Sombre et magnétique : tels sont les mots qui viennent à l’esprit après avoir lu le premier roman d’Etienne Kern, Les Envolés. Kern y brosse l’histoire de Franz Reichelt, tailleur autrichien venu vivre à Paris et qui meurt un jour de 1912 en se jetant de la tour Eiffel avec le costume-parachute de son invention. Dans une langue qui traque les fantômes, le romancier cherche à mettre en lumière tous les êtres impermanents au monde qui ont, plus largement, traversé son existence, autant d’envolés qui, tragiquement, ont franchi le pas. Alors que Les Envolés paraît en poche chez Folio, Diacritik republie l’entretien qu’Etienne Kern avait accordé à Diacritik lors de la sortie du livre.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau premier roman, Les Envolés qui vient de paraître chez Gallimard. Comment vous est ainsi venue l’idée d’écrire autour de la figure de Franz Reichelt, ce tailleur autrichien venu vivre à Paris et qui, sous l’influence de son ami Antonio, meurt en s’élançant, le 4 février 1912, de la tour Eiffel avec le costume-parachute de son invention ? Vous dites que vous avez découvert, par hasard, cet homme via une « un vieux film en noir et blanc… un soir d’hiver, sur Internet » : pourquoi ce « Nouvel Icare », comme vous le surnommez encore, vous a-t-il immédiatement intéressé au point de lui consacrer votre récit ? S’agissait-il pour vous de mener une enquête sur cet homme comme vous aviez pu le faire dans les histoires d’écrivains que vous avez pu écrire avec Anne Boquel ?
Ce livre est né d’un soir d’ennui. J’allais de page en page sur Internet et le hasard m’a fait tomber sur la rubrique « éphéméride » d’un site ; elle disait que cent quatre ans plus tôt, jour pour jour, un homme s’était tué en sautant du premier étage de la tour Eiffel en voulant, comme vous le rappelez, essayer un parachute de son invention. Il y avait un lien vers une vidéo que je n’avais jamais vue et dont j’ignorais alors qu’elle cumulait des millions de vue sur YouTube : l’homme salue la caméra, nous montre son costume puis, après un changement de plan, se penche au-dessus du vide pendant une trentaine de secondes et finit par sauter avant de s’écraser sur la pelouse du Champ-de-Mars.
Cette vidéo – tournée par le Pathé-Journal, qui diffusait alors des courts-métrages d’informations dans les salles de cinéma – m’a d’entrée de jeu fasciné et bouleversé. Je ne saurais dire combien de temps j’ai passé à la regarder en boucle, de plus en plus captivé, ni surtout tout ce qui m’a attiré en elle. Sans doute cette attirance se nourrissait-elle pour partie de la valeur documentaire ou patrimoniale de ce vieux film (il montre la tour Eiffel à une époque lointaine, il est quasiment le tout premier à saisir la mort d’un homme en direct, il met en scène un homme qui peut rappeler Icare, etc.), mais il y avait beaucoup plus cela, c’est-à-dire, pour parler comme Barthes, non pas seulement le studium, mais bien cet ébranlement affectif et douloureux qu’est selon lui le punctum : punctum de voir mourir un semblable sous mes yeux (et d’avoir en quelque sorte le pouvoir de lui rendre vie à volonté par un simple clic qui relancerait la vidéo), et surtout punctum d’être confronté, par ces images, à un scénario très profondément ancré dans ma psyché, celui de la chute. Il se trouve en effet que mon grand-père maternel est mort en tombant d’un balcon dont la rambarde a lâché ; cela s’est passé avant ma naissance mais j’ai grandi avec la mémoire de ce désastre. Et comme ce grand-père était allemand, le parallèle avec l’autrichien Franz Reichelt (même si, au moment du saut, il était naturalisé français depuis quelques mois) n’était que plus fort pour moi.
