Le motif secret de ces chroniques, c’est la résistance du corps. Si ce qui a été abîmé devait être entièrement reconstitué, le grand danger – pour ce qu’elles font passer, pas pour leur “auteur” – serait leur arrêt, certes brutal, mais signe d’un grand soulagement. Lire demande du temps, et une position du corps assise ou allongée (rarement en mouvement). Une lecture trop rapide peut laisser un souvenir amer : celui de ne pas avoir vraiment vécu un authentique corps à corps avec l’ouvrage traversé, de n’avoir pu en retenir que ce qui est paraphrasable – matière à résumé qui ne questionnerait que notre aptitude à en déterminer “le sens”, sans trop perdre de temps. Quel ennui. Quelle fatigue. Autant aller se promener, mains dans les poches, la tête dégagée de tout ce qui altérerait le plaisir de l’observation, et de l’écoute. Je réside entre deux forêts, plutôt vastes, aux sentiers pentus, où les animaux, plutôt craintifs, ne se montrent guère (j’y songe en en remémorant les hallucinantes scènes de nuit dans EO de Jerzy Skolimowski, où l’âne rencontre toutes formes de sauvagerie animale, des insectes aux loups, dans une vaste et belle forêt polonaise). Je m’y rends aussi souvent que possible. Dans le temps, j’emportais avec moi un magnétophone portatif et un couple de micros, à l’affût de la chute du moindre gland, du glissement de la pluie sur les feuilles, des trains qui passent en lisière, des rumeurs plus ou moins lointaines transportées par le vent : des choses sonores de peu qui ont le pouvoir de nous faire oublier le temps des horloges. Ralentir. Quand aura-t-on de nouveau le droit, en diffusion radio, de faire passer ces sensations, retravaillées par le montage et le mixage, selon des durées longues, où la parole n’aurait pas le premier rôle ? Le “service public” permettait cela (la redevance y contribuait). Aujourd’hui, il faut tout réinventer, ailleurs. Certains s’y emploient. Il est urgent de les encourager – et d’arrêter de consommer du “blabla” radiophonique. Guetter plutôt le surgissement de ce qui respire ; en prendre de grands bols avec gourmandise. Cherchez. Soyez patients.
On reprend avec plaisir le chemin de la chronique, une fois quittés ceux de la forêt. So May we Start ?
1.
Pour commencer, deux ouvrages signés Michel Butel. Le premier est le rassemblement de ses Œuvres complètes sous le titre générique L’Autre livre : du relativement célèbre L’Autre amour (du moins pour celles et ceux qui ont été témoins de l’attribution du prix Médicis à ce livre en 1977 – j’étais très jeune, mais je m’en souviens ; je me souviens aussi avoir été étonné par le nom de l’auteur, si près, à deux lettres près, de celui de Michel Butor, que je lisais alors avec ferveur), un roman en apparence classique (“policier” racontant “une double histoire d’amour entre une actrice de théâtre et un gauchiste recherché par la police”, puis entre la même et un “survivant du cauchemar nazi”), à L’Autre histoire, inédit, narrant “une aventure brève et passionnée entre un écrivain et une analyste” démarrant un certain 11 septembre 2001 (elle, l’interrogeant : “Je crois que vous écrivez des romans ?” et lui, lui répondant : “Non, je ne sais plus faire ça – depuis longtemps…”), en passant par La Figurante (1979, donné comme “suite” au premier, mais formellement assez différent), L’Autre livre (1997, composé de proses autobiographiques, nouvelles, contes, stèles, histoires, manifestes, écrits politiques, pamphlet, éloges, journal, lettres et poèmes où Butel fait clairement vœu d’être “écrivain, et non pas romancier, poète, essayiste ou homme de théâtre”), et enfin L’Enfant (2004, récit de moins de vingt pages racontant la rencontre entre un écrivain et un enfant gravement malade lui confiant un “message”, “l’écrivain étant comme cet enfant qui toujours pense à autre chose”). Cinq livres réédités en un seul volume de 660 pages au format poche, préfacé par Béatrice Leca et édité par L’Atelier contemporain.
