Avant de rassembler quelques notes griffonnées au fil de mes lectures désordonnées de trois livres de Philippe Beck – Ryrkaïpii ; Idées de la nuit suivi de L’Homme-Balai et Une autre clarté. Entretiens 1997-2022 (Le Bruit du temps) –, je me repasse distraitement quelques enregistrements de musiques composées entre 1998 et 2013 dans la solitude du studio 116C du GRM (à la Maison de la Radio), ou chez moi, au piano et à la table. Ces pièces, qui ont pour titre Où, Battement, Pique-nique dans les ruines, Dans la prison d’air, n’ont pas été choisies par hasard : elles ont été élaborées à diverses étapes d’un parcours en compagnie de Philippe Beck, rencontré au passage du vingtième au vingt-et-unième siècle (au moment où il publiait Dernière mode familiale) et aussitôt embarqué dans ces lieux d’échanges qui avaient pour nom l’Atelier de Création Radiophonique et Surpris par la nuit.
Reprise du thème : ces chroniques sont le fruit du déplacement d’un travail d’agencement du son sur un autre support. C’est pourquoi il faut non seulement donner à lire (et à voir), mais aussi à entendre. Parmi les principaux essais radiophoniques où la voix de Philippe Beck (conversant, ou lisant quelques pages de lui-même, toujours avec lenteur) a été enregistrée – Histoire du cœur histoire de la tête, Pique-nique dans les ruines, Prisons imaginaires, Enchantés, réenchantés, Les machines à illusion –, les deux derniers sont accessibles sur le site de la chaîne qui les a diffusés (on peut y entendre tout au long Dans la prison d’air, en hommage à Merlin – mais aussi à Philip K. Dick).
1.
Donc trois livres parus à quelques semaines d’intervalle. Commençons par Ryrkaïpii, huitième publié dans la collection “poésie / Flammarion”, cinq ans après le septième, Dictées, qui s’ouvrait ainsi :
“Oreille est la personne d’un monde sans lumière.
Ou son personnage conceptuel –
un répétiteur. Le coquillage ambulatoire.”
Beck n’est pas de ces auteurs dont on lit les ouvrages d’une traite avant de les laisser sommeiller, parfois pour l’éternité, dans un obscur rayon de la bibliothèque. Je ne sais comment font les autres, mais pour ma part, je les garde à portée, afin d’en lire plus ou moins régulièrement quelques pages – Dans de la nature, par exemple (première strophe du Poème liminaire) :
“Le Chanteur Muet
dont le discours est retiré
dans les dépaysages
ou Idylles fait des propos
idylliques. Il ridylle dans des suites.
Et ridyller, c’est imprimer
que les Bucoliques ont accès
à de l’essentiel.
Ils sont constitutionnellement
près de refuser
la pompe cadavérique
de Buisson candi de givre,
et la forêt de pins chargée
des sacs de flocons
qui ravissent d’anciens enfants.”
Ryrkaïpii – nous dit Philippe Beck – est une suite à Dans de la nature, écrit en marge du Poésie naïve et sentimentale de Schiller. “Voici une hilarotragédie, / où l’homme apparaît comme poussière phonétique. / […] Il ne s’agit pas du tout, du tout / de tracés que la Fantastique / du regardeur, lanceur d’informes en l’air, / arrondit au Parquet-Rossignol. / Il fait trop confiance à l’objectif. / Regardeur d’un chant sérieux / éloigne le robot autoréparateur. / Il s’agit de « l’Art mnémonique » d’Inquiet : / d’un conte impersonnel particulier.” D’où vient ce titre ? De la lecture “en décembre 2019, [d’un] article consacré aux ours blancs qui approchaient inhabituellement du village de Ryrkaïpii, au bord des rives arctiques de la Tchoukotka, à l’extrémité nord-est de la Russie.” “Jusqu’au printemps 2020, l’ours est devenu le héros ou l’antihéros non fatigué [d’une hilarotragédie sensuelle]. Dans la chasse de l’époque, qui renouvelle la danse des atomes de tous entre désir, faim et pensée, l’animal-guide, c’est ici Monsieur-Madame Tout-le-Monde. Chacun rêve à l’origine des choses, à l’ironie de la communauté, et n’en revient pas. Qui est l’homme qui a vu l’ours qui a vu l’homme ?” [en aparté (16/03/23) : alors que l’écriture de cette chronique était en principe achevée, je découvre ici-même un “grand entretien” avec Philippe Beck au sujet de Ryrkaïpii (mené par Johan Faerber). Fragment : “Mon obsession-certitude, depuis une vingtaine d’années, c’est que les animaux se rapprochent des humains, à mesure que la catastrophe politique-écologique se précise. Elle ne s’est pas spécialement condensée en « livre de poésie », Dans de la nature excepté. Bien sûr, nous savons que les animaux sont là, non loin, parfois domestiques ou domptés mais restant sauvages, étrangers auxquels nous avons essentiellement affaire, et nous savons au moins confusément que le zoo est, comme espace d’aliénation, la plus parfaite manière de les éloigner en représentant leur fascinante menace pour une « humanité » si incertaine de sa propre nature. L’être humain sent l’animal qu’il est tout en l’éloignant ou prétendant le tenir en respect, et cette prétention-comédie s’appelle la culture, dont je ne médis aucunement d’ailleurs. La culture est la forme la plus émouvante par laquelle l’animalité est conjurée ou censée l’être. Elle est également un fouet, une arme, un meurtre.”]
