À la frontière (23) – Enquêtes, échecs, échanges & vies brèves

© Christian Rosset

Les livres reçus en cette rentrée commencent à former une pile, certes raisonnable – rien à voir avec les montagnes d’ouvrages débordant de partout dont j’ai été témoin dans certains bureaux de la Maison de la Radio (sans jamais envier leurs destinataires, bien au contraire). Du coup, comme l’essentiel de cette pile ne m’arrive pas par hasard, j’ouvre à chaque fois sans trop tarder ces nouveautés, surtout si quelque indice incite à mener l’enquête (en hommage à Emmanuel Hocquard, ces chroniques auraient pu s’intituler Un privé à Diacritik).

1. La lecture, exigeante, des quelques 900 pages de Kafka, Le temps des décisions (premier volume de la monumentale biographie de Reiner Stach que je n’ai pu m’empêcher d’acquérir), m’a occupé quelques semaines, de mi-juillet à début août. Bien que les chapitres qui le composent soient tous plus passionnants les uns que les autres, j’en ai par deux fois interrompu la lecture pour prendre connaissance d’un livre de la rentrée, et une troisième fois pour relire un classique. Il se trouve que ces ouvrages ont en commun d’être publiés aux Éditions de Minuit : L’Enfant dans le taxi de Sylvain Prudhomme, L’Échiquier de Jean-Philippe Toussaint et Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet (qui, soixante-dix ans après sa publication tient sacrément le coup).

L’Enfant dans le taxi est un récit délicatement agencé qui se lit quasiment d’une traite, surtout par une chaude journée d’été où le temps s’étire. Il y est question de secrets de famille remontant à la surface à l’occasion de l’enterrement du patriarche, le nommé Malusci, dont le petit-fils, Simon, est le narrateur de l’histoire – celui qui, une fois passé une sorte de prologue en six pages, dit « je » : « Je ne sais pas si cette scène a eu lieu […] Je vois simplement que cette scène me poursuit. Que je l’ai mise dans un livre il y a des années, sans bien mesurer ce qui s’y jouait. » Comme toujours, au moment de rendre compte d’un roman, devoir en résumer l’intrigue me laisse plus que dubitatif (même si, cette fois, ce serait relativement facile). Doit-on révéler que Malusci a eu un enfant non reconnu avec une Allemande quand il était soldat d’occupation au bord du lac de Constance ? Ou que, découvrant ce secret au moment des funérailles de son grand-père, Simon, lui-même père de deux fils et en instance de séparation, se lance sur les traces de ce frère inattendu ? Certes oui, c’est un minimum ! Pour le reste, il convient de faire confiance à l’auteur qui, se montrant habile à esquisser nombre de situations où se profilent des visages aux contours non fermés, réussit à nous émouvoir, en faisant montre de retenue. Pourquoi ai-je eu le désir de déposer une marque de sympathie à L’Enfant dans le taxi (découvrant concrètementl’écriture de Sylvain Prudhomme avec ce qui est, me semble-t-il, son douzième livre, et premier chez Minuit) ? Peut-être parce que, le reparcourant deux mois après l’avoir lu, je me rends compte que j’avais gardé en mémoire l’ultime mot du dix-huitième et dernier chapitre : « Entre ». Alors, pour finir, relevons les deux premières phrases de ce même chapitre : « Je voudrais vivre dans un monde où les choses puissent se dire en face, la vérité s’affronter. Où chacun de nous soit assez libre et fort pour accueillir la liberté des êtres qui l’entourent. »