Le second est le fac-similé du journal l’azur (56 numéros, du 29 juin 1994 au 20 juillet 1995), préfacé par Jean-Christophe Bailly. J’ai demandé à l’éditeur de ces deux livres, François-Marie Deyrolle, de nous tracer l’histoire de ce travail de remise à disposition (comprenant aussi de l’inédit) : “Mes premières rencontres avec l’œuvre de Michel Butel se sont faites par l’intermédiaire de L’Autre journal, non pas que je l’ai lu au moment de sa parution, j’étais alors bien jeune, mais quelques années plus tard, découvrant je ne sais plus en quelle circonstance certains numéros – étonnement face à cette « presse » souvent digne des plus grands écrits et qui ose se confronter à la création. Quelques années après je trouve en librairie l’azur : la surprise est la même, doublée cette fois par l’étrangeté du support et de la démarche – je m’abonne aussitôt. La lecture de ce « journal » démontre évidement que Michel Butel est écrivain ; je lis donc ses livres. Les années passent puis c’est L’Impossible. Il se trouve que c’est au moment où je crée ma revue et ma maison d’édition – un des assistants de M.B. s’attache à mon projet et je passe le rencontrer dans les bureaux du journal, non loin de la place des Vosges : Michel est présent et je fais alors sa connaissance ; il m’invite à revenir le voir – nous nous rencontrerons ainsi régulièrement les années suivantes chez lui pour discuter, pour rien, pour le plaisir de la conversation. Michel était très généreux, très curieux des gens. l’azur m’a toujours fasciné, je lui propose donc sa réédition en fac-similé, il est d’accord, content de cette initiative, bien sûr, mais, je me dois de le dire, pas non plus emballé : l’important pour lui n’était pas dans le fait de rééditer mais plutôt d’éditer les livres qu’il écrirait. La vie n’en a pas voulu ainsi. Après sa mort, il m’a paru évident qu’il y avait « une œuvre », véritablement, et qu’il fallait la faire connaître, la rendre donc à nouveau disponible. Je savais que Béatrice Leca avait été nommée par lui exécutrice testamentaire pour son œuvre, je la contacte, elle me donne son accord, ses enfants aussi, les livres paraissent donc. Il est à noter que Michel souhaitait ces Œuvres complètes : il en avait lui-même dressé le sommaire, rédigé la page des dédicataires, choisi la photographie, demandé à Béatrice d’en écrire la préface. Seule entorse à ses désirs : il voulait deux éditions : l’un de « poche », pas cher, c’est le cas de mon édition, une autre, de « luxe » –peut-être un jour…” (reçu par mail le 3 novembre 2022).
La préface de Béatrice Leca à L’Autre livre s’ouvre par ces mots : “Il y eut les journaux : mensuels, hebdomadaires, en couleur, en noir et bleu, sur papier bible, agrafés, des journaux de trois cents ou quatre pages. Le plus célèbre : L’Autre journal (1984-1992). Le plus fou : l’azur (1994 – [1995]). Le plus insolent : Encore (1993). Le plus jeune : L’imprévu (1975). Le plus risqué : L’Impossible (2012-2013).” Si je suis passé à côté de trois d’entre eux, je me souviens du surgissement inattendu de L’Autre journal dans les kiosques. Les premières années, aucun lecteur éclairé ne l’aurait manqué. Le très épais n°1 (232 pages) s’ouvrait par un éditorial où Michel Butel posait cette question (en souvenir de Hölderlin ?) : “En ce temps de crise, à quoi sert un journal ?”, en explorait certains enjeux, avant d’apposer cette belle conclusion : “Journal, lueur maintenue de la conversation.” J’appréciais qu’on y parle de (ou fasse parler) Hubert Lucot et György Ligeti ; ou qu’interviennent Claire Parnet, Paul Virilio et Alain Veinstein (qui signera dans le n°4 un long entretien avec Yann Paranthoën, aussi grand créateur radiophonique qu’homme secret : une première). Je me souviens aussi des 14 numéros de L’Impossible, journal vite devenu indispensable. Dès le n°1, on avait le plaisir de retrouver Delfeil de Ton, de découvrir une bande dessinée aussi drôle qu’inventive de Benoît Jacques, ou de lire un passionnant entretien avec Diego Masson mené par Francis Marmande. Béatrice Leca en était la directrice adjointe. Cette presse non assujettie manque cruellement aujourd’hui.

Heureusement, cette édition de l’azur en fac-similé (format A4 – seuls les cinq premiers numéros ont dû être légèrement réduits), permet à qui en avait alors ignoré la confidentielle diffusion de découvrir cette singulière expérience de presse où était imprimé, en noir et bleu sur quatre pages hebdomadaires (une simple feuille A3 pliée en deux), le travail d’écriture (un journal dans tous les sens du terme) d’un seul homme : fondateur, rédacteur, gérant, directeur de la publication (avec un peu d’aide pour la conception graphique). Dès le premier numéro, Michel Butel y va fort : “Créons un mouvement. D’un genre inattendu : furtif, irrégulier, amusant. Un mouvement invincible. Un mouvement de pauvres. On lui cherchera un nom. Ces phrases que j’écris, j’espère qu’elles ne vous contrarient pas d’être très sérieuses. Ici naît un mouvement.” Et c’est peut dire que ces 250 pages courant sur un peu plus de douze mois martèlent la confirmation de cet incipit éditorial. Ce qu’on y lit est toujours stimulant, même si parfois légèrement agaçant (ce qui fait partie du projet) : animé par une force de résistance assez inouïe. Butel, traçant semaine après semaine une forme d’autoportrait, y parle aussi bien de ce qui est dans l’air du temps que de ce qui, à peine né, se trouve déjà en voie de disparition.
“Préparons-nous à envisager d’un mouvement ce qui s’accepte d’un journal ou d’une conversation (ce qui s’accepte mal d’ailleurs). C’est-à-dire le fugace, l’impromptu le décevant, la répétition, la bêtise, le fortuit (n°42).” Surprise de relever au passage (n°29) le nom de Michael Palmer (“l’un des plus grands poètes vivants” dit Butel – on ne peut lui donner tort). Ou de tomber sur cette brève nécrologie (n°52) : “Le silence est une île. La partition, une étendue d’eau imprévisible, une mer, un océan, un lac, un torrent. Comment traverser ? Approchera-t-on jamais l’île, le silence ? / Arturo Benedetti Michelangeli est mort. Le nautonier conduit sans doute les pianistes de génie sur cette île que nul n’atteindra jamais.” J’avoue avoir pris plaisir à m’abreuver de cette année d’écriture (lisant chaque jour cinq ou six numéros de manière continue). En ce milieu des années 1990, prenant conscience de vivre une fin de siècle pas vraiment joyeuse, Butel proposait, comme l’écrit Jean-Christophe Bailly, “de ne pas laisser s’éteindre la révolte et la ferveur et d’éveiller, de multiplier les rappels et les appels : il voit des signaux qui crépitent sur son tableau de bord affolé, les uns sont terribles, annonciateurs du pire, les autres, au contraire, laissent clignoter une espérance. Du mouvement qu’il fonde et dont il sait qu’il n’existe pas vraiment, il tient la chronique et l’azur fonctionne comme le bulletin intérieur d’un parti qui n’aurait qu’un seul membre et qui ne serait au fond qu’une centrale de réception.” Haute solitude imprimant signes de vie dont les résonances sont encore actives aujourd’hui.
