Ryrkaïpii s’impose comme l’un des textes les plus puissants et parmi les plus singuliers signés de Philippe Beck. À partir d’un article de journal qui, en 2019, signalait que Ryrkaïppi, petit village russe, se voyait curieusement approcher par des ours blancs, le poète a composé une vaste et enthousiasmante « hilarotragédie » où l’ours côtoie l’homme devenu « poussière phonétique ». En autant de chants qui interroge un livre remuant et toujours inattendu, Beck livre ici sans doute l’une des réflexions écopoétiques les plus profondes sur le rapport que les hommes entretiennent, par leur culture, à l’animalité. Autant de questions vives que Diacritik a posé au poète le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre nouveau texte poétique, le fort Ryrkaïpii qui vient de paraître chez Flammarion dans la collection de poésie d’Yves di Manno. Comment vous est venu le désir d’écrire sur ce petit village russe de Ryrkaïpii où, dites-vous, « Chacun est Ours blanc et mange des morses / bâtonniers, les défenses de cuir » ? Vous dites avoir été frappé par la lecture en décembre 2019 d’un article de journal qui faisait mention de cette bourgade dont les ours blancs s’approchaient de manière très étonnante : pouvez-vous nous dire pour quelles raisons cet article a retenu particulièrement votre attention ? Enfin, à lire en coda du poème les dates et mentions « Mont-Dore, décembre 2019-Paris, mars 2020 », on mesure que Ryrkaïpii s’est écrit dans la foulée même de cet article : comment s’est déroulée la rédaction du texte sur ce temps très court ?
Difficile de vous répondre. Je ne puis ici que répondre par déductions ou inductions. L’enclenchement, le passage à l’idée pratique est toujours un fait étrange, à la fois imprévisible et reconstituable. Je ne crois pas que l’éco-anxiété soit la simple réponse dans le cas présent. Il y a un état d’âme assez mat ou inactif, suspendu, comme nous en connaissons tous, dans le sommeil relatif entre nos actions-délibérations, quel que soit le contexte général ; notre conscience oscille entre l’éveil et le sommeil, et s’endort entre les mots destinés à l’avertir. Et puis, cet état cesse, brusquement, et on commence à écrire selon une nécessité qui n’existait pas il y a peu. Se produit une sorte de continuité consciente ou de discontinuité relative. Il y a notre réalité personnelle-impersonnelle, constituée de chocs perceptifs discontinus et reliés, notre impressionnabilité face à des phénomènes éblouissants de clarté, parfois une épiphanie, comme on l’appelle volontiers désormais. Au fond de l’existence de quelqu’un, à même son corps, il y a la série des impressions dont la force se pense toujours sensiblement. Nous avons, ainsi, des obsessions-certitudes, dont le caractère pour ainsi dire prophétique ne tient pas à notre personnalité, mais à l’inévitable saisie d’un processus en cours. Mon obsession-certitude, depuis une vingtaine d’années, c’est que les animaux se rapprochent des humains, à mesure que la catastrophe politique-écologique se précise. Elle ne s’est pas spécialement condensée en « livre de poésie », Dans de la nature (Flammarion, 2003) excepté. Bien sûr, nous savons que les animaux sont là, non loin, parfois domestiques ou domptés mais restant sauvages, étrangers auxquels nous avons essentiellement affaire, et nous savons au moins confusément que le zoo est, comme espace d’aliénation, la plus parfaite manière de les éloigner en représentant leur fascinante menace pour une « humanité » si incertaine de sa propre nature. L’être humain sent l’animal qu’il est tout en l’éloignant ou prétendant le tenir en respect, et cette prétention-comédie s’appelle la culture, dont je ne médis aucunement d’ailleurs. La culture est la forme la plus émouvante par laquelle l’animalité est conjurée ou censée l’être. Elle est également un fouet, une arme, un meurtre. Donc, lisant cet article de 2019, je vois, j’imagine en même temps le rapprochement général de l’animal et l’effort des humains pour contrôler l’approche des ours blancs, le péril physique que ceux-ci représentent. J’imagine une guerre évitée de justesse, et toujours latente, d’autant que les hommes sont des animaux. C’est toujours l’étonnante leçon de La Fontaine : les humains sont des animaux sans l’être, et le comportement de ces proches tenus à distance malgré tout sert à révéler l’animalité indéfiniment conjurée de l’homme culturel. La scène commence avec l’origine du monde humain, avec la naissance de chaque homme. L’épiphanie du lieu de la naissance, l’exhibition de ce qui depuis Courbet s’appelle « l’Origine du monde », correspond à la révélation de l’apparition de l’animalité sur la Terre. Nous en sommes là, en vérité, malgré nos prétentions civilisées ou pire : nos présomptions civilisatrices, c’est-à-dire orphiques. Au sein du monde humain, la femme n’a pas représenté par hasard et continue souvent de représenter l’animalité en plein centre du genre humain. On ne peut oublier l’épouvantable misogynie conjuratrice de Baudelaire par exemple : « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. » La poésie, c’est aussi la manière dont des êtres réputés masculins ont paré la femme d’attributs techniques et culturels, afin de l’humaniser ou de la convertir. En somme, un complexe d’intuitions en même temps s’est formé en imaginant les ours à l’abordage, parce que les ours, c’est nous tous aussi bien. Et il y a des ourses ! Mais c’est une autre histoire.
Venons-en sans attendre si vous le voulez bien au texte poétique lui-même qui énonce, dès ses premiers vers, la forme qu’il choisit. Le poème liminaire dévoile qu’il sera question ici de ce que vous nommez une « hilarotragédie », mot-valise qui mêle à la tragédie l’hilarité dans un mouvement conjoint qui les rend indémêlables. Une hilarotragédie que vous qualifiez de « sensuelle » et qui met en scène la figure de l’ours blanc, et où l’homme n’y est plus que « poussière phonétique ». Ma question sera ici double : pourquoi avoir choisi de traiter cette question de l’ours blanc rôdant près de Ryrkaïpii à la manière d’une semi-comédie dont l’ours est « l’animal-guide / dans l’œuvre où il frappe / et dans son étendard disparu » ? Est-ce que cette forme de la semi-tragédie est ce qui permet d’éviter de réduire cette question de l’ours blanc à « l’empathique, / le modèle manufacturé » ?
L’ours ne peut être l’animal-guide de nos pensées sensibles que dans une fable. Or, l’hilarotragédie est une fable, mais un récit sans étendard, en effet, sans animal qui jouerait le rôle du roi des animaux, comme le lion dans « Les animaux malades de la peste », par exemple. Je ne sais pas si je traite d’une question. Je campe des impersonnages ; ils accomplissent des actions qui sont profondément tragiques (c’est la chasse, la lutte en raison de la faim et du désir, même si faim et désir ne sont pas une seule et même chose), et dans le poème leurs mouvements sont également semi-comiques, parce que nous sommes en présence de forces sans caractères déterminés, d’identités fluides. La pure tragédie fixe les déterminations en fonction du destin. La comédie esquisse des rôles et des types, mais elle est essentiellement mobile, comme nos existences, et c’est pourquoi l’humour a survécu aux pires situations où les humains se sont trouvés, où ils se sont jetés les uns les autres aussi bien. Non que l’humour fasse passer le tragique ou le fasse accepter. Au contraire, il intensifie le drame, serait-ce comme « deuil accéléré ». En somme, il s’agit d’un poème semi-comique, où des figures nous saluent au passage, comme Baubô ou Joseph Kabris, mais leurs pirouettes sont intensément sérieuses. Ryrkaïpii est plus un chant loufoque-didactique, qu’un chant d’empathie. Notre passion des animaux, qui peut prendre la forme de la compassion, s’explique par le fait que nous soyons nous-mêmes des animaux semi-tragiques. Nous n’entrons pas en eux qui nous fascinent tant (Karl Philipp Moritz a écrit de fortes pages là-dessus dans Anton Reiser). Je serais tenté de dire que les animaux sont des êtres tragiques, mais nous savons peu de leur manière d’avoir un monde, de leur intentionnalité, etc., malgré l’éthologie, qui nous dit de plus en plus finement la proximité du système des « bêtes » avec le système humain. Si le rire est le propre de l’homme, il s’agit d’un semi-rire toujours, d’un rire lunaire, d’un arc-de-lune et d’une guerre esquissée dans une bouche.