Bref, c’est par la découverte d’une vidéo, et avec elle la rencontre d’un homme qui n’avait pas qu’un seul visage, que tout a commencé. Par malheur, j’ai, peu de temps après, perdu une amie qui a fait le choix de se défenestrer : c’est à partir de ce moment-là que l’histoire de Franz Reichelt est devenue pour moi la nécessité d’un livre, et plus exactement d’un livre de deuil. Autant vous dire que l’écriture est venue d’une poussée très personnelle. C’est sans doute pour cela que j’ai rapidement refusé d’écrire un roman historique qui reconstituerait minutieusement la vie de Franz Reichelt et le monde dans lequel il a vécu. Mon texte n’a ni le projet didactique, ni l’attention aux realia, ni tout simplement la longueur d’un roman historique ; son titre même, avec ce pluriel, vient par ailleurs décentrer l’épisode factuel dont il s’inspire. Donc pour vous répondre, j’ai bien sûr mené une enquête d’ordre historique sur Reichelt – essentiellement à partir de la presse de l’époque, consultable sur Gallica –, mais sans commune mesure avec le travail de recherche qu’impliquaient les essais d’histoire littéraire que j’ai eu l’occasion et la joie d’écrire avec mon épouse Anne Boquel.
Ce qui frappe d’emblée dans Les Envolés, c’est la manière dont le récit se saisit ainsi de la figure de Franz Reichelt, ce tailleur venu de Bohême, qui vient à Paris pour vivre de son métier et qui, à la faveur d’une rencontre, va bientôt jouer sa vie pour l’invention d’un parachute. Cette vie est celle d’un homme infâme au sens de Michel Foucault tant elle est demeurée, jusqu’à votre récit, obscure et de peu de récits jusque-là. Diriez-vous qu’au-delà du caractère exceptionnel que vous mettez en évidence de cette existence, il vous importait de faire de l’écriture le lieu même de ce qui tire de l’oubli ou de l’obscurité comme Michel Foucault avait pu le suggérer ?
En toute rigueur, l’oubli dans lequel est tombé Franz Reichelt est relatif : Robert Bober, dans Par instants, la vie n’est pas sûre, et Hélène Gaudy, dans Un monde sans rivage, lui ont récemment consacré des pages superbes, et le poète Alexis Bernaut a même fait de lui une figure centrale de son magnifique recueil Au matin suspendu (que je n’ai hélas découvert qu’après l’achèvement de mon roman). Cela étant dit, oui, je vois très volontiers dans l’écriture le lieu d’une mise en lumière de l’obscur ou de l’oublié, à condition toutefois de ne pas concevoir cette mise en lumière comme étant l’apanage de la littérature et encore moins comme étant d’ordre magique, surnaturel ou sacré, ainsi que le suggèrent plusieurs écrivains qui, croyants ou non, conçoivent manifestement leur activité sur le modèle de la rédemption chrétienne. Il me semble que si l’écriture permet d’arracher quelque chose ou plutôt quelqu’un à l’oubli et à la mort, c’est au même titre que le langage quotidien, quand nous parlons entre nous de nos disparus – certes, l’écriture le fait de manière plus durable (mais encore faut-il que l’œuvre dure elle-même…) et sans doute avec un peu plus de force, parce qu’elle rend les mots plus intenses et parce qu’elle cherche par excellence dans la mort « l’aliment de la lumière inépuisable », comme disait Jaccottet, mais je ne crois pas en une différence de nature entre la langue littéraire et les mots de tous les jours, qui prennent eux aussi la charge la mémoire. Reste que c’est sans doute une illusion nécessaire et féconde que de penser pouvoir, par l’écriture, sauver réellement ce qui n’est plus. Écrire, c’est peut-être même s’abandonner à cette illusion, et dans le même temps tâcher de s’en défaire.
Ce qui ne manque également pas de frapper dans Les Envolés, c’est combien, à travers la figure de Franz Reichelt, vous vous attachez à dresser le portrait d’une période de l’histoire de France, à savoir la Belle époque. De fait, l’immigré autrichien se retrouve pris au cœur d’une ère où les inventions se multiplient, où la conquête des espaces aériens devient tangible et où, de Blériot à lui-même, le tailleur participe de cette soif d’innovations.
