Lionel Shriver : Lady Oracle (Le grand entretien)

Lionel Shriver © Christine Marcandier

Tout roman de Lionel Shriver est un coup de semonce. L’auteur de Let’s talk about Kevin ne connaît pas la demi mesure. Son art du récit tient du poil à gratter voire du vitriol. Qu’elle s’attaque aux faux semblants intimes ou collectifs, à la violence sociale, à la maladie, au couple, ou à l’obésité, elle écrit ce que l’on préférerait sans doute ignorer et ne craint pas, en entretien, de dire tout haut ce que beaucoup tairaient, par volonté de ne pas franchir les limites du politiquement correct ou du plus confortablement commercial.
Rencontre autour de son dernier livre, Les Mandible, qui se déroule dans une Amérique devenue une « nation paria », intrigue futuriste et dystopique qui raconte « surtout ce que les gens redoutent au présent ».

Le dernier roman de Lionel Shriver, Les Mandible. Une famille 2029-2047, pourrait, depuis le prisme de son titre, sembler une simple saga familiale basculée dans un futur proche. C’est, de fait, une dystopie qui s’attaque aux racines du mal contemporain, met en exergue un système dont l’équilibre tient du funambulisme. Sous des dehors de roman classique, Lionel Shriver dynamite les cadres de la fiction. Dans un grand élan qui manque un peu de recul sur l’histoire littéraire, le New York Times salue d’ailleurs l’invention d’un nouveau genre littéraire : la dystopie financière. C’est oublier de larges pans de ce qui a pu s’écrire, tout à la volonté de louer un roman implacable dans sa forme comme dans le récit, mais peu importe.

Lionel Shriver 2012 © Christine Marcandier

Il serait plus vrai de dire que Lionel Shriver bouleverse les codes romanesques, qu’elle s’attaque au roman financier, au road novel, à la saga familiale, au roman d’apprentissage ou d’anticipation, fondant les genres dont on maîtrise les attendus pour mieux renverser les perspectives et contrer nos attentes. Tout est en crise, à commencer de fait, par la manière de le raconter. Quand « le risque est bel est bien qu’il n’y ait plus de demain », autant reconstruire du nouveau depuis ces ruines. Comme le dit Douglas en une incise métanarrative, même quand on n’a jamais été « fan de science-fiction » on est désormais plongé « dans ce tout nouveau genre que constitue l’économie de l’apocalypse ».

Le roman s’ouvre en 2029 : quand on y songe dans un futur très proche, une poignée d’années… Les États-Unis et le monde ne ressemblent plus à rien de connu. Une énorme crise, a ruiné l’économie. On la nomme l’Âge-pierre ou Âge de pierre — comme si tout, pour être saisi et compris devait se rapporter à du déjà vécu, déjà vu. Ce « Jour où tout s’est arrêté », en 2024, Internet a soudain cessé de fonctionner, le black-out technologique fut total, provoquant un certain nombre de catastrophes dans les transports et l’effondrement du dollar.

La carte du monde a depuis été profondément modifiée : les États-Unis ont un président latino, Dante Alvaro, bien sûr Poutine dirige toujours la Russie (il est « président à vie ») mais il vous faut revoir vos connaissances en géopolitique : S’il est bien un mur entre les USA et le Mexique, c’est à la demande des Mexicains qui ne veulent plus de la vague migratoire américaine. La Chine est devenue la première puissance mondiale, elle a annexé le Japon et inutile de dire que l’Europe est une utopie passée…

Chacun, depuis l’Age de pierre, survit à sa manière et suivre les Mandible est une manière pour Lionel Shriver de varier les points de vue et les histoires : il y a le patriarche, dans sa maison de retraite de luxe, ultraprotégée ; il y a ses enfants qui connaissent des fortunes variées : Florence vit avec son fils, Willing, économisant eau et denrées pour survivre ; Jarred attend la fin du monde dans une ferme forteresse, cultivant son jardin ; Avery a épousé un brillant professeur d’économie. Ce sont plusieurs générations que suit Lionel Shriver sur quelques décennies, puisqu’il y a aussi, entre autres protagonistes des Mandible, Nollie (la tante de Florence, Jarred et Avery), romancière exilée en Europe depuis des années qui annonce soudain son retour aux USA. A travers les différents membres de la famille, ce sont les différentes réactions possibles à la catastrophe que raconte et analyse Lionel Shriver : combattre, tenter de créer une utopie adopter « une posture de farouche indifférence face aux infos qu’elles qu’elle soient, qui, de toute façon, finissaient toujours par retomber dans l’oubli lorsqu’on les ignorait avec la détermination appropriée ».

Lionel Shriver suit la famille dans le cycle de sa splendeur passée — une fortune colossale, amassée par un aïeul, industriel du Midwest — à un avenir plus problématique, quand le dollar est remplacé par le bancor et que plus rien n’a de valeur. Comment survivre ? Où trouver sa place ? Au Nevada, état libre et indépendant depuis la sécession en 2042 ?

Lionel Shriver redessine la carte du monde et imagine nos vies dans les années à venir, alors que le connu s’est déjà écroulé. L’enjeu est de taille : rendre passionnant le « caractère profondément ennuyeux de tous ces mécanismes financiers », nous faire réévaluer la question de l’argent, montrer combien les mots « dette » ou « valeur » recouvrent aussi bien des questions pécuniaires que morales. Ainsi le mot « spéculation » est-il au centre de ce roman, dans son sens économique comme intellectuel : les Mandible sont point par lequel tout peut se dire, le lieu d’observation, speculatio.

Lionel Shriver invente aussi les mots et expressions qui pourraient dire ce monde profondément modifié par la catastrophe : « la langue est un matériau nouveau. Tu ne peux pas la mettre sous cloche ». Quand le monde évolue, la langue se transforme avec lui et là est sans doute la part la plus inventive d’un roman qui se lit comme une ample saga et pose pourtant des questions d’une grande acuité sur la place de l’argent dans nos vies — thème déjà abordée dans Tout ça pour quoi ? —, sur notre futur, mais aussi, évidemment, sur le présent : pourquoi cette suprématie financière et politique américaine n’est-elle pas davantage remise en question ? Quelles conséquences si elle disparaissait ?

« On n’a pas besoin d’y croire pour que ça arrive », « c’est pour ça que la réalité est drôle », déclare un personnage ; « C’est le chaos total », ajoute un autre, « l’époque n’est pas aux romans. Rien de ce qu’on peut inventer n’est plus intéressant que ce qu’on vit. On est dans un roman » : Lionel Shriver s’amuse beaucoup en prédisant le pire. Elle est allée jusqu’à imaginer une version septuagénaire d’elle-même, Enola Mandible dite Nollie (anagramme de Lionel), romancière longtemps exilée en Europe, « acerbe et insolente », toujours vêtue de son blouson en cuir et revenue aux USA parce qu’elle « aime être là où les choses se passent ». Quitte à imaginer ce qui adviendrait si tout s’effondrait, comme son double présent, Lionel Shriver, toujours aussi caustique et réjouissante.

Lionel Shriver, Les Mandible. Une famille 2029-2047, traduit de l’américain par Laurence Richard, éd. Belfond, 2017, 518 p., 22 € 50

Rencontres en France avec Lionel Shriver :
— Le 21 mai à Caen au Salon Époque, 16 h-17 h 30, bibliothèque Alexis de Tocqueville : Lionel Shriver en grand entretien avec Marie-Madeleine Rigopoulos.
— Le 22 mai à Paris, librairie Shakespeare and Co, 37 rue de la Bûcherie, 75005, à 19 heures.