Mais c’est en reprenant un fragment de L’Autre livre que j’aimerais refermer cette chronique : “Le coyote aime le rap, la baleine John Cage, l’âne Kurt Weill, la girafe aime Schubert, la panthère Mozart et le tigre Coltrane. Ne me demandez pas pourquoi. C’est comme ça. // […] Qu’y puis-je ? Avez-vous seulement déjà observé une vraie purée de pommes de terre écoutant Monteverdi, avez-vous regardé des brocolis écoutant Janis Joplin d’un air ravi et du muesli se régaler d’Oum Kalsoum ? Mais à quoi passez-vous votre temps ? Vous ne faites attention à rien ?”
2.
“Contrairement à moi” Jean-Christophe Menu “n’a pas une haute idée du journalisme”. C’est Delfeil de Ton qui parle : “Je lui ai dit qu’avec moi, c’était du journalisme qu’il allait publier”. “Il m’a répondu que ce que je faisais était de la littérature.” – C’en est ? – “Ben, d’une manière générale, le journalisme est une branche de la littérature, alors…” Ces échanges sont extraits du petit fascicule hors commerce offert en 2012 aux mille premiers acheteurs des Lundis de Delfeil de Ton, volume 1, aux éditions de L’Apocalypse. Dix ans plus tard, et après sept ans de mise en sommeil, L’Apocalypse reprend du service avec toujours Jean-Christophe Menu à la barre. On l’aura longtemps attendu ce volume 2 des Lundis de Delfeil de Ton. Mais ça y est, il vient d’être imprimé : aussi beau que le précédent, recueillant deux années de chroniques du Nouvel Observateur, du 1er janvier 1978 (Censure et mort même combat) au 31 décembre 1979 (Tout le monde mérite une bonne année). Si le premier volume était un peu plus épais, c’est parce que DDT avait commencé à publier ses Lundis au Nouvel Obs le 22 septembre 1975 (Palomar et Zigomar protègent la société). Il devait donc recueillir 16 chroniques de plus, ainsi qu’une préface de Cavanna : “Trapu, large d’épaules, solidement planté sur ses mollets écartés, Delfeil offre l’image même de la solidité, de la conviction mûrement méditée devenue inébranlable.”
Cette fois c’est Pacôme Thiellement qui signe la préface, et Siné le dessin original de couverture d’après le “portrait officiel” (vélo plus ricanement) de Reiser (reproduite sur celle du précédent volume). Le tout premier Lundi de Delfeil de Ton a été publié le lundi 3 février 1969 dans n°1 de Hara-Kiri Hebdo : “Hé oui, voilà que Hara-Kiri publie un hebdomadaire. Toutes les semaines, je vais vous entretenir de choses et d’autres.” Me souvenant l’avoir acheté le jour même, je le ressors de mes archives. J’avais 13 ans depuis un mois et demi et il m’avait coûté 1 franc, ce qui est peu pour quelque chose qui change la vie. À chaque fois que je le relis, je me retrouve projeté ce premier lundi de février, neuf mois après mai 68 (le temps d’accoucher un être conçu pendant les “événements”), comme si j’avais emprunté une machine à remonter le temps. Si je compte bien, cela aura duré un demi-siècle (et quelques semaines de plus). Pacôme Thiellement relève dans Cirque Delfeil de Ton que si L’Apocalypse projette une intégrale de tous les Lundis de DDT dans l’Obs (comptant deux années de publication pour chaque volume), il en reste vingt à paraître : “Plus long que Saint-Simon. Delfeil de Ton a peut-être écrit le plus long livre du monde.” D’autant qu’il faut rappeler que, du côté de Hara-Kiri et de Charlie, six volumes sont sortis en 1975 et 1978 dans la collection de poche “10/18”. Notre écrivain journaliste est prolifique. En dehors des Lundis, il a publié à partir de 1967 et durant quasiment vingt ans Les Mémoires de Delfeil de Ton par Delfeil de Ton dans Hara-Kiri (mensuel) dont il dit que c’est ce qu’il estime “avoir fait de mieux”. Puis l’inoubliable Journal de Delfeil de Ton dans Charlie (mensuel) en 1969, puis dans Hara-Kiri (mensuel) en 1975-76 (on peut en lire la totalité, rééditée en 2011 chez Wombat qui a aussi repris en 2013 Mon cul sur la commode suivi de retour à Passy). Sans oublier Le Cinéma de DDT, Le Jazz de DDT, et autres rubriques mémorables dans les journaux du Square (notamment Charlie Hebdo), ainsi que l’invention du dramaturge suédois Gunnart Wollert dont il prétendait n’être que le traducteur.