L’Échiquier de Jean-Philippe Toussaint n’est pas un roman – ou alors à la frontière de ce domaine, comme pouvaient l’être par exemple les trois volumes des Romanesques d’Alain Robbe-Grillet (dont le nom revient une nouvelle fois dans cette petite suite « en miroir »). Sur la 4e de couverture, on trouve une grille de huit par huit où les noirs sont imprimés en bleu Minuit ; et aussi cette phrase : « Je voudrais que ce livre soit l’échiquier de ma mémoire. » Construit en soixante-quatre morceaux de prose de longueur inégale, L’Échiquier s’ouvre avec ce bref incipit : « J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement ». Reprenant ce livre huit semaines après l’avoir lu, je l’ouvre page 196 (un de mes nombres « fétiches ») et y relève cette phrase : « L’écriture romanesque est une méthode de connaissance de soi. » Je me rends compte que j’aurais dû prendre des notes, souligner quelques passages imparfaitement mémorisés où je me trouvais plus ou moins en phase avec l’auteur, comme « J’ai toujours été fasciné par les entrelacements entre le réel et la fiction » ou « Je me suis toujours demandé ce qui définit l’espace mental de l’écriture d’un livre. […] Qu’importe ce que je recherche avec l’écriture, qu’importe, finalement, ce que les livres racontent, l’écriture est un abri mental dans lequel je me réfugie pour résister au monde. » De ce livre en forme de journal de bord, entre exploration de la mémoire et notations au jour le jour au sujet des activités en cours (comme les avancées d’une traduction nouvelle de Schachnovelle de Stefan Zweig sobrement intitulée Échecs – voir plus loin), Jean-Philippe Toussaint écrit : « Je voulais [qu’il] traite autant des ouvertures que des fins de parties, je voulais [qu’il] me raconte, m’invente, me recrée, m’établisse et me prolonge. » Et c’est vrai qu’il devient d’autant plus passionnant qu’il développe certains questionnements : quand l’auteur ne se repose pas sur ses lauriers et fait montre d’inquiétude. L’échec, auquel il convient de faire pièce, est partie prenante tant du jeu d’échecs que de l’écriture, tissée d’aveux comme de non-dit, d’arrangements comme de matière brute : « Ce matin, je suis de nouveau arrêté dans mon élan. Mais ne pas céder à la tentation de commencer à me relire tout de suite, continuer d’écrire. » Creuser vaille que vaille son sillon, suivant la marche du cavalier, ou du fou, ou encore du simple pion. L’auteur joue-t-il contre lui-même devenu autre (ayant pris de l’âge, et du coup mieux reconnu et moins joueur) ? Et pourtant… Comme je désire faire court, je me mets à la recherche d’un fragment susceptible de parachever ce montage. Voici : « Le 11 mai 2020, un déconfinement progressif est annoncé. […] J’accueille [cette] nouvelle […] avec circonspection. […] Dans le refuge abstrait du livre que je suis en train d’écrire, je me sens en harmonie avec moi-même. Je me suis constitué un univers personnel lumineux et sensible, fait d’ouvertures temporelles et de diagonales échiquéennes, et je ne veux pas y renoncer à cause du déconfinement. » L’Échiquier est le fruit de cette poursuite, non du vent, mais d’une partie en 64 morceaux (ou moments) de prose (ou chapitres, si on désire se frotter à la forme roman).

J’ai lu ces trois livres, comme déjà dit, entre deux chapitres de Kafka, Le temps des décisions. Je dois ajouter maintenant qu’au cours de mes déambulations estivales, j’ai récupéré dans une boîte à livres un exemplaire de l’édition en livre de poche (dépôt légal, 4e trimestre 1964) de Paulina 1880 de Pierre Jean Jouve. Étonnant de faire une telle trouvaille au moment où je comptais me mettre à lire cette nouvelle traduction de Schachnovelle de Stefan Zweig par Jean-Philippe Toussaint. Bien que n’étant pas spécialiste de Jouve (que j’ai un peu lu dans ma jeunesse, et plutôt avec passion en ce qui concerne les « romans et proses » comme Paulina 1880, La scène capitale ou Aventures de Catherine Crachat) et encore moins de Zweig (ayant toujours entretenu pour je ne sais quelles obscures raisons une certaine méfiance envers ses écrits), je savais que les deux hommes s’étaient rencontrés en Suisse, vers la fin de la première guerre mondiale. Zweig a dit de Jouve que son « visage tout en finesse et en ferveur » l’avait « sur le champ » ému. Faisant une petite recherche, je trouve sur un site consacré à Pierre Jean Jouve cette lettre du 10 mai 1937, dans laquelle l’Autrichien félicite le Français pour son livre de poèmes, Matière céleste : « Tu es allé très loin du point où tu as commencé. La parole s’est spiritualisée sans perdre sa musique […] Tu transformes la parole lyrique en magie. »