Il conviendrait d’approcher – pas à pas, sans se précipiter, ni ralentir excessivement (à la recherche des bons tempi) – cette suite de cents poèmes numérotés, précédés par un Poème liminaire sur la carte et suivis par un assez long Épilogue. Cherchant à établir un dialogue multipiste, plutôt que de laisser proliférer du commentaire monophonique, je fais de nombreux essais de tourne de pages, me fiant au hasard (à mon intuition comme à mes obsessions), découpant çà et là quelques vers incitant, non seulement à une forme de montage, mais aussi de mixage entre ma voix de compositeur et celle du poète. P. 109 : “À Matéotechnie, on soigne / au moyen de chansons. On étudie / les arts vains. Ouï-dire, / le Contrefait a un gosier de satin, / sept langues et un cent d’yeux.” Page 139 : “Un groupe monumental freine le son / inférieur et devient bruyant par erreur”. Grand plaisir d’y saisir une forme d’humour plus que nécessaire en temps de crise : “Si peau d’ours m’était contée / j’y prendrais un plaisir extrême” ; d’y retrouver des figures familières d’un passé déjà lointain, comme Münzer et Outamaro (orthographié comme à l’époque de l’impressionnisme) ; ou plus proche de nous : Walser, Joan Mitchell ; et d’ainsi prendre les dernières nouvelles d’un monde cohérent et en expansion où certains signes font retour, tout en se frottant à d’autres, inédits.
Refermons provisoirement ce livre jubilatoire – activant nombre de tensions, via une attention soutenue au rythme, à la mélodie, à l’accentuation et au silence – qui entretient sur 280 pages une sidérante force de résistance ; et passons aux deux livres publiés simultanément par Le Bruit du temps.
Dans Une autre clarté, recueil d’entretiens réalisés entre 1997 et 2022 (où le travail de l’essai radiophonique que j’ai évoqué en introduction ne peut trouver place, tant il est impossible de couper le son sans tout devoir réécrire), Beck répond (à une question de Chiara Soini : “Il me semble que, à l’intérieur même du vers, il y a une sorte de vers syncopé. A-t-il été inspiré par la musique classique ?”) : “J’ai beaucoup parlé de l’importance de la musique et du rythme dans ma poésie, et pour cause. La « dimension musicale », comme elle est bizarrement appelée (où commence-t-elle et où finit-elle ?) est consciemment-inconsciemment oubliée des lecteurs qui y voient (ne peuvent y percevoir) qu’un élément accessoire. Les oublieux de l’unité sémantico-mélodique sont les lecteurs en prose.”
