Carla Demierre : « Rec comme récit, recul, révolte » (L’école de la forêt)

Carla Demierre @ Dorothee Thebert

Comme Le Balcon en forêt de Julien Gracq, jadis également publié aux éditions Corti, L’école de la forêt de Carla Demierre met en scène un fragile et précaire repli face aux tourments du monde. Si la menace est présentée comme externe chez Gracq, car de nature historique et guerrière, elle semble au contraire se loger au cœur même de la société chez Carla Demierre – ou du moins de la micro-société au cœur du roman qui, a bien des égards, semble avoir une fonction métonymique.

L’école de la forêt est d’abord l’histoire d’une communauté familiale aux allures de sectes ou de « camp scout », dans laquelle les deux héroïnes, Arole et Bleuet, ont grandi : « Elles sont nées à quelques années d’écart, en mars et en juillet. Elles sont différentes comme l’ascenseur et l’escalier sont différents. Comme la fermeture à zip et la fermeture à boutons sont différentes. Arole aime l’esprit buté de Bleuