Ananda Devi : Une lueur dans le chaos (Le jour des caméléons)

Ananda Devi

Quand on connaît l’œuvre d’Ananda Devi, qu’on a lu Indian Tango, Le Rire des déesses, Pagli, qui vient de sortir en poche, ou Le Sari vert, pour ne citer que ceux-là, on sait que son nouveau roman sera inévitablement l’un de ceux à ne pas manquer, ce que Le jour des caméléons confirme.

Ce livre nous bouscule, nous pousse dans nos retranchements, nous électrise par sa langue poétique – un roman qu’on a envie de relire parce qu’il s’engage et engage.

Une narration implacable

Le récit se fait sur le mode de la tragédie. Le chœur des caméléons entre et le coryphée, l’île elle-même, annonce la catastrophe. Pas une petite catastrophe, un véritable cataclysme humain et naturel. Les événements vont s’enchaîner inéluctablement mais l’alternance des points de vue distend le temps pour créer ce suspense propre à la tragédie : on sait ce qui va se passer, on sait que ce sera sanglant mais l’engrenage des événements reste un mystère. On espère toujours que les personnages vont y échapper même si on sait pertinemment qu’il n’en sera rien, que ce sera sûrement pire que ce que l’on imaginait. 

Des personnages tragiques ambigus

Comme les personnages tragiques, les quatre protagonistes de cette histoire semblent se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. Ni nobles, ni demi-dieux, ces humains pleins de failles, ne trouvent pas forcément la voie royale de l’héroïsme.

Nandini a la cinquantaine. Elle est la femme d’un juge. Un geste déplacé de son mari a l’effet d’une révélation. Elle se dit qu’elle a toujours cédé, qu’elle n’a jamais pris de décision. Elle en prend une. Elle revêt un salwar kameez rouge et noir, abandonne son téléphone portable et prend le bus sans savoir où aller ni quoi faire. Elle rencontre René et Sara qui se dirigent vers l’école dans une vieille Ford Escort. René est un homme perdu, qui n’a pas trouvé sa place dans la société, qui y vit en marge, dans la nostalgie des années de l’indépendance, sans s’engager pourtant dans quoi que ce soit. Seule sa nièce, Sara, une pré-adolescente qui garde un pied dans l’enfance, lui donne un peu d’énergie. René et Nandini se retrouvent dans une situation qui appelle l’héroïsme et découvrent qu’ils n’en sont pas capables. Comme nous sommes dans une tragédie, vous imaginez leur fin.

Leur route croise celle de Zigzig, le caïd d’une bande des cités de Port-Louis qu’il tient par la violence. Attaqué par une bande rivale, il organise la vengeance mais se retrouve face à Sara :

« Aujourd’hui, le changement en lui est sismique : un revirement de la personnalité, une psychose carabinée qui l’aurait transformé en son propre contraire, ou alors l’éclosion d’une créature profondément enfouie, confinée par le carcan des perceptions, et qui n’avait jamais eu l’option de naître. Et voilà que la teigne se révèle papillon !

Entre biologie et environnement, entre nature et culture, y a-t-il une autre possibilité ? Peut-être une sorte de fondation d’amour, terriblement humaine, et qui résiste à tout ?

La question peut être posée autrement : compte tenu de la malléabilité du cerveau humain, y a-t-il une limite aux changements qu’il peut subir ? »

Seule la voix de l’île se pose la question et nous fait nous poser la question, les Mauriciens ne la creuseront pas car : « […] il y a trop de plaisir à ainsi châtier sans appel, et chacun est juge et bourreau, si ce n’est que par le pouvoir des mots. Le unlike moderne, signe de la condamnation à mort des arènes antiques. » Le lecteur ne peut pas liker ou unliker les trois adultes qui ne sont ni totalement victimes, ni totalement bourreaux. Ce sont des personnages à la dérive, qui se cherchent dans une société qui ne fait rien pour leur faire trouver un sens.

L’île Maurice comme condensé de la dérive de nos sociétés

Le cadre spatio-temporel du roman, comme son titre l’indique, s’inscrit dans la règle des trois unités de la tragédie. Cependant, on est loin de l’antichambre du palais. L’action se passe à l’île Maurice. Même si elle l’a quittée depuis longtemps, l’île natale de l’autrice reste au cœur de son imaginaire. Elle a déjà mis en scène Port-Louis, sa capitale, dans deux romans. Rue la Poudrière (1989), met en scène le Port-Louis des années 1960, celui de ses dockers et de celles qu’on ne représente jamais, les prostituées. Il ne s’agissait pas encore de montrer l’envers de la carte postale pour s’opposer aux clichés de l’île tropicale paradisiaque. En revanche, c’est bien le propos d’Ève de ses décombres (2006) et du Jour des caméléons, non pas tant pour dénoncer une représentation réductrice des paysages mauriciens que pour montrer comment ces clichés ont modifié et dévasté l’île elle-même et ont creusé les inégalités sociales. L’opposition dans Ève de ses décombres entre la cité coincée aux flancs de la montagne des Signaux et le port du centre-ville pour touristes illustrait déjà ce double espace séparé par une frontière : celui des riches et des touristes et celui de la majorité des Mauriciens.