Pour qui a eu la chance de découvrir cette écriture proliférante aux premiers jours de son adolescence, Delfeil de Ton a été un éclaireur, sidérant et drôle, même si on pouvait être parfois en désaccord avec lui (cependant une passion partagée pour le free jazz réparait tout ; je me souviens que DDT avait un temps rebaptisé Charlie Hebdo Sun Ra Hebdo). Quand il a rejoint Le Nouvel observateur en septembre 1975 – pour y rester jusqu’en 2019 –, cela ne m’a pas fait acheter ce journal qui me semblait destiné à une autre génération que la mienne (même s’il y avait aussi Claire Bretécher dont je découvrais Les Frustrés une fois parus en album). J’ai par contre suivi Hara-Kiri, Charlie Hebdo et Charlie (mensuel) jusqu’à la fin (leur vraie fin, dans les années 1980).

Lisant pour la première fois les Lundis de Delfeil de Ton dans ces volumes impeccablement fabriqués par Jean-Christophe Menu, je me trouve dans une situation à la fois de découverte (associée à une remémoration des années Giscard) et de retrouvailles avec une voix inimitable, immédiatement reconnaissable. Difficile de réduire ces chroniques de trois/quatre pages (parfois cinq) à quelques lignes tant le mouvement de l’écriture, animé par cette voix, y est essentiel. Heureusement, il y a (surtout vers la fin) quelques brèves, en post-scriptum : “Une nouvelle des antipodes, là où les gens marchent sur la tête. À Sydney (Australie), dans une fête foraine, dix personnes sont mortes dans l’incendie du train fantôme. En voilà qui n’auront pas vécu pour rien.” Ou cette irrésistible tirade du 2 juillet 1979 (Un tramway nommé Pompidou) : “Voici qu’on nous prévoit, à Paris, une place Pompidou. Cette place serait une des places qui jouxtent le Centre Beaubourg, alias Centre Georges-Pompidou, lequel, pour y aller, c’est pratique de prendre la voie sur berge, alias voie Georges-Pompidou. Une voie, un centre, une place. C’est vraiment le grand homme, Pompidou. Faut pas s’en tenir là. Nous voulons un boulevard Pompidou, une avenue Pompidou, une rue Pompidou, une impasse Pompidou, aussi, un passage Pompidou, un tunnel Pompidou, un aéroport Pompidou, une gare Pompidou. Nous voulons du Pompidou partout. Et tant pis s’il ne reste pas grand-chose pour Giscard.” […] “Et si on appelait Paris Pompidou ?” Comme il le dit lui-même, “il y a des moments où c’est vraiment marrant” (avant d’ajouter : “c’est un bouquin pour fouineurs”). Mais ce qui me frappe avant tout, c’est cette force de résistance qui ne faiblit jamais. On trouvera dans ces chroniques Khomeiny, Pinochet, Marchais et toute la Giscardie au pouvoir ; mais aussi Mesrine et Goldman ; ainsi que Félix Guattari et Archie Shepp (mais pas les clowns Palomar et Zigomar qui se sont mis en congé ces années-là). Si vous êtes impatients que le volume 3 des Lundis de Delfeil de Ton débarque en librairie, faites vivre L’Apocalypse en vous offrant ces ouvrages que Jean-Christophe Menu façonne avec le plus grand soin (prochain volume à paraître en janvier 2023 : hanbok de Sophie Darc).
