Philippe Jaccottet, paroles de la Terre

Le texte qui ouvre L’Entretien des muses s’intitule « La Terre parle » et pourrait résumer l’écriture de Philippe Jaccottet : l’écriture y est parole et la parole est moins de celui qui écrit que de la Terre. La Terre n’est pas dite, elle parle, ses paroles constituent l’écriture. On comprend la tâche difficile du poète selon Philippe Jaccottet : écrire non pour se dire mais pour que la Terre parle, la laisser dire. L’Entretien des muses réunit ainsi un ensemble de courts essais, rédigés entre 1955 et 1967, que Jaccottet consacre à d’autres poètes — Claudel, Char, Michaux, Ponge, du Bouchet, Dupin, etc. —, et qui suivent la manière dont chacun d’eux crée une écriture qui est de la Terre.

Avant d’être l’acte d’un sujet ou expression d’un objet, avant d’être signifiante, l’écriture selon Jaccottet serait donc parole non pas sur mais de la Terre. Il ne s’agit pas de dire ce qu’est la Terre mais d’inventer dans la langue les moyens pour une parole qui échappe à la langue, à son système signifiant, à ses codes et au codage de ce qu’elle saisit habituellement, y compris dans la littérature. Comment écrire avec des mots humains, avec une langue humaine, pour que dans et par cette langue existe une parole qui n’est pas humaine ? A propos de Claudel, Jaccottet demande : « Ne serions-nous que les bouches de la terre ? » Peut-être, mais à condition que nos bouches deviennent autre chose que des bouche courantes, bavardes, signifiantes – à condition que par nos bouches passe du silence, à condition que les descriptions qu’elles énoncent le soient « les yeux fermés », « dans le noir », devenant le murmure d’une célébration des choses.

Comment la Terre peut-elle se dire dans la langue ? Comment la langue de la Terre peut-elle exister dans les langues humaines, sociales, utilitaires ? C’est que les langues humaines ne sont pas seulement humaines, ne sont pas seulement sociales et utilitaires. Elles peuvent être prises dans une sorte de défaite qui est, poétiquement, leur triomphe, leur puissance. La langue peut être prise dans des agencements inédits pour elle, pour son état en tout cas habituel, où les conditions de son ordre, de sa signifiance, de sa soumission s’effacent au profit d’autre chose : du silence, de la pénombre, où adviennent un balbutiement, un murmure, une indistinction par lesquelles sont possibles les images les plus claires, les plus articulées de la Terre. La Terre n’est pas le monde mais son état le moins fixé, le moins identifié, le moins immédiatement signifiant. La langue se fait célébration des choses – et non signification – lorsque les choses cessent d’être des choses pour devenir les forces qui les constituent, leur état le moins clair, le moins évident, le plus vivant.

Ainsi Jules Supervielle construit-il une « parole fluide qui épouse les formes du monde » par-delà les différences trop faciles, les contradictions trop logiques et pratiques. La langue se fait parole – celle d’un singulier qui profère l’immanence générale de la Terre.

Ainsi Saint-John Perse est-il le plus intéressant lorsqu’il s’efforce de faire exister le plus « concret », le plus « particulier », le plus exclusivement « visible » pour, au-delà de ce que les idées – trop générales et abstraites – peuvent imposer, « donner raison (…) aux choses contre les idées ». La langue se fait écriture, c’est-à-dire « éloge des choses vivantes », célébration de la vie des choses, expérience de l’abolition du principe d’identité – idéal, écrit Jaccottet, de toute poésie. Le monde devient Terre, archipel de surfaces pures, de singularités, patchwork de distances, de discontinuités, de matières et d’êtres dont nous n’avons pas l’idée.

Ainsi Pierre Reverdy écrit-il le poème d’un monde non plus « ferme, durable (…) mais, au contraire plus précaire, plus hasardeux ; et plus intense » – monde d’êtres éphémères, à peine présents, se consumant dans leur intensité rapide.

Par la langue écrite, par l’écriture qui n’est pas la langue, la Terre murmure, se murmure elle-même, d’un murmure muet qui ne dit rien mais célèbre. Pourquoi lire de la poésie ? Pour dans le monde être avec la Terre, faire fuir le monde, lui résister. L’Entretien des muses n’est donc pas simplement un ensemble d’études rédigées par le poète Philippe Jaccottet : ce recueil est aussi bien un dépliement de ce qu’est l’écriture poétique – c’est-à-dire l’écriture –, de ce qu’est la Terre. Il s’agirait donc d’un livre d’éthique et donc, en un sens qu’il faudrait alléger de sa lourdeur idéologique et triste, d’un livre politique.

Philippe Jaccottet, L’entretien des muses (1968), Poésie/Gallimard, 2015, 432 p., 7 € 90 (réédition en poche de l’édition parue en 1968 dans la collection blanche). En même temps que L’entretien des muses paraît dans la même collection Une transaction secrète – Lectures de poésie, 416 p., 7 € 90