Dans Le jour des caméléons, l’opposition est encore plus symbolique : elle se fait à l’endroit mythique de l’île, l’accès à l’océan. L’autrice a modifié pour cela quelque peu la réalité en rapprochant le Caudan, quartier commercial de Port-Louis, des villages défavorisés de la Baie du tombeau. Ce rapprochement symbolise cette frontière de plus en plus infranchissable entre l’espace des privilégiés et celui des défavorisés, qui est invisibilisé, même aux yeux des Mauriciens. La surprise de René et Nandini, quand ils arrivent sur la jetée de la Baie du Tombeau, de se retrouver sur l’envers de la carte postale, illustre la force des stéréotypes touristiques : « Ils croient voir une trace de lumière dans le ciel et un trait bleu dans la mer : rémanence de l’île dans leurs yeux. Il est impensable, sur une île pareille, leur île – celle dont la splendeur n’a jamais été mise en doute et qui a tant été vantée dans les campagnes de tourisme que les habitants eux-mêmes se sont mis à y croire, même si leur espace de vie était érodé et envahi par le béton – qu’une telle laideur puisse exister. »

Si l’espace dévolu au peuple mauricien s’est enlaidi, il s’est également rétréci. Au-delà des plages privatisées auxquelles les Mauriciens n’ont même pas accès, l’espace de cette petite île de 2000 km2 est injustement réparti. L’exemple des résidences de vacances de richissimes touristes en est le symbole : « […] qu’importe si la plupart restent désespérément vides onze mois sur douze tandis que les pauvres s’entassent dans leurs caisses en briques ou en tôle cannelée et travaillent à maintenir la propreté des jardins et des demeures, petites mains invisibles au service des absents qui grignotent la terre vendue aux enchères, encore et encore la chair vendue au plus offrant. On s’y fait, puisque ce sont toujours les mêmes qui s’engraissent, depuis la nuit des temps… »

Les clichés de l’île Maurice sont anciens, s’accumulent et la détruisent. C’est aussi la fausse image de l’île arc-en-ciel, celle des espoirs de l’indépendance d’une nation multiculturelle. Or, si les couleurs sont bien multiples, et même si le métissage a bien eu lieu, le communautarisme reste tenace. Zigzig est ainsi rattrapé par son vrai prénom, d’origine musulmane, qui va déclencher un conflit intercommunautaire qu’a déjà connu l’île : « Mais dans ce pays où l’on a vécu si longtemps cloisonnés, où les barrières sont de plus en plus étanches, comment pourrait-on s’attendre à ce qu’on te comprenne ? C’est le règne des grotesques. Les barricades depuis longtemps sont érigées, renforcées. Les gens vivent claquemurés. Derrière les murs on absorbe le jus des médisances, un flux magnétique, on est à l’heure du saint travail de l’Inquisition, aux pires heures de la sauvagerie. »

Ces deux mythes, celui de l’île paradisiaque touristique et celui de la nation arc-en-ciel, ont perpétué les fondements inégalitaires de cette colonie de plantation. La richesse est restée aux mains des Franco-Mauriciens, le pouvoir est détenu par la communauté indo-mauricienne, la justice défend ces puissants, le peuple ramasse les miettes du gâteau comme il peut : « Dans ce pays qui se développe si vite qu’il est montré en exemple dans la région, on s’occupe bien du bétail. On en prend soin. On le caresse dans le sens du poil pour mieux le traire. Son lait est doux, crémeux et abondant. Après, on lui fait miroiter une pension de vieillesse sans lui donner le temps de comprendre qu’il finira à l’abattoir bien avant. » Les ondes de choc de ces erreurs humaines atteignent l’île, qui, à bout, se révolte :

« Ils ont perdu leur chance d’être autres et uniques. Un chant égaré au tournant du monde. La rémanence d’un espoir lointain, bien trop lointain pour leur mémoire, lorsque le premier homme fut à même de lever le regard pour contempler l’horizon.

Ce virus humain entré dans les veines de ma pierre, je le rejette. »

Ce virus n’est pas exclusif à l’île Maurice, le lecteur, où qu’il soit sur Terre, le reconnaît et doit s’attendre à ce que « la Bête » affamée de « sang, de chair, de peur, de colère, de haine, d’envie, de cru, de cuit, d’espoir, de lassitude, de vertus, d’amertume, des blessures d’une vieille terre qui se désarrime du ciel, des larmes de la canne qui brûle silencieusement dans un parfum de caramel, du cri d’âme des pierres et des vallées latéritiques, de la lame de fond qui se rassemble à l’horizon » se réveille aussi dans les failles de la société dans laquelle il vit.

L’espoir d’une renaissance

On pourrait se dire que ce roman est bien noir, très pessimiste, voire effrayant, mais cette sorte d’apocalypse est éclairée par une lueur d’espoir. Dans une conception cyclique du temps, la fin est aussi le début. Les caméléons le savent, ils attendent que les êtres humains se détruisent. Ils sont là pour assister à la renaissance de l’île. Ananda Devi semble remettre l’humanité à sa place : si les êtres humains sont particulièrement performants dans leur capacité à détruire et se détruire, ils restent insignifiants à l’échelle de la vie, symbolisée par les caméléons. Est-ce à dire qu’il n’y aura plus d’humanité ? Il semblerait que l’auteure ait voulu garder un infime espoir, à travers le fragile couple mère-fille que forment Sara et Sonia. Sara, comme les caméléons, voit au-delà des apparences, de même que Sonia est une sorte de Cassandre. Toutes deux pourraient peut-être participer à la renaissance de l’île.

Ce roman est une magnifique symbiose de tout ce qu’Ananda Devi a écrit. On y retrouve tous ses motifs tissés dans une histoire originale. Le lecteur qui entrerait dans l’œuvre d’Ananda Devi par ce roman aura la chance de découvrir une voix importante de la littérature contemporaine, qui sait utiliser les pouvoirs de la fiction pour poser les questions fondamentales sur le monde contemporain.

Ananda Devi, Le jour des caméléons, éditions Grasset, août 2023, 272 pages, 20,90€.