3.
Avec Ras le bol de Cardon, publié par Super Loto Éditions & Les Requins Marteaux, il s’agit à nouveau du rassemblement exhaustif d’un matériel (cette fois sous forme bande dessinée) destiné à la presse : Politique Hebdo (d’octobre 1970 à avril 1971) et L’Humanité Dimanche (d’avril 1971 à juin 1976). Delfeil de Ton et Jacques-Armand Cardon n’ont que deux ans d’écart (le premier est né en 1934, le second en 1936). Comme pour les douze premières années des Lundis de Delfeil de Ton, Ras le bol chronique les années Pompidou et Giscard. Le ton n’est pas le même, mais, de l’un à l’autre, les échanges se font assez éclairants sur cette époque qui apparaîtra plus ou moins lointaine selon qu’on l’a vécue – ou non.
Cardon, dessinateur et graveur, est un grand singulier, notamment dans le domaine du strip. Il a publié au début des années 1960 dans la revue Bizarre de Jean-Jacques Pauvert ; a rencontré assez vite l’équipe de Hara-Kiri ; puis collaboré à Siné Massacre (et à L’Enragé en mai 68) ; avant de travailler aussi bien pour la presse communiste que pour Le Monde et surtout le Canard enchaîné. Plusieurs de ses livres ont eu un certain retentissement. Citons La Véridique Histoire des compteurs à air (1973, réédité en 2012 par Les Cahiers dessinés), Comment crier et quoi (en 1986 aux Éditions du Héron qui ont aussi publié en 2002 une monographie, Cardon, Dessins), et surtout Cathédrale (2020, chez Super Loto / Le Monte en l’air), un copieux volume de dessins dont les orignaux, réalisés au cours de plusieurs décennies, sont au format raisin. Nous avions déjà parlé ici de ce prodigieux work in progress hallucinant et halluciné que l’on pourra qualifier d’autobiographie dessinée – l’auteur l’ayant introduit par un assez long texte, Fondations, dans lequel il nous rapportait quelques épisodes fondateurs de sa formation, en premier lieu ces années de guerre marquées par la vie à la ferme, le catholicisme, la recherche d’espoir – d’espérance folle, disait-il – en un temps où la mort ravissait son père et les avions mitraillaient les lieux de refuge.
Ras le bol, comme La Véridique Histoire des compteurs à air et Cathédrale, est de format “à l’italienne” (28,5 X 20 cm). C’est pour l’essentiel un recueil de strips hebdomadaires d’une (ou deux) demi-planche(s). Le climat est plutôt sombre, relevant le plus souvent de l’humour noir. L’espérance folle n’empêche pas le combatif Cardon de sonner le glas des trente glorieuses (dans les années 1970, nous ne savions pas encore qu’on ne dépasserait pas ce chiffre rond ; mais certains, plus lucides que d’autres, en avaient eu l’intuition, et ça ne les faisait pas forcément rire). Si ce copieux ensemble tient la durée et résiste à l’emprise du temps, c’est par l’entretien constant de ce ras le bol inépuisable qui lui a apporté son titre. Et peut-être aussi du fait que, par-delà cette noirceur, on y trouvera quelques éclats de poésie (même si ce mot est difficile à employer ; l’éditeur parle de “poésie en embuscade”, ce qui est plus juste).