La question qui suit porte sur cette forme même : est-ce que ce registre du semi-comique et du semi-tragique s’est imposé au regard de ce que vous nommez très justement « l’époque climatérique », celle des bouleversements presque infinis, qui est celle qu’endurent les ours dans Ryrkaïpii ? Est-ce qu’enfin ce mélange étroit de registres n’offre-t-il pas la possibilité d’un dispositif poétique capable de ne pas figer la représentation de chaque personnage, qu’il s’agisse par exemple de l’ours, de l’homme ou encore du chasseur, comme « un savoir réprimé / dans le profil qui apprend sa limite » ? En quoi l’hilarotragédie permet-elle d’offrir chaque acteur comme autant de « formes transitoires » et éviter « le Parlant (qui) pèse sur la rive » ?
L’hilarotragédie doit permettre, sans doute, d’éviter le double écueil a) de croire que nous pouvons éviter d’affronter le problème si redoutable de la silhouette comme mode d’apparaître identifiable et caractérisable ou résumable, et b) de croire pouvoir éviter l’évanescence des identités qui semblent se présenter à l’œil commun. Or, les identités sont tragi-comiques. Tragiques, dans la mesure où elles conduisent possiblement au crime et au meurtre, pour des raisons dont nous sommes renseignés, je n’ai pas besoin de développer ce point ici. Comiques, aussi dans la mesure où elles sont maintenues ridiculement, grotesquement, contre l’évidence de la fluidité et de la mobilité des formes vivantes. Souvent, elles sont maintenues ou soutenues très abstraitement par les « êtres humains » eux-mêmes, trop désireux de s’inscrire dans la communauté qui permettra de conjurer (de « sublimer ») l’aveugle sauvagerie de leurs élans. En tout cas, le poème fait droit à la circulation des figures vivantes. Elles sont des figures circulantes, ces femmes qui devaient poser sans bouger devant les pinceaux qui prétendaient vouloir « mourir sous leurs yeux »…
À ce titre, d’emblée, si Ryrkaïpii s’offre comme une hilarotragédie, il ne manque pas également de se présenter comme « un poème électrosensible ». Cette sensibilité s’éprouve en se cognant contre le monde dont le poème tend à livrer la sensualité électrique, à savoir épidermique, la seule à pouvoir rendre compte de ce village : « L’âme est Ryrkaïpii, / un village circonspect ou un siège / écolier à l’horizon arrière, / la chronique des oscillations / dans la patience. » En quoi ainsi avez-vous conçu Ryrkaïpii au regard d’une électrosensibilité poétique ? S’agit-il finalement d’une vertu écopoétique du vers ou son dépassement par une poésie rendue à ce constat : « Toujours le monde / revient en force au coin le plus reculé, / comme une vérité rapace / qu’affrontent l’âme réelle et le réel animé » ?
Oui, si un poème vaut la peine d’être écrit, c’est bien d’une « âme réelle » digne du « réel animé ». Animé veut dire : vivant et manœuvré, d’ailleurs, comme le modèle qui n’a pas le droit de peindre et qui a le droit d’être peint à titre d’idéal réel. Pourtant, on risque fort de l’oublier, ce réel réputé idéal et exploité, cette silhouette admirable, et de la laisser mourir au nom de l’art chercheur (c’est l’objet de la très lucide nouvelle de Poe, « Le Portrait ovale »). Un poème électrosensible, oui, conscient d’être et de naître d’un qui est, comme chacun, Ryrkaïpii, le lieu menacé, mais aussi sensible à la revenue des animaux ; on les a d’ailleurs vus ensuite dans les rues désertées lorsque le confinement a créé des villes en réserve d’habitants, quelques mois plus tard, en mars 2020, juste après la première version du livre. La chronique des oscillations, des vibrations perceptibles, a été de nature politique d’emblée, je dois dire, puisque j’ai toujours été incapable d’écrire une poésie éthique à défaut d’une poésie politique. L’éthique n’a pas à remplacer la politique. Elle ne le pourrait pas. Il faut ajouter un élément ici : la figure de Münzer, très présente, a été mon guide dès la première version. La colère, la rage de sentir tout un complexe d’aliénations, de dépendances épiphaniques, je les ai nouées aussi (mais pas uniquement) à ce personnage si courageux, et ascétique d’ailleurs. Nous sommes à l’école de telles figures qui affrontent les sauvageries instituées. Pas de poème qui ne leur tende la main à nouveau, c’est sûr.
Ce qui ne manque également pas de frapper dans Ryrkaïpii, c’est combien la poésie qui se donne à lire ici est une poésie qui s’interroge dans sa pratique et qui dévoile, in fine, un art poétique de la saisie du contemporain et de son monde. Deux questionnements paraissent traverser avec privilège l’ensemble du texte : le premier renvoie explicitement à la dimension critique qu’offre le chant poétique en soi. De fait, le chant demeure chez vous une interrogation dans sa pratique même puisque « Chanter, c’est poser des questions / au livre remuant ». En quoi ainsi Ryrkaïpii se donne, dites-vous encore, comme un livre « plein de questions / non désertées » ?
Oui, un livre pose des questions qui se posent et attend les réponses lectrices. Pourtant, ce sont des questions que déjà le livre se pose comme il les poserait à un être « animé » et même « remuant », actif, circulant. Ensuite, il attend ses amis et se demande comment ceux-là pourraient sentir qu’ils sont déjà aimés, là. Il connaît la réponse et la condition de l’amitié nouvelle, d’un rejeu des dispositions communes : une lecture sans prévention. L’ « art poétique de la saisie du contemporain » est pour eux, les providentiels de maintenant ; il est pour nous.
Dans la somme de questions posées par le poème, Ryrkaïpii scrute la manière dont le poème peut se saisir d’un événement, d’une actualité depuis la somme de littérature qui est en nous. Comment donner à lire ce qui habite le monde et dont se saisit le poème ? De quelle manière faire voix quand, dites-vous, « Nous sommes des peaux lettrées » ? Que faut-il enfin entendre par la formule si forte que vous employez : « Honni soit qui symbole y voit » ?
Au risque d’étonner, il faut bien dire que Ryrkaïpii est un livre littéral. Si les métaphores sont toujours exploratoires, je ne les ai jamais opposées aux énoncés explicites ou « clairs par eux-mêmes », mais je les ai toujours distinguées des symboles, qui me semblent aboutir à une impasse ésotérique et sectaire, où l’on vaticine à même un mauvais infini. Sans doute, je ne crois pas à la « prose en prose », à un ensemble d’énoncés sans métaphore ni allégorie ; cependant, précisément parce que nous sommes chargés de l’immense bibliothèque interprétative que le monde a engendrée par terreur de sombrer dans la folie et la barbarie si constamment menaçantes, nous devons relancer les images mobiles et liées qui s’adressent à tous.
Une autre question poétique se dessine également au fil de la lecture qui se cristallise autour de la question de la stylisation et de l’idéalisation induite par l’écriture que vous exprimez en ces termes que je me permets de retranscrire : « Émotivité elle-même se stylise. / C’est : Stylisation versus Idéalisation. / « Tenir bien » contre « Tenir bon ». / Idéalisation maintient l’objet / (la femme-sujet + le monde originé). » Pouvez-vous revenir pour nous sur cette opposition qui chemine au cœur de Ryrkaïpii ?
Oui, il y a une idéalisation de « l’objet » qui doit « tenir bon » (sa « tenue », sa « constance dure » est le seul objet en vérité) ; le poème doit l’aider à tenir bon, à se maintenir comme réalité, idée réelle, plutôt que de seulement en opérer la découpe abstraite et communicable. D’où une méfiance pour la « stylisation », qui « tient bien » son objet en l’esthétisant, le rendant sensible ou « mieux perceptible » en l’embellissant. Mais le style d’une réalité ne dépend pas de sa conversion en « objet esthétique ».
Plage dynamique
d’être terrien est refusée
malgré les rires durs stylisés
qui hument chaque seconde rose.
Idéalisation devrait signifier : découpe de l’inspect et du conspect, et non pas retraitement du « modèle », car le pire se produit par la « transformation » ou « l’épure », qui est oubli. La stylisation est bientôt une aliénation, une subjugation de ce qu’elle est censée montrer « en mieux » par « esprit de fidélité » ; l’objet ne risque plus d’être un sujet. Chaque réel est un sujet à respecter. Dans la parole ou l’écrit, en général, le désir de l’élégance, effet d’une éducation épouvantablement scolaire, est incapable de fidèle et respectueuse idéalisation. Un tel désir-besoin procure des « acides stylistiques », qui dissolvent les êtres et les choses. En même temps le « bon style » est à trouver.
Stylisation ou Manière change la forme
pour dire l’aspect constant
et dominant.
Cela me fait penser à ce que dit Hannah Arendt à propos de Waldemar Gurian dans Vies politiques : « En toute occasion, la fidélité à ses amis, à tous ceux qu’il avait un jour connus, à tout ce qu’il avait un jour aimé, devint à un tel point la note dominante à laquelle toute sa vie s’accorda qu’on est tenté de dire que la faute qui lui était la plus étrangère était l’oubli, peut-être l’une des fautes les plus graves dans les rapports humains. Il poursuivait ses souvenirs et en était poursuivi, comme s’il n’avait voulu laisser rien ni personne s’échapper de sa mémoire. »
L’idéalisation « tire l’idée générale de l’Inchangé » (selon le poème 71, que vous citez) et peut s’entendre grâce à une configuration, le « semblant sensé » d’un style sobre, soucieux du réel inchangé des silhouettes intervenues dans le même monde. À chaque instant, nous devons essayer de nous rappeler que
Bonté-Berceuse qui espère
empêche la stylisation.
Ma dernière question voudrait porter sur la dimension politique qui, depuis son entame, porte Ryrkaïpii. Si, faites-vous remarquer, « L’art est beaucoup, adversaire des beautés / fébrilement collées sur l’intrigue », évoquer ce village bientôt cerné par les ours blancs constitue en soi un acte poétique mais aussi bien social. De fait, si la poésie peut avoir une fonction, serait-ce celle qui s’énonce de la sorte : « Tenu de faire ce qui est à faire, / je restitue des tournants. / Je mobilise des traces rares, / éparses et volubiles » ?
Oui, les traces volubiles et éparses, mais singulières, doivent être redensées, condensées et relancées. Elles font parler, c’est déjà une bonne chose ; néanmoins, elles sont évoquées dans tous les sens, comme de la poussière de pierreries oubliées dans la vallée, et elles contribuent par leur pure dispersion à la destruction de la politique. Il faut les collecter, les organiser pour les retransmettre sensiblement au moyen d’unités relativement absolues qu’on appelle des poèmes, dans un ensemble qui les dramatise (le livre), et libérer un droit de mémoire du sens. La retransmission n’est possible que par une lecture qui prend au sérieux la « mobilisation » de traces déjà parlées ou commentées, et choisies ; et une lecture, c’est un rebond de traces disséminées dans un monde social. Notre monde commun attend autre chose que de simples « beautés collées sur l’intrigue » : des collections de traces pensables, des indices de modes d’apparition, groupés et mis en scène, en quelque sorte. Et chantés, semi-comiquement, sans ironie si possible.
Philippe Beck, Ryrkaïppi, Flammarion, « Poésie », février 2023, 290 p., 20