Bref, avant de replonger dans le monde de Paulina (qui, comme celui des Gommes, gagne à être relu aujourd’hui), j’ai découvert Zweig via cette longue nouvelle (ou court roman) de 116 pages (format 11,5 / 18 cm). Je ne saurais donc dire si cette nouvelle traduction apporte (ou non) quelque chose. Mais il est clair que j’en suis arrivé à bout sans problème, en tirant un réel plaisir mâtiné d’étonnement, le monde des joueurs d’échecs demeurant assez énigmatique pour qui s’y est frotté sans grande réussite (je note cependant que c’est bien pire avec le Go). « Je ne sais pas à quel point vous avez réfléchi à la situation mentale qui est en jeu dans le jeu des jeux. Mais la plus superficielle des réflexions devrait suffire pour comprendre qu’aux échecs, pur jeu de pensée dont le hasard est absent, il est logiquement absurde de vouloir jouer contre soi-même » confie le Docteur B au narrateur, tous deux embarqués dans un paquebot pour Buenos Aires, en compagnie de bien d’autres voyageurs, dont un champion du monde d’échecs particulièrement taciturne, Mirko Czentovic. Zweig a écrit cette nouvelle (publiée l’année qui a suivi son suicide en 1942) au Brésil, terre d’exil en des temps barbares. Ne surtout pas tenter de résumer cette histoire, assez tendue, et variée dans ses modes de narration, qui se lit relativement vite, et incite à la reprise (il me semble que la faveur dont Échecs bénéficie est liée à la possibilité d’en relancer à tout moment la lecture). Partie gagnée, donc, même si l’idée de perdre – et d’ainsi en finir avec ce jeu qui vous rend prisonnier tout en vous incitant à vous évader ; qui vous conduit à l’exil tout en vous poussant vers d’innombrables explorations ; où l’on croise le fantôme de Marcel Duchamp (addict au jeu) devisant non sans ironie avec celui d’André Breton (ennemi du jeu) – est centrale. Fin du voyage d’été. Il est temps de passer au Voyage d’hiver

2.

Dernier voyage, publié par L’Atelier contemporain, est le titre d’un volume de lettres échangées entre le 15 juillet et le 6 octobre 1993 par Christian Gailly et Gérard Titus-Carmel. Toujours attentif à ce qui nous est proposé sous forme d’échange, je découvre avec curiosité cette brève correspondance en forme de chant du cygne : « Ces lettres – écrit Titus-Carmel dans sa présentation du livre – sont venues comme les ultimes chapitres du récit d’une douleur maligne qui rongea de l’intérieur une longue amitié et s’acheva par une brutale rupture, quelques mois plus tard. Mais nous le pressentions déjà. Aussi avons-nous préféré la sombre mélancolie des lieder de Schubert plutôt qu’une vaine explication. » Avant d’esquisser un bref commentaire à son sujet, je dois avouer n’avoir quasiment rien lu de l’un comme de l’autre. De Gérard Titus-Carmel, j’ai suivi autant que possible le parcours d’artiste, après avoir été marqué par les dessins et gravures des années 60-70, dont cette étonnante série de variations sur « The Pocket Size Tlingit Coffin » démarrée en 1975. J’ai aussi retenu de lui l’idée que le dessin est un travail d’usure : « Dessiner : frotter, user. Un travail de fossoyeur, d’‘homme de fouille’, ne s’intéressant qu’aux scories de ses excavations (Notes d’atelier, 1974-75). » Quoique fauché, je m’étais offert pour mes vingt ans un grand placard lithographique de Titus Carmel où était imprimé, à l’intérieur même de la surface dessinée (et non en légende), un poème de Jean-Pierre Faye. De Christian Gailly, je me souviens surtout d’un échange autour de Mozart et du jazz pour Euphonia, une émission de France Culture à laquelle je participais dans les années 1990. J’ai aussi gardé une bonne impression des Herbes folles d’Alain Resnais, adaptation cinématographique de son roman, L’Incident. C’est bien peu en regard de ce que les deux ont produit (une quinzaine de romans pour Gailly, alors qu’en ce qui concerne Titus-Carmel, impossible de compter). Mais ce peu suffit à attiser une réelle curiosité pour ces échanges de 1993.