Maintenant, il nous faut montrer une planche – mais laquelle ? Pourquoi pas celle-ci (Humanité Dimanche n°120, du 25 au 31 juillet 1973) :

Tout en regrettant de ne pas avoir choisi la suivante (À chacun ses plaisirs, moi c’est la pluie sur Brest) ; ou (p.153) Paris qui fout le camp (thème récurrent en ces temps où la défiguration de la capitale et l’expulsion de ses habitants économiquement les plus fragiles commençait à prendre de l’ampleur). Ce livre, aussi remarquablement réalisé que le précédent, bénéficie d’une préface de Lucie Servin, journaliste à L’Humanité : “Chez Cardon tout est lié. Cette cohérence impressionne et télescope toujours par emboîtements un vécu, une observation du réel et un questionnement universel. Sans superflu, ni artifice, l’artiste invente son langage par l’image, procédant d’obsessions en réflexions, d’aspirations en cauchemars, pas à pas, trait à trait. […] [Certains strips] synthétisent un paradoxe jusqu’à l’os, [d’autres] ont une vocation plus narrative et démonstrative, mais tous s’appliquent à creuser l’énigme des rapports de forces et de domination, en questionnant les marges de manœuvre pour l’individu dans la société. La dynamique critique préside le sens de la métaphore et travaille le concept dans la forme.” Rien à ajouter. Sinon cette tension entre une relative raideur (de trait comme de pensée) et un côté paradoxalement agile, sinueux : cette opposition de façade entre l’image, figée, explicite parfois, et le parcours de l’une à l’autre, dans un même strip comme dans leur succession, qui manifeste l’urgence du changement pour sortir de la sidération face au désastre. S’il y a quelque chose dont nous n’avons pas ras le bol, ce sont bien ces amples regroupements en volume du travail de Cardon, dont on ne peut qu’attendre tranquillement la suite (il y a de quoi faire, ne serait-ce que si on songe à une intégrale des dessins pour le Canard enchaîné…)

4.
Et maintenant quelque chose de sensiblement différent… même s’il s’agit, une fois de plus, d’un ouvrage assez épais (plus de 300 pages) au format à l’italienne (légèrement plus grand que le précédent : 29,5 X 21 cm), composé d’un agencement singulier de textes et de dessins – de mots et d’images –, sans pour autant relever de la forme bande dessinée ou du “roman graphique” : se présentant plutôt comme un journal plus ou moins imaginaire opérant par frottages entre plusieurs intimités (apparemment très proches, voire fusionnelles, dévoilant certaines choses délicates, tout en entretenant leur mystère), tracé sur des feuilles à petits carreaux (enchainant cinq cahiers d’écolier).
La Femme sans bouche de Lise Charles & François Matton, publié chez P.O.L, frappe par son mix de classicisme (on peut le lire comme un “roman d’apprentissage”) et d’expérimentation formelle aventureuse. Aussi peut-on en faire plusieurs lectures, selon que l’on sera attentif à la narration et/ou au travail plastique – l’idéal étant de ne pas séparer les deux, ou plutôt de ne pas privilégier l’un(e) au détriment de l’autre. Mais – à chacun ses obsessions – il m’est impossible de ne pas orienter mon regard en premier lieu vers ce qui est dessiné, avant même de chercher à saisir ce que les mots font passer. Je tourne donc, dans un premier temps, les pages, en opérant quelques va-et-vient irréguliers – en avant, en arrière – selon différents tempi, afin d’aiguiser mon esprit critique et satisfaire mon appétit de ce que les divers crayons, plumes, stylos, pinceaux, chargés d’encre et de couleur, ont déposé ou tracé. Puis en reprend la traversée, suivant un mode de lecture strictement linéaire, afin d’accorder ce qui a été plus ou moins inconsciemment mémorisé de ce proliférant univers visuel aux mots.