Pour qui a suivi le parcours de Philippe Beck depuis Garde-manche hypocrite (1996), ce recueil (qui ouvre en grand les portes de l’atelier d’un auteur fort accueillant) permet de découvrir des propos passionnants, ne serait-ce que par la rigueur (et la vigueur) qu’ils impriment ; mais aussi d’en retrouver certains, comme cet échange de mai 2000 avec Pierre Michon : “P.M. : Je connais Philippe depuis trois ou quatre mois. Je vois bien que là se passe quelque chose d’essentiel et qui n’est plus cette poésie minimaliste qui nous a embêtés en France et ailleurs sans doute […] Ph.B. : Pour cette poésie, il s’agit souvent de préférer l’obscurité à la clarté ou de rechercher une autre obscurité. Personnellement, je préfère le mot de Hölderlin : une autre clarté ».” J’ai déjà eu l’occasion de dire à quel point le minimalisme aura été salvateur, et ce en tous domaines ; mais bien entendu, il convient de faire la différence entre ce qui prétend en relever et ce qui opère réellement quelque chose de neuf – un pas de côté, une prise de distance avec l’inflation post-romantique. Côté musique, par exemple, Morton Feldman plutôt que Philip Glass : rivière de dissonances sans retour… Quoi qu’il en soit, le minimaliste que je suis a grand plaisir à lire les ouvrages de Pierre Michon et de Philippe Beck, ne serait-ce que parce qu’ils apportent ce dont nous ne savions pas à quel point nous en avions besoin et que nous-même serions bien en peine d’inventer.
“La chasse à l’endurance,
jusqu’à la fièvre de la proie,
sa boussole thermique
est en quête de fabulation,
fourragement et spéculation.”
(Ryrkaïpii)
Le troisième livre se présente en deux parties : L’Homme-Balai (ou Le non-confinement) qui, comme son sous-titre l’indique, a été écrit en 2020 ; et Idées de la nuit, qui “en est un peu la suite spéculative”, écrit en 2021-2022. Il est toujours chez moi en cours de lecture, donc de déchiffrage de la partition (même si ce déchiffrage peut s’opérer assez facilement à condition de ne pas se précipiter). N’étant pas philosophe (ni psychanalyste), je ne parlerai d’interprétation qu’en musicien, plus ou moins soliste… Bien que l’auteur aie inversé l’ordre chronologique de leur rédaction (Idées de la nuit précédant L’Homme-Balai), j’en ai spontanément commencé la lecture par ce journal de (non) confinement : “Cette expérience ces murs, quand il y a des murs. Dans chaque immeuble, chaque appartement est plus séparé que jamais. La notion de voisinage devient plus opaque, on dirait qu’il n’y a plus de portes. Souvent, l’expérience du silence domine (parfois le plancher craque, un violoncelle résonne, etc., qui font exception), comme si chaque appartement malgré tout attendait de nouveaux locataires – et les rues désertées où restent les sans-abris que l’idée du confinement fait au mieux sourire.” Ayant fui Paris, ma ville natale, bien avant que Philippe Beck ne s’y installe, et vivant depuis plus de trois décennies non plus en appartement, mais dans une maison, je lis avec attention ce “journal de confinement”, un des rares réussis à ce jour (avec, côté fiction, celui de Chevillard). En ce quatrième centenaire de la naissance de Pascal, il n’est pas anodin de lire : “À quel moment une vie est-elle survie sans imagination ? C’est-à-dire sans droit ni devoir senti de chercher et de composer les images d’un réel autre, non pas un Irréel, mais d’un monde localement ou totalement reconfiguré ?” [en aparté : me reviennent quelques souvenirs de ce début de printemps 2020 où la tombée de la nuit était chaque jour un enchantement incitant à à l’écoute du Quatuor à cordes de Dutilleux (et pas seulement parce son titre est Ainsi la nuit). “La nuit” est partout en musique et d’autant plus singulière qu’on s’éloigne de l’époque romantique (frayant en direction d’un lointain proche – terriblement ancien autant que furieusement moderne) – fin de l’aparté].
D’Idées de la nuit, encore trop peu éprouvé, même si déjà approuvé, par la lecture, je me contenterai de reprendre un bref fragment du “15. L’aurore à l’ombre” : “Dans la Nuit Pure imaginée, mythe antérieur à toute Histoire, l’infini s’égale à l’indéfini. Or, la naissance est le fait du jour orné d’ombres reliées, et ces ombres bibliothécaires renvoient aux silhouettes reliantes, qui sont les étoffes du seul monde. Bibliothécaires : ombres attachées aux phrases conjointes, elles attendent les regards lecteurs au cœur du labyrinthe.” Comme une incitation à s’y plonger, avec la lenteur et la concentration requises.
Alors, non pour “conclure” ce qui n’aura été qu’à peine esquissé, mais afin de proposer une transition avec ce qui va suivre, il me semble qu’après avoir donné à entendre, il convient de de donner à voir. Par exemple, cette demi-page arrachée à la partition de la musique d’accompagnement d’Histoire du cœur, histoire de la tête (2001) : musique nocturne – composée en plein jour.

2.
“Si on tend l’oreille, ça bégaye de partout, au cinéma, en musique, en littérature et dans la pensée. Ça bégaye là où la voix avance ou retarde sur elle-même, sur son vouloir-dire. Là où, comme dans le Combattimento [di Tancredi e Clorinda de Monteverdi], elle se rue ou se jette en avant d’elle-même.” Laura Odello et Peter Szendy publient dans la collection “Paradoxe” aux Éditions de Minuit, un livre bref et stimulant intitulé La voix, par ailleurs – ventriloquie, bégaiement et autres accidents. Laura Odello est philosophe et traductrice. Peter Szendy est philosophe et musicologue (notons au passage que Szendy et Philippe Beck ont en commun d’avoir publié un livre – leur tout premier chez un grand éditeur : Minuit, 2001 ; Flammarion, 2000 – préfacé ou postfacé par Jean-Luc Nancy).
“La voix est une énigme.” Il convient donc d’enquêter à son sujet, en se mettant à la recherche de ses accidents ; de comment “elle se détache du corps auquel elle semblait appartenir” ; ou “se désynchronise d’avec ce qu’elle était censée dire.” Il s’agit – nous précisent Laura Odello et Peter Szendy – de “s’attarder dans les marges de la voix”, de se mettre à l’écoute de résonances, de chuchotements, de vociférations. Dans cet essai en trois parties – Antriloquies (la voix de l’autre). Le gai bégaiement (éclats de voix). Mégaphonies et microphonies (à voix haute, à voix basse) –, “beaucoup de monde : Platon, Monteverdi, Deleuze, Purcell, Ghérasim Luca, Carmelo Bene et bien d’autres, depuis les prophètes de la Bible jusqu’au rappeurs d’aujourd’hui”, a été convoqué pour étayer “l’hypothèse que ces hétérophonies ou ces altervocalités qui nous retiendront ne font qu’énoncer les conditions de possibilité de la voix en général.” Une des originalités de ce travail à deux voix – à deux corps – est l’intégration de plusieurs en aparté écrits sur le mode du “je”. Par exemple : “Je me souviens de l’étrange stupeur éprouvée quand j’ai retrouvé la voix de mon père, enregistrée pendant qu’il faisait des interviews pour la radio dans les années 1960. […] J’apprends qu’il serait aujourd’hui possible de cloner sa voix à partir du moindre échantillonnage phonique, pour produire ce qu’on appelle un deepfake vocal. Autre manière de faire revenir le mort, de le retenir, sous la forme d’un fantôme acoustique auquel on peut même faire dire des choses qu’il n’aurait jamais dites. Ce serait sa voix, mais sans lui.” Un autre en aparté racontera un peu plus loin le choc provoqué par une première rencontre – télévisuelle, donc à distance – avec Ghérasim Luca disant ses poèmes. Il conduira, une fois cet en aparté refermé, à citer Gilles Deleuze : “Si la parole de Luca est aussi éminemment poétique, c’est parce qu’il fait du bégaiement un affect de la langue, non pas une affectation de la parole.” On pourra envisager La voix, par ailleurs en livre de rencontres, avec les sorcières de Purcell par exemple, ou avec ces ventriloques “célèbres ou inconnus” comme “un certain Saint-Gille, épicier de son état, dont les prouesses vocales sont décrites par l’abbé La Chapelle en 1772 dans un ouvrage intitulé Le Ventriloque ou l’engastrimythe, puis évoquées par Grimm dans sa Correspondance littéraire avec Diderot” (qui parle à son sujet de “voix de la cave”). On y trouvera nombre d’emprunts – une belle galerie de portraits, de situations, d’inventions dans divers domaines, de décalages entre le visuel et le sonore, se produisant aussi bien dans des grottes, des cavernes, que dans des appartements ordinaires.
Et, prenant congé de cette “exploration de ces altervocalités [qui] reconduit à chaque fois vers une hypothèse : c’est lorsque la voix déraille que l’on commence à entendre ce qui la rend possible”, il ne serait pas déplacé de reprendre à son compte les mots de Michel Deguy placés en exergue de cet essai : “Permettez que ma propre voix s’étouffe ici… avec reconnaissance.”
3.
Quelques livres “de / sur / avec / (la) musique”, maintenant. Il nous faut donc accorder ce qui va être écouté (ce qui passe sur la platine jamais en repos au cours de ces plages d’écriture) avec ce qui va être lu. Puisqu’il va être question de Questo (1970), un essai de Franco Donatoni (1927-2000) traduit de l’italien et présenté par Laurent Feynerou sous le titre Questo (Ça) aux Éditions Aedam Musicae, voici un lien pour écouter une pièce de ce compositeur (La souris sans sourire pour quatuor à cordes, 1988) :
Toute oreille un peu ouverte à l’écoute du non-rabâché ne peut qu’attester le caractère remarquable, voire brillant, des compositions (plus de 170 répertoriées) de Donatoni. Si j’en conviens volontiers, il me faut apporter un léger bémol car, à l’écoute de la plupart d’entre elles, je reste plus que réservé, alors qu’en ce qui concerne son compatriote, Luigi Nono – un des premiers compositeurs de cette génération de l’après-seconde-guerre-mondiale que j’ai eu la chance de découvrir alors que je n’avais pas encore 13 ans –, certaines de ses pièces comme Fragmente-Stille, an Diotima (1979-80) ou Découvrir la subversion : hommage à Edmond Jabès (1987) continuent de me toucher au plus près. Notons au passage que c’est le même Laurent Feynerou qui a établi l’édition (chez Bourgois en 1993) des Écrits de Nono. Du coup, je relis cette conférence de 1983, L’erreur comme nécessité. J’y relève ceci : “Le silence. / Il est très difficile à écouter. / Très difficile d’écouter dans le silence, les autres. […] / Écouter la musique. / C’est très difficile. / Je crois, aujourd’hui, que c’est un phénomène rare.”
Mais venons-en à Questo. Feynerou a choisi, pour la traduction française du titre, “Çà”, car “la résonance psychanalytique, chez Sigmund Freud ou Georg Groddeck, n’est pas hors de propos chez Donatoni.” De ce livre éminemment singulier (qui ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même), bien malin qui arriverait à en résumer en peu de mots la matière (et aussi la manière). Questo propose en exergue une citation du Tractatus de Wittgenstein : Ce qui peut être montré ne peut pas être dit. Puis s’essaie à traduire en langage verbal quelques tableaux vivants que le compositeur qualifie de rêves, de rêveries, d’intuitions ou de visions : “Un moine s’avance en lisant et descend lentement depuis la gauche – au centre un jeune couple, connoté de manière incertaine, l’attend, ne faisant plus qu’un – sur la droite deux vieux, sa glissant à l’intérieur, disparaissent dans l’espace au-dessous de la limite du jardin – silencieuse simultanéité” / “et l’attention porte interrogativement sur une vésicule blanchâtre qui gonfle en montant vers le plafond, pour ensuite se dégonfler en descendant lentement et revenir desséchée dans l’obscurité d’un petit tas d’ordures.” Ce bref fragment devrait attiser le désir d’en savoir plus : d’en explorer davantage, même si nul ne pourra prétendre que ce ne sera qu’une petite balade d’agrément – l’univers de Donatoni s’avérant particulièrement complexe, et même parfois, comme je l’ai déjà dit, impénétrable, ce qui ne veut pas dire inaccessible. Mais la belle préface de Laurent Feynerou, L’œuvre, ce sont les cendres, permettra aux audacieux de trouver quelques portes d’entrées : “[selon Donatoni], le moi ne naît pas, sinon par inadvertance ou par accident, et à son insu. Il ne pense pas, mais est pensé, n’agit pas, mais est agi. Ainsi la question du Soi est à vif. On pourra considérer que la négation, l’ironie teintée de mélancolie, le sarcasme, le doute, le pathos de la dépendance, la conscience des illusions de l’art, la mortification de soi dans l’œuvre, autant d’ailleurs que de l’œuvre, l’expiation de la subjectivité, jusqu’au pathologique, en sont la manifestation […] Les angoisses, le dénigrement de soi, l’instabilité émotionnelle, les troubles bipolaires, le fort syndrome dépressif et les états maniques d’exaltation, l’aphasie et la volubilité, qui mèneront à de délétères comportements alimentaires et, en 1992, au coma diabétique duquel Donatoni se relèvera trop brièvement, tout autant qu’à la destruction de l’œuvre musicale, n’ont rien de métaphysique, ni de littéraire. Ils éprouvent à même le corps, et par crises morales et des épuisements nerveux aucunement abstraits. Ces angoisses sont tangibles, flagrantes, patentes, que seule la pratique de la composition conjure par ses répétitions, telles des prières, des exercices de pénitence ou le maniement des moulins à prière tibétains, mais où chaque défaut de concentration menace le fragile équilibre.”
De nature bien différente, Le même et le différent (qui paraît aux Éditions MF, dans la collection “Paroles”) est un livre d’entretiens avec Alvin Lucier (1931-2021), conduits par Matthieu Saladin (aussi auteur d’une assez longue introduction à l’œuvre du compositeur nord-américain). Réalisés dans l’appartement new yorkais du compositeur durant l’été 2013, ces entretiens ont été traduits en français par l’intervieweur avec notamment – si on me permet cette très légère critique – un usage récurrent du pronom “iel” qui, s’il colle avec le langage d’un jeune “artiste et maître de conférences à Paris 8” soucieux de vivre pleinement son époque, prête à sourire en ce qui concerne un musicien expérimental assez âgé (il a 82 ans au moment de ces entretiens) qui a découvert Stravinsky dans sa jeunesse, avant de s’intéresser de près aux avant-gardistes européens (comme, justement, Luigi Nono) et bien entendu à John Cage (qui procèdera en 1965 “à un rite d’initiation, celui de l’accession d’un jeune compositeur à l’expérimentation sonore.”) Mais foin d’ironie, si on s’intéresse à ces formes de “battement des différences”, et à la “réflexivité de l’écoute”, il faut absolument lire ces échanges passionnants (que – curieux hasard – j’ai lus dans le train qui me conduisait au festival Longueurs d’ondes à Brest).
Avec Alvin Lucier, on se retrouve dans les chemins de traverse du Terrain Vague – donc dans un lieu où les rencontres se font sans hiérarchie et où la souffrance et le volontarisme inflationniste ne sont pas de règle pour pratiquer une activité artistique. Écoutons-le évoquer ses liens avec Morton Feldman : “J’ai dirigé beaucoup de Feldman à cette époque [le début des années 1960]. Mais je n’aimais pas la direction d’orchestre. Je n’ai pas cet ego. Cela étant, Feldman était fantastique. Il venait à New York et il vous emmenait à Chinatown. Il avait son restaurant fétiche là-bas, où on pouvait manger pour deux ou trois dollars. C’était assez fou. Puis, il vous emmenait manger une glace au Rumpelmayer au sud de Central Park. Je me souviens qu’il nous emmenait toujours dans des endroits très lumineux, en raison de ses problèmes de vue.” Ça pourra paraître anecdotique à certain(e)s – mais non, surtout si on se souvient de ces propos de Feldman : “J’aime bien vivre, bien manger, j’aime vivre vite, parce que dans mon art, je me sens mourir très, très lentement.” Et si l’on songe à la musique d’Alvin Lucier, se déployant dans des espace-temps non normés, à la recherche de nouvelles situations sonores.
Matthieu Saladin : “Ses œuvres ne donnent plus à entendre des développements harmoniques ou rythmiques, ni même des états ou des processus, mais l’activité vibratoire d’ondes sonores et les multiples phénomènes qui en résultent.” Proche des courants minimalistes – il s’agit de se concentrer sur une chose. Je m’intéresse à un point précis –, la musique de Lucier s’intéresse à la “magie” des “petites différences” et peut s’accorder aux Wall Drawings de Sol LeWitt. Ouvert aux pratiques collectives (le Sonic Arts Union), il est de ceux pour qui l’art et la vie sont une seule et même chose. Pas de frontières : simplement des activités – au moins autant physiques que conceptuelles. Quittons-nous en faisant écouter de lui quelque chose de particulièrement minimal (tout en regrettant la pauvreté sonore de youtube, tant il est préférable de vivre ces événements musicaux en direct – en salle ou dehors peu importe… Mais faute de mieux…) :
Septième volume de la collection “Supersoniques” des Éditions de la Philharmonie de Paris, Robert Moog, raconté par Laurent de Wilde (texte) et Samplerman (images) se lit rapidement. Joliment réalisé et véhiculant nombre d’informations sur son “sujet” (à la fois figure historique, marque et personnage), il rend accessible tout un monde qui, bien qu’archiconnu en apparence (Moog, tout le monde en a entendu parler), secrète encore quelques mystères.