Que remarque-t-on tout d’abord ? Peut-être que les lettres des deux correspondants sont justifiées de manière différente : Titus-Carmel, des deux côtés (lignes égales) ; Gailly, à gauche (lignes inégales). Est-ce lié à leur écriture ? Manuelle ? À la machine ? Quoi qu’il en soit, l’histoire démarre quand « Titus » propose à son partenaire d’échange « Christian » de partir de l’écoute – répétée, obstinée – du Voyage d’hiver de Schubert, selon diverses (sinon toutes) versions enregistrées. À la grande surprise du peintre écrivain, l’écrivain saxophoniste tire le premier. Christian Gailly, le 15 juillet : « Je viens de réentendre, de réécouter. J’en sors, là. La chose me laisse sans voix. Une telle diversité dans les registres de l’expression de la douleur me contente et m’épuise. Me contente avec pleinement l’illusion du don. M’épuise parce qu’elle me prend tout. Alors comment faire ? Écrire en écoutant ? Impossible […] » On le voit, ça commence très fort – et ça va tenir jusqu’à l’ultime envoi. Ce qui pouvait paraître au départ anecdotique devient, de missive en missive, passionnant. Même si les 24 lieder du Voyage d’hiver devraient défiler dans la tête de qui prend connaissance de ces deux mois et demi de correspondance, il ne faut pas perdre de vue que ces échanges ont eu lieu en été. Gailly, le 20 août : « Je ne sais si tu as tapé à la machine dans cette position acrobatique qui consiste à poser la machine sur un tabouret de piano, préalablement arraché au piano, puis transporté dans le jardin à l’ombre, la chambre est vraiment trop étouffante, mais le piano n’est pas dans la chambre, il est dans le salon, aussi étouffant que la chambre […] » Titus-Carmel note, dans un assez long récit en présentation : « De semaine en semaine, le ton devenait plus caustique, au détour d’une phrase, il était soudain question de ‘batailles perdues d’avance’ dans cette ‘correspondance’ (mot employé de sa part avec un doigt de condescendance, aurait-on dit) qui, à défaut de nous porter en toute complicité à hauteur des sentiments de ‘l’âme perdue qui cherche le repos’, pouvait quand même nous épargner la triste débâcle qui nous attendait et vers quoi nous courrions tête baissée. »

Quelle histoire ! Mais ce que le lecteur – qui ne connaît personnellement ni l’un ni l’autre, et encore moins les tenants et aboutissements de cette rupture annoncée (qui n’est pas son problème, mais qu’il doit considérer, ne serait-ce qu’en tant que moteur souterrain de ce dernier voyage) – retient tout d’abord, c’est la force d’entraînement de ces passages d’un ton à l’autre, d’une humeur à l’autre, d’une intelligence à l’autre, où personne n’a un coup d’avance (si c’est un jeu, il n’y a pas de gagnant), qui nous font traverser ces 90 pages d’un trait. Gailly, le 4 octobre : « Un blanc commence. // Tu peux ne pas l’observer ? Je te laisse juge. Rien ne s’y oppose d’ailleurs, puisque décidément nous ne nous répondons pas. » Titus-Carmel, le 5 : « Ce n’est pas, comme tu l’annonces, un blanc qui commence. C’est l’évidente vanité de certains mots, affrontant le poids d’une telle indicible solitude, qui te rend muet. Et si, par ailleurs, notre voyageur d’hiver cherche désespérément quelques traces de pas dans la neige d’une page blanche, comme autant d’empreintes de mots qui pourraient lui faire croire qu’il y a quelqu’un ici […], il sait qu’il y a fort peu de chances qu’on lui réponde. » Gailly – dernier courrier, lapidaire, le 6 : « Cher Titus, // Je n’avais pas tort d’espérer. / Il y avait quelqu’un. / Je te remercie de m’avoir répondu. » Et enfin, Titus-Carmel (à la toute fin de sa présentation) : « La mort accueillit Christian vingt ans après, en 2013, sans que nous nous soyons revus. » Nous sommes en droit d’être touchés par ce qui ne peut que nous échapper, que nous connaissions sans doute sans le savoir, en fidèles auditeurs de Schubert : de ce Voyage d’hi(v)er, d’aujourd’hui et de demain.

