénoncer, sympathiser et travailler sans vérifier les papiers de leurs collègues et amis étrangers ». Ce vent de fronde qui traverse les milieux dits intellectuels ne s’est pas vu depuis 1971, date de la publication du « Manifeste des 343 » en faveur de l’avortement, où la signature de Catherine Deneuve est emblématique.

2006, une amie chère à mon cœur m’offre un exemplaire de L’œil nu de Yoko Tawada, roman allemand traduit par Bernard Banoun. Sur l’orange d’une couverture Verdier, ce résumé : « Une jeune Vietnamienne, passée à l’Ouest malgré elle un peu avant la fin du régime communiste, se retrouve à Paris sans papiers, sans domicile fixe. Livrée au hasard des rencontres, ne sachant pas le français, elle cherche à rejoindre un monde dont elle ignorera pendant plusieurs années qu’il a disparu. Heureusement pour elle, il y a les films de Catherine Deneuve… ». J’ai retrouvé l’ouvrage dans ma bibliothèque, ouvert des pages au hasard (je n’y crois pas), relu des paragraphes. Page 143, chapitre 8 intitulé Si c’était à refaire, cet extrait : « Je pris la télécommande, appuyais sur la touche arrêt. Il se produisit alors du jamais vu pour moi : Catherine s’immobilisa, l’histoire de sa vie s’arrêta, et pour la première fois, je pus voir chaque détail de votre visage. Au cinéma, je ne pouvais arrêter les images, sans cesse vous vous écouliez sur la rétine. Il était maintenant en mon pouvoir de stopper vos mouvements. Troublée, je m’enfuis de la chambre sans savoir ce que j’allais faire. La porte n’était pas fermée à clé. Personne dans le couloir pour m’aider. La porte d’entrée du bâtiment était ouverte, le guichet de la réception était vide. Dehors, dans la rue, il y avait un arrêt de bus, un bus passa et s’arrêta. J’y montai et il redémarra. »

Françoise Hardy & Catherine Deneuve dans Si c’était à refaire

En treize chapitres, de Répulsion à Dancer in the Dark, vous crevez les écrans et l’errance de l’héroïne en exil, comme vous avez éclairé la grisaille de mon enfance. J’ai 7 ans. Avec ma grande sœur, je découvre Les Demoiselles de Rochefort, fais la gueule à mon entourage pendant des jours parce ma vie ne ressemble pas au Demy monde, surtout à La Roche-sur-Yon, préfecture dépressive où Jacques est venu en repérages. Il cherchait pour ses demoiselles une ville à l’architecture napoléonienne, aux croisements de rues à angles droits. J’ai 13 ans. Avec mon grand-frère, je retourne au cinéma. À l’affiche, L’Alpagueur avec Belmondo et Si c’était à refaire. Vous y incarnez Catherine Berger, une ex-taularde qui tombe amoureuse d’un prof de son fiston qu’elle a eu en prison. Mon aîné opte pour le film de garçon. Moi, je trépigne devant votre blondeur dupliquée sur l’affiche. Heurt familial. Mon frère fait venir à la maison des petites copines à l‘insu des parents. Si jamais il m’inflige Bebel, je balance tout ! De cette séance du soir naîtra beaucoup plus tard une nouvelle, L’index de Napoléon. Extrait : « Dans le petit écran, une chanteuse au physique d’asperge murmure le thème du film. Un crépuscule de campagne nimbe sa beauté androgyne, le châtain de sa chevelure. Catherine l’écoute dans la pénombre, le visage éclairé par une bougie. Sa perfection lisse, le romantisme de ses traits, son économie de jeu densifié par un regard qui rend l’écran encore plus grand, transperce le mental de l’enfant, tatoue son inconscient. L’estomac noué, il s’identifie à cette femme sublime meurtrie par les vicissitudes, déchirée par l’appétit des hommes. Image dévoyée pour destin déviant. Elle et lui en décalcomanie pour la vie. »

Premier quart d’heure d’Indochine, dans une salle des ventes, Vincent Perez craque pour un tableau, vous aussi. Les enchères montent. Il se lève, vient vers vous, vous supplie de lui céder la toile pour raisons personnelles. Embarrassée, vos yeux glissent sur les siens, se dérobent. Vous en appelez à la pudeur des sentiments plutôt qu’à l’étalage des émotions. Bref, l’innamoramento fait son œuvre.

Ce 22 octobre 2023, votre D Day que je ne peux louper, me voilà comme ce grand dadet de Perez. Mes pieds en dedans se prennent le tapis, mes mains moites triturent leurs doigts, des gouttes perlent sur mon front. Je bredouille : « Joyeux anniversaire Mademoiselle Deneuve, enfin… Catherine, Catoche, Queen Cath’, Cathy, Kathe, CD aux initiales si musicales ! ». Actrice maison, mur porteur de mon cinéma, je vous aime en bloc, des fondations jusqu’au plafond. Merci d’exister, de vibrer si fort, de m’accompagner « forever and ever », comme vous le promettez à Bowie dans The Hunger. Vous lui mentez, il en meurt. « On souffre tout des belles », écrit Molière. Et si vous me trouvez précieux ridicule à genou devant vous, je m’en fous, et kiss, chère Kathe, les boucles de vos souliers Roger Vivier. Pour l’éternité !

Bernadette de Léa Domenach, Warner Bros Discovery Compagny, 1h32, avec Catherine Deneuve, Denis Podalydès, Sara Giraudeau, Michel Vuillermoz, Laurent Stocker. En salle depuis le 4 octobre 2023.

Bonus: Publicité Cartier Tank Française de Guy Ritchie, avec Catherine Deneuve, Rami Malek. Crédits © Comité Cocteau / 2022, ProLitteris, Zurich.