Cependant, loin de réduire ces « vaillants pionniers qui avaient si bien mérité de la patrie » à un simple panégyrique, Les Envolés propose de ces hommes « morts au champ d’honneur du progrès » comme une contre-histoire : depuis les échecs et les tentatives malheureuses, ne s’agit-il pas pour vous, dans votre roman, d’offrir, du mot de Walter Benjamin, une histoire à rebrousse-poil, comme l’envers d’une histoire dite officielle ?
Absolument. Mais cette contre-histoire est plus exactement, pour reprendre le mot que vous employez, un contre-panégyrique : en contexte, les deux citations que vous empruntez au texte sont, bien sûr, frappées d’ironie. Loin de moi l’idée de nier la grandeur de l’histoire de l’aviation, qu’on présente souvent, non sans raison, comme une véritable épopée, avec ses héros et ses hauts faits ; mais ce qui m’a intéressé dans cette petite page de cette grande histoire (en l’occurrence les tentatives, dans les années 1910, pour mettre au point un parachute destiné aux aviateurs), c’est qu’elle convoque une figure saisissante d’anti-héros : un homme battu d’avance, inventeur malheureux d’un parachute dont tout le monde lui avait dit qu’il ne pouvait pas fonctionner (il était, notamment, beaucoup trop petit), mais qui adresse un grand sourire à la caméra avant d’aller sauter. Bref, un perdant magnifique, un peu à l’image de son époque, qui court elle-même à sa perte sans en avoir conscience puisque l’épisode se situe deux ans seulement avant la Première Guerre mondiale.
Cette figure du perdant me fascine depuis toujours, car c’est lui qui incarne au plus haut point le refus de la compromission et, souvent, la vraie grandeur, ou encore cette « majesté des souffrances humaines » dont Vigny s’est fait le chantre. Et je ne suis pas loin de penser, au-delà de mes goûts et de mes fascinations, qui n’engagent que moi, que le geste romanesque pourrait se définir par le fait de prendre le parti des perdants. C’est du reste, en substance, la thèse d’un critique américain, David Quint, qui, envisageant comme beaucoup d’autres le roman dans ses relations à l’épopée, le définit comme « épopée des perdants » : héritier de cette anti-Énéide qu’est La Pharsale, le roman se construirait contre l’exaltation du pouvoir pour s’ouvrir à la voix des vaincus, sans toutefois renoncer à la célébration. Mais cette célébration, qui ferait le cœur du roman, serait celle de l’échec et de la perte. Dans ces conditions, si vous me permettez de revenir à mon texte, je suis tout prêt à y voir un panégyrique, comme vous dites, mais un panégyrique non des aviateurs glorieux mais bel et bien du pauvre tailleur pour dames qui a poussé l’aveuglement jusqu’au sublime.
S’il se donne comme une manière de biographie de la vie de cet homme infâme qu’est Franz Reichelt, ce tailleur venu de Bohême, Les Envolés s’offre aussi bien comme votre autobiographie oblique. En effet, en filigrane, à côté de la vie brisée de l’inventeur bientôt promis à la mort, le récit se consacre à ces envolés que vous avez pu croiser, qu’il s’agisse de M. cette camarade trop tôt partie, passionnée par Stendhal et Modiano ou encore de l’émouvant épisode de la mort de votre grand-père, tombé du balcon. En quoi ainsi Les Envolés peut-il se lire comme une autobiographie diagonale de votre propre existence ? Comment en avez-vous conçu l’écriture, vous qui dites notamment que vous vous laissiez « submerger par des images venues de loin, des souvenirs où de vieux mythes se mêlent à des visages familiers, des rêves où tout s’effondre » ? Etait-ce une idée qui, d’emblée, a mobilisé votre écriture dans le Cahier gris où vous rassembliez vos notes sur Franz Reichelt ?