3.

J’avais rendu compte, il y a un an environ, de Frères Sœurs, neuvième volume (sur vingt-six prévus) du projet Humanitatis Elementi de Michéa Jacobi aux éditions La Bibliothèque.

Le dixième vient de sortir. Intitulé Mother Nature’s Children et sous-titré « 26 façons d’être sur terre », il contient, comme les autres volumes du projet, vingt-six vies plus ou moins brèves. Notons déjà que ce nombre – 26 – contraint fortement cette hallucinante aventure, le titre de chaque volume commençant par une des vingt-six lettres de l’alphabet, comme il en va de même pour chaque vie qu’ils proposent – cette fois, de A comme Abu-l-Ala al-Maari, fils amer et fidèle (979-1058) à Z comme Zaïkowska Sophia, anarchiste crudivégétalienne (1880-1939), en passant par diverses personnalités, connues (Emerson, Newton, etc.) ou inconnues, s’étant toutes penchées sur Mère Nature. Bien entendu, que l’on soit familier ou non de ces « sujets », on est sidéré, non seulement par la lecture de chaque vie brève, mais aussi par la manière dont elles s’enchaînent (il est recommandé de les lire selon l’ordre ordinaire de la tourne des pages, même si on peut passer de l’une à l’autre, en tous sens). Comme cela n’aurait guère de sens d’en proposer un digest, on se contentera de recommander d’aller y regarder de plus près, d’autant plus que l’objet livre (agrémenté de quelques illustrations de l’auteur) est assez beau, et d’un prix raisonnable. Égrenons cependant pour le plaisir les noms de quelques portraitisés  : Bombard Alain, j’ai confiance en toi maman (1924-2005), Goldsworthy Andy, contemplatif agité (né en 1956), Luxembourg Rosa, révolutionnaire et naturaliste (1870-1919), Mercier de Compiègne Claude-François Xavier, rafraîchisseur (1763-1800), Quatremère d’Isjonval Denis-Bernard, arachnologue (1754-1830), Thoreau Henry David, Robinson terrestre (1817-1862), Xia Gui, peintre horizontal (actif entre 1190 et 1225) dont voici, à titre d’exemple, la vie brève selon Michéa Jacobi : « Xa Gui était un peintre académique qui aimait les paysages allongés dans la brume et les choses représentées en peu de traits. Il avait l’habitude de travailler sur de longs bandeaux de feuilles montées bout à bout. Pour admirer ses encres il faut les dérouler et laisser faire à l’œil et la pensée le chemin de son œil et de sa pensée. / Il cherchait le début et la fin de la vue, il se sentait le fils de l’horizon. Il reçut en récompense de son œuvre une ceinture d’or. / Il faudrait, pour bien lui rendre hommage, écrire sa biographie sur une seule et longue ligne. »