Que raconte La Femme sans bouche ? N’étant pas favorable à l’établissement de résumés maison, je préfère reprendre la présentation du livre sur le site de l’éditeur : “Il s’agit d’un journal intime imaginé et écrit par la romancière Lise Charles avec le dessinateur et écrivain François Matton. Cinq cahiers tenus par un adolescent de dix-sept ans, Thomas Milton, en classe de terminale à Auxerre, entre 2020 et 2021. Il veut devenir dessinateur, se sent mal dans sa peau, et développe une obsession pour la mystérieuse prof de yoga de sa mère, qu’il appelle « la femme sans bouche ». Il parle d’elle à son seul ami, Pierre, qui lui-même tombe amoureux de cette femme et s’enfuit avec elle. Thomas reste seul avec sa jalousie et ses fantasmes, et la préparation d’un important concours de dessin, qui lui permettra, s’il le remporte, d’exposer dans une galerie à Nevers.” Mais, comme déjà dit, on peut le lire autrement : énoncer par exemple que l’idée de “sans bouche” est un fait d’abord graphique – et peut-être en second lieu sonore, car tout récit, même composé par montage d’éléments arrachés à des archives rassemblant plusieurs décennies de propositions dessinées au jour le jour, fait surgir des voix. S’il est principalement question du vécu – des idées, des réflexions, des sensations, des rêves, des obsessions, des rencontres – d’un adolescent à l’âge où, comme par hasard, on n’est pas sérieux (mais cette histoire qui se passe peu après le premier confinement dû à la pandémie de Covid-19 semble prouver le contraire), il me semble que la question n’est pas de s’intéresser de trop près à la “psychologie des personnages” – bien au contraire –, mais de relever à chaque page des états du corps ; donc de se déplacer dans la seule réalité susceptible d’être transcrite par le trait (par la main – les mots étant le plus souvent calligraphiés, même si certains passages sont réalisés au traitement de texte).

“Pour composer cette histoire, Lise Charles est partie de plusieurs milliers de dessins et aquarelles effectués par François Matton depuis ses quinze ans : elle n’a pas eu le sentiment d’imaginer une histoire, mais de découvrir le secret qui les liait.” C’est en cela que ces frottages entre écritures, visuelle (concrète) et verbale (intériorisée), deviennent assez vite productifs : les dessins ne sont pas illustratifs, ils stimulent une narration en devenir. On pourrait parler d’autoanalyse d’un(e) auteur(e) bicéphale, mais ce serait s’aventurer dans un terrain instable et capricieux où certains clichés pourraient tomber sans prévenir, comme des fruits à la fois trop verts et trop mûrs. Il est donc préférable de rechercher ce qui nous fait directement signe. Lire le dessin et apprécier la qualité visuelle des mots et des agencements : quelque chose de volontairement peu “précieux”, et en même temps de très sophistiqué. De l’affection partagée pour un adolescent banalement travaillé par le dépucelage (et aussi – est-ce lié ? – par la mort), naît un livre aux multiples visages où l’on peut relever que “parfois la vie est surprenante à force de n’avoir rien d’inattendu.” Et aussi, ces mots du jeune narrateur : “Est-ce qu’ils croient vraiment que les contacts physiques peuvent manquer à quelqu’un comme moi ? « J’ai suffisamment de monde dans ma tête », voilà ce que j’aimerais leur répondre. / Au lieu de ça je me tais.” Tout ce qui permet de relier les mots et les traits (les taches, les dépôts de signes), sans rien cloisonner, ni hiérarchiser, est à encourager. Les derniers mots de La Femme sans bouche sont : “(quel calme)”, avant que ne suivent cinq pages de “blanc”. Ce qu’on en retient après lecture (ou plutôt, après plusieurs lectures, ce livre gagnant à être relu) ? L’agitation qui l’anime, même irriguée de silences qui nous laissent in fine bouche cousue ? Je n’apporterai pas de réponse, reprenant une fois de plus la contemplation muette et toute en lenteur de certaines images : les plus discrètes, donc les plus attirantes.
Michel Butel, L’Autre livre, L’Atelier contemporain, octobre 2022, 664 p., 12 €
Michel Butel, l’azur, L’Atelier contemporain, octobre 2022, 264 p., 28 €
Delfeil de Ton, Les lundis de Delfeil de Ton, volume 2 1978-1979, L’Apocalypse, octobre 2022, 344 p., 25 €
Cardon, Ras le bol, Super Loto Éditions / Les Requins Marteaux, novembre 2022, 256 p., 39 €
Lise Charles & François Matton, La Femme sans bouche, P.O.L, octobre 2022, 320 p., 32 €