Autobiographie oblique, d’accord, mais tout de même très partielle – ou, disons, plus lacunaire encore qu’une autobiographie en bonne et due forme –, puisqu’elle se réduit à quelques touches d’un paysage mental, à l’ombre d’un grand-père mort avant ma naissance et au souvenir douloureux d’une amie disparue. Quoi qu’il en soit, cette dimension-là du texte a été présente dès le début, mais je dirais qu’elle est longtemps restée latente ou du moins très allusive. C’est mon éditrice, la formidable Charlotte von Essen, qui m’a encouragé à développer les quelques passages plus personnels en me faisant valoir que le « tu » que j’adresse à Reichelt en de nombreux endroits n’aurait de sens que s’il s’accompagnait d’un « je » qui, non content de raconter l’histoire de Franz Reichelt, ferait de cette histoire une chambre d’échos et un foyer d’émotions. Mais je ne vous cacherai pas qu’il m’a fallu me forcer un peu pour assumer ce « je » dont la légitimité ne me paraît pas évidente… Mais si « écrire, c’est entrer en scène », comme disait Valéry, il faut bien se montrer un peu…
Dans Les Envolés, on pourrait même aller jusqu’à dire que l’autobiographie oblique finit par installer la figure de Franz Reichelt comme votre double négatif. En effet, par deux traits, Franz et vous paraissez agir en doubles exacts : outre la figure de l’envolé, du trop-tôt disparu dans le vide du monde, l’attitude de Franz face à son passé est similaire à la vôtre puisque, dites-vous à son sujet, « il sentait peu à peu refluer, venu d’un autre siècle et d’un autre pays, tout un passé de choses tues et avortées ». Enfin, si l’invention de Franz s’est révélée être un échec, vous envisagez votre rapport à votre œuvre et à votre écriture se place aussi pour vous sous le signe de la défaillance, vous qui affirmez « la fresque romanesque qui dirait toute ta vie, rien de cela ne prendrait forme ». Seriez-vous ainsi d’accord pour affirmer que cet homme que vous tutoyez est votre double ? Et plus profondément, plus que Franz encore, n’êtes-vous pas narrativement le fantôme de votre propre livre ?
Un mot, d’abord, pour vous dire que je suis très sensible à la logique du dédoublement : on trouvera ainsi dans mon texte deux figures de tailleurs tués par leur invention (un aéroplane pour Antonio Fernandez, un parachute pour Franz Reichelt), deux femmes mal aimées, deux enfants, ou encore, avec la veuve puis l’enfant mort, deux destinataires de cette offrande qu’est le parachute aux yeux de Franz. J’aime l’idée selon laquelle des personnages puissent se faire écho et d’une certaine manière rimer entre eux, comme dans un poème.
Quant à savoir, pour en venir à votre question, si j’ai conçu mon personnage principal comme mon propre double, je vous dirais, très sincèrement, que je l’ai fait sans en avoir conscience. Quand ma femme a lu le texte – ou plus exactement l’une de ses versions – pour la première fois, elle m’a tout de suite dit qu’elle trouvait en Franz une sorte d’autoportrait (amélioré) : « c’est toi en encore plus gentil ». Cela m’a un peu surpris, mais surtout intéressé car j’ai pris conscience que j’avais, inconsciemment, et mutatis mutandis bien sûr, joué à un jeu dont bien des classiques sont friands, tel Balzac qui donne son propre visage à David Séchard ou Michon qui multiplie les rapprochements entre lui et son François-Élie Corentin, la palme revenant sans doute à Hugo qui fait des 365 chapitres des Misérables un gigantesque calendrier qui prend son sens à partir des grandes dates de sa vie. Cette projection de soi dans l’œuvre permet-elle à l’auteur d’obtenir une satisfaction que la vie ne lui offre pas ? d’afficher sa présence dans le texte autrement que par sa signature ? ou découle-t-elle d’un désir secret et quelque peu morbide de devenir soi-même un livre, comme celui que confesse Sartre dans Les Mots ? Et n’invite-t-elle pas à penser qu’un auteur est toujours le fantôme de son propre livre ? Je n’ai pas de réponse à ces questions, dont vous comprendrez bien que c’est le professeur de lettres et non le primo-romancier qui les pose.
Mais il est possible aussi, à un autre niveau, que Franz ne soit pas seulement ou pas vraiment mon double d’un point de vue, disons, affectif ou psychologique, mais aussi symbolique. C’est Alexandre Postel qui, après avoir lu mon texte, m’a fait remarquer qu’il voyait en Franz une métaphore de l’auteur en tant qu’auteur (et non comme personne). Là encore, je vous avouerai que si j’ai mis cela dans le texte, c’était sans en avoir conscience. Mais effectivement, on peut considérer que ce saut dans le vide, ce désir d’invention, cette offrande dont personne n’a vraiment ni désir ni besoin, cet échec même, comme conscience que l’objet créé n’a pas de prise sur le réel, tout cela dit quelque chose de la création littéraire. Est-ce à dire que mon livre raconte en creux mon désir de sauter le pas, en d’autres termes de devenir l’auteur de ce livre après plusieurs ouvrages qui n’étaient pas des romans ? Je suis très mal placé pour savoir si cette piste a la moindre validité critique !
Ce qui est remarquable également dans votre roman, c’est combien il se construit comme un récit photosensible. S’il s’inspire d’une vidéo de Franz Reichelt que vous avez vue sur Internet, très vite le récit se concentre autour d’une série de photos desquelles vous vous inspirez, à la manière d’une ecphrase afin de décrire au plus près votre personnage, le sonder au plus profond. Mais, au cœur du roman, la photo notamment d’Antonio circule comme le reflet même d’un récit d’images ou encore du livre d’images qu’un de vos personnages d’envolé parcourt. En quoi peut-on dire que, à l’instar de La Chambre claire de Barthes dont vous dites vous être inspiré, ce que vous recherchez dans la photo, c’est le punctum faisant jaillir de l’image glacée le vivant ?
Photosensible, oui, j’aime beaucoup ce mot, et j’ai effectivement axé une bonne partie du texte autour de photographies, à la fois comme motif narratif (avec la photo, fictive, d’Antonio) et comme pause ekphrastique (avec la description de photos bien réelles de Franz, que j’ai trouvées sur Gallica). Sur ce point, j’ai été très influencé par deux œuvres qui m’accompagnent depuis longtemps, Les Années d’Ernaux et, comme vous le rappelez, La Chambre claire. Alors oui, effectivement, j’ai d’emblée été saisi, devant ces photographies, par le punctum qui s’en dégage – ou que j’y projette. Sur plusieurs d’entre elles, on voit Franz Reichelt quelques minutes à peine avant le saut. Cela m’a tout de suite fait penser, par exemple, à ce que dit Barthes de la photo de Lewis Payne, le condamné à mort saisi par l’objectif juste avant son exécution : « Il est mort et il va mourir ». L’homme est mort depuis des lustres puisqu’il apparaît sur une vieille photo en noir et blanc, il appartient au passé, et en même temps la mort, pour lui, est encore un futur. « C’est la découverte de cette équivalence », explique Barthes, qui crée le punctum. Ce qui est vrai du condamné l’est aussi de Franz Reichelt…
Dans La Chambre claire, j’ai été très marqué, aussi, par les analyses sur le pouvoir de ratification de la photographie, le « ça a été » que j’ai pris la liberté de paraphraser avec le « ils ont été » par lequel s’achève mon texte (et où, soit dit en passant, j’aimerais qu’on entende aussi un peu un « ils ont aimé », comme dans « Le Lac »). Mais dans le cas de Reichelt et plus exactement de ces photos qui le montrent revêtu d’un costume invraisemblable et tout sourire au moment de mourir, on a plutôt l’impression que la logique de ratification se retourne en effet d’incrédulité. Pour le dire un peu naïvement, devant ces photos, on n’en croit pas nos yeux. Leur pouvoir de ratification est peut-être encore plus précaire que celui des mots. C’est en partie pour cette raison que j’ai préféré que le livre s’en tienne au texte et ne propose aucune reproduction iconographique – l’autre raison principale étant que je ne souhaitais pas figer le visage de Franz Reichelt. À chaque lecteur de dessiner le sien.
Ce qui est remarquable également dans Les Envolés, c’est votre souci de description sociale. Vous ne vous contentez pas uniquement de donner l’histoire d’une époque mais, par votre personnage, vous convoquez la France de l’artisanat du début du 20e siècle, les difficultés inhérentes au métier et la grande difficulté à survivre, dont l’invention, symbole du progrès, constitue l’échappatoire possible à une vie difficile. En ce sens, Les Envolés rappelle À la machine de Yamina Benahmed Daho, paru plus tôt cette année, qui évoque la vie de Barthélémy Thimonnier, l’inventeur spolié de la machine à coudre. Dans la saisie de la vie de cet homme, Yamina Benahmed Daho indique combien elle a cherché à rendre le « conte noir » de notre modernité : est-ce également votre souhait dans Les Envolés ?
Il est vrai qu’à l’exception d’Antonio Fernandez, qui possédait deux magasins de vêtements et a été en mesure de financer la construction de son propre aéroplane, les personnages que je mets en scène appartiennent à un milieu modeste dans lequel je reconnais mes origines. Ma grand-mère, veuve d’un ouvrier agricole – l’homme tombé du balcon –, me parlait souvent de son propre grand-père, tailleur d’habits, qui n’avait pris sa retraite qu’au moment où ses yeux lui avaient fait défaut, à 87 ans ; sans doute le personnage de Franz doit-il quelque chose à cette figure de la mémoire familiale, et c’est peut-être, à bien y réfléchir, ce qui m’a conduit à noircir un peu le tableau en ce qui concerne les réalités matérielles de sa vie : d’après la monographie qui lui a été consacrée par David Darriulat (Un tailleur pour dames au temps des aéroplanes), Franz Reichelt ne s’en tirait pas trop mal financièrement parlant. En tout cas, ce ne sont pas des nécessités économiques qui l’ont poussé à jouer sa vie pour concevoir une invention. Il apparaît davantage comme une victime de son propre rêve – ou du cinéma, puisqu’il aurait peut-être renoncé à sauter s’il n’y avait pas eu de caméra (c’est ce que suggèrent Robert Bober et, avant lui, François Truffaut) – que comme celle d’un système économique. À cet égard, il s’éloigne du héros de Yamina Benahmed Daho, dont le superbe roman me semble accorder une place beaucoup plus centrale à l’enjeu sociologique et à la modernité, surtout dans les pages finales portant sur la vieillesse de la mère ou sur la condition des ouvriers. Mais je vous remercie chaleureusement pour ce rapprochement flatteur !
Ma dernière question voudrait s’attacher à savoir quelles sont les autrices et écrivains contemporains que vous lisez et qui ont pu vous influencer dans l’écriture des Envolés. Vers quelles œuvres vont vos admirations ?
Parmi les contemporains, mes goûts de lecteur me portent surtout vers les œuvres qui, par l’ampleur et la finesse de l’investigation, interrogent le contemporain et prennent pour ainsi dire le monde à bras le corps, comme chez Nicole Krauss, Lionel Shriver, Jean-Baptiste Del Amo ou Vincent Message. Quant aux livres qui m’ont accompagné pendant l’écriture des Envolés, ils sont davantage du côté de l’épure et de la poésie, comme Soie d’Alessandro Baricco, Tous les matins du monde de Pascal Quignard, Fleurs de tempête de Philippe Le Guillou ou, même s’il ne s’agit plus de contemporains, les romans de Michèle Desbordes et de Kawabata. Parmi les classiques, j’accorde une place à part aux romans de Vigny et ne cesse d’être hanté par cette devise, certes grandiloquente mais qui résume tout, qu’il formule à la fin de Stello : « Pourquoi ? et hélas ! »
Etienne Kern, Les Envolés, éditions Folio, juin 2023, 8 € 70 — Lire un extrait