Je me souviens de l’arrivée de ces instruments post-theremin et d’un grand désir, après avoir entendu Sun Ra et quelques autres (dont Brian Eno), de m’en servir. C’était au temps ou Wendy Carlos s’appelait encore Walter Carlos – celui de Switched-On-Bach (que j’ai encore bien du mal à supporter, alors que j’apprécie encore aujourd’hui les traitements infligés à Beethoven et à Berlioz dans Orange mécanique ou Shining). Bien entendu le minimoog (Wondrous machine! / To thee the warbling lute, though used to conquest, must be forced to yield, with thee unable to dispute – Henry Purcell, Ode for St. Cecilia’s Day) a laissé place à d’autres merveilleuses machines, Moog n’ayant pas raté le passage au numérique. Tout au long de son récit, le narrateur se montre enthousiaste : “[L’expertise de Robert Moog], sa sagacité, sa modestie, son humour font de lui un homme révéré sur la planète entière et on s’arrache ses apparitions en Amérique, en Europe, en Asie où il se rend régulièrement pour retrouver le sympathique milieu des fous du son qu’il abreuve de sa science et de sa patience visiblement inépuisables, même quand on l’accuse comme le font certains journalistes en interview d’avoir, avec ses machines synthétiques, défiguré la musique jusqu’à un point de retour insoutenable.” On le sait, les pires ennemi(e)s de la musique ne sont pas ces bricoleurs ingénieux qui permettent aux adeptes du détournement de tirer des sonorités inouïes de leurs nouveaux appareils, mais celles et ceux qui ne conçoivent de s’en servir que dans le but d’imiter ce qu’ils n’ont pas les moyens de s’offrir. Notons que ce récit, écrit par un pianiste compositeur, Laurent de Wilde, “un des pionniers de la révolution électronique du jazz des années 2000” et l’auteur d’une biographie de Thelonious Monk, est illustré par Yvan Guillo alias Samplerman, “fabriquant d’images à partir de la transformation et de la duplication de comics mainstream des années 1950, y puisant des échantillons — des samples — qu’il réemploie dans ses propres créations.”
Signalons pour finir, aux Éditions de la Philharmonie de nouveau, mais dans la collection “La rue musicale”, Plus brillant que le soleil Aventures en fiction sonore (beau titre) de Kodwo Eshun qui traite, lui aussi, de nouvelles machines sonores et de musiques visionnaires, mais relatives cette fois à ce qu’on caractérise par afrofuturisme. Loin de partager l’érudition de l’auteur, je ne me sens pas légitime pour en produire un commentaire. Mais je me permets d’en signaler l’existence aux esprits curieux, car il s’agit d’une somme assez pointue, où l’on aura plaisir à retrouver Sun Ra, et bien d’autres “expérimentateurs dont l’auteur explore les mythes et les sons : Miles Davis, Alice Coltrane, Dr Octagon, Funkadelic, etc.”
Philippe Beck, Ryrkaïpii, Flammarion, février 2022, 296 p., 20 €
Philippe Beck, Idées de la nuit suivi de L’Homme-Balai, Le Bruit du temps, mars 2023, 196 p., 18 €
Philippe Beck, Une autre clarté Entretiens 1997-2022, Le Bruit du temps, mars 2023, 480 pages, 22€
Laura Odello et Peter Szendy, La voix, par ailleurs, Éditions de Minuit, mars 2023, 96 p., 16 €
Franco Donatoni, Questo (Ça), traduit de l’italien en préfacé par Laurent Feneyrou, Éditions Aedam Musicae, octobre 2022, 224 p., 27 €
Alvin Lucier, Le même et le différent, Entretiens avec Matthieu Saladin, Éditions MF, février 2023, 176 p., 14 €
Robert Moog raconté par Laurent de Wilde & Samplerman, Éditions de la Philharmonie de Paris, mars 2023, 64 p., 13 €
Kodwo Eshun, Plus brillant que le soleil Aventures en fiction sonore, Éditions de la Philharmonie de Paris, février 2023, 432 pages, 15 €