Sixième et avant-dernier livre tiré de cette pile : Foi, espérance et carnage de Nick Cave, interrogé par Seán O’Hagan, aux éditions de La Table ronde. Toujours attentif à ce qui nous est proposé sous forme d’échange (bis repetita – voir plus haut) et de plus amateur des enregistrements de Nick Cave (ou plutôt de certaines chansons : parfois la quasi-totalité, parfois une seule, selon les disques), l’ayant vu plusieurs fois en concert avec diverses formations des Bad Seeds et ne m’étant pas dispensé de lire ses récits en prose (comme le très agité Mort de Bunny Munro), j’étais plutôt curieux de me plonger dans ce livre avec, où star et journaliste se comportent entre amis, comme sans barrière (ce qui est inévitablement une illusion), mais non sans gestes barrière, cette conversation en 15 + 1 parties s’étant déroulée au cours de diverses périodes plus ou moins rapprochées de confinement. Cave dit rapidement qu’il en a assez de se répéter ; et que du coup, il filtre sévèrement les demandes d’interview. Il confie aussi son irritation devant le conservatisme de ses fans qui ne suivent pas (ou se détournent de) son évolution, ce qu’on peut aisément comprendre, même si le motif de certaines prises d’écart peut n’avoir rien à faire avec la nostalgie – la mienne, par exemple. Comme je m’intéresse violemment, en compositeur, aux propriétés du son – et notamment à tout ce qui concerne l’harmonie et le timbre –, j’ai commencé à décrocher au moment où Cave s’est mis à entretenir avec Warren Ellis (un multiinstrumentiste brillant) une relation fusionnelle. Si la lecture (parfois éprouvante) de ce livre a eu un sens pour moi, c’est parce qu’elle m’a fait prendre conscience que cette musique – non seulement en tant que support à la parole, mais aussi en tant que phénomène ou perturbationatmosphérique (l’orage de Tupelo) – ne s’est enrichie que quand s’opéraient des tensions entre les protagonistes de sa mise à nu. Cave a toujours su s’entourer d’instrumentistes impeccables, même si non nécessairement virtuoses (le plus prodigieux d’entre eux, Blixa Bargeld, ne l’étant pas, ce qui pour moi est tout sauf un défaut), mais sachant produire le son qu’il faut quand il le faut. Certains départs, certaines morts, n’ont pas été suivis par des renouvellements perturbateurs ; et je dirai qu’au-delà l’excellence artisanale des derniers projets de Cave/Ellis – enfin, pour qui supporte ces nappes et boucles au synthé, et ces chœurs artificiels de plus en plus envahissants –, ce qu’on en retient est une sensation simultanée de trop-plein et de manque (ce qui en dit-il long sur notre époque). Cela dit, Nick Cave mène rondement son affaire car, doué d’une formidable énergie, il se montre en permanence intelligent et (reconnaissons-le) honnête (faisant montre, parfois, d’une incroyable ingénuité : allez jeter un coup d’œil sur ses céramiques sur Instagram). Quiconque suit, même de loin, les péripéties de son existence est au courant qu’il a perdu un fils de 15 ans en 2015 (puis en 2022 un deuxième, certes moins proche de lui, âgé de 31 ans). Cette perte douloureuse, ressassée jusqu’à épuisement, mais ouvrant divers espaces pour la création (quand la mélancolie conduit qui a été projeté à terre à réagir), est au centre d’une bonne partie de cette quarantaine d’heures d’entretiens dont on ne pourra pas cette fois tirer un montage de citations (mais plutôt prendre en sourdine – par mixage – quelques relevés d’empreintes par frottage de divers moods). Alors : « foi », « espérance » … et « carnage » … on espère que ce dernier mot pourra relancer ce qui s’est enlisé dans la religiosité comme dans des sables mouvants ; mais, non… il s’agit simplement du titre du dernier opus Cave/Ellis qui s’inscrit sans rupture dans la foulée des précédents. J’arrêterai là, certain que ces quelques réserves n’empêcheront pas les adorateurs de ce génie non-ordinaire de la chanson doué d’une des plus belles voix du « rock » (même si ce qui se trame dans le lieu où la fusion opère sans mettre en danger cet héritage ne relève plus guère aujourd’hui de l’« état d’esprit » à lui associé) de trouver le chemin de ce livre de conversations où Nick Cave énonce vers la fin cette superbe évidence :  « On a beau changer de peau plusieurs fois, on reste toujours le même serpent » (et c’est bien tout le mal qu’on lui souhaite).

4.

J’ai peut-être gardé le meilleur pour la fin [en aparté : j’ai conscience, écrivant cette phrase, de trahir ma fidélité à l’esprit de John Cage… Je devrais me dis-je ironiquement faire relire les épisodes d’À la frontière par des sensitives lecteurssachant débusquer tout ce qui engendre une forme de hiérarchie] : Les lundis de Delfeil de Ton, volume 3 (1980-1981) à L’Apocalypse, paru dix mois seulement après le volume 2 (et un onze ans après le volume 1).

Cette fois, c’est Jean-Christophe Menu qui signe la préface de ce troisième volume (Rééditer D.D.T.) et Willem, le dessin original de couverture d’après le « portrait officiel » (vélo + ricanement) de Reiser. Rappelons que ces Lundis ont paru entre 1975 et 2020 dans le Nouvel Observateur. Comme je n’ai jamais lu ce journal de ma vie (contrairement à ceux du Square, Hara-Kiri, Charlie, Hara-Kiri-Hebdo, Charlie-Hebdo où l’on trouvait à foison de formidables papiers signés D.D.T.), je découvre ces chroniques plus de quarante ans après avec une vraie jubilation, due en partie au fait que j’ai vécu cette époque (et comme ma mémoire ne fait pas encore intégralement naufrage, tout ce qu’écrit Delfeil de Ton, ou presque, me fait signe), et en partie au fait que, comme le dit l’éditeur, « il n’y a qu’à changer les noms pour que ça parle de 2023. » De la fin des années Giscard au début des années Mitterrand, ces Lundis juxtaposent dans une même chronique ce qui a le don de nous mettre en pétard et ce qui nous conduit à apprécier le moment présent. Exemple – pas vraiment pris au hasard (publié le 28 juin 1980) : Un ministre de Giscard, Alain Peyrefitte, fait voter par l’Assemblée Nationale la législation des contrôles d’identité sans motif. Si l’on refuse de se « prêter aux opérations de contrôle et de vérification d’identité, dit la loi Peyrefitte, ce sera de dix jours à trois mois de prison plus une amende. […] Vous allez voir, les Français. On va vivre heureux comme un Arabe en France. » De quoi enrager… Mais Delfeil ne peut s’empêcher de conclure sa chronique par une bonne nouvelle : « Mercredi 2 juillet, à 20h, au Palace, Pharoah Sanders fera le cinquième dans le quartette Don Pullen-George Adams. »

On ne va pas faire la liste des innombrables événements traités dans ce troisième volume : affaires franco-françaises ou internationales, guerres et pets (comme dirait Gainsbourg, ce qui n’est pas fin, mais quand même bien vu) et tout ce qui conduit, comme le dit Menu, à râler sur à peu près tout, « ce truc typiquement français dont j’ai eu la chance d’hériter ». Ces années-là, Louis Althusser étrangle sa femme, tandis que Mae West meurt à 87 ans ; et Coluche vise la présidentielle alors que Philippe Carles passe Ornette Coleman sur France Musique. On relève aussi que (chronique du 18 mai 1981) « Lundi matin. Giscard a été viré la veille au soir », pendant qu’au même moment (ou à peu près), le premier film de Juliet Berto, Neige, est sélectionné pour le Festival de Cannes, ou qu’Archie Shepp et Horace Parlan jouent en concert à la Défense. Etc. Faites donc la fête à ce vol.3, car on ne s’ennuie jamais à lire et relire ces Lundis. Inutile d’ajouter qu’on attend de pied ferme la sortie du vol.4.

Jean-Philippe Toussaint, L’Échiquier, Éditions de Minuit, août 2023, 256 pages, 20€
Stefan Zweig, Échecs, traduction de Jean-Philippe Toussaint, Éditions de Minuit, août 2023, 128 pages, 14€
Sylvain Prudhomme, L’Enfant dans le taxi, Éditions de Minuit, août 2023, 224 pages, 20€
Christian Gailly & Gérard Titus-Carmel, Dernier voyage, L’Atelier contemporain, août 2023, 104 pages, 15€
Michéa Jacobi, Mother Nature’s Children, Éditions La Bibliothèque, septembre 2023, 160 pages, 16€
Nick Cave & Seán O’Hagan, Foi, espérance et carnage, La Table ronde, septembre 2023, 368 pages, 24,80€
Delfeil de Ton, Les lundi de Delfeil de Ton vol.3, L’Apocalypse, août 2023, 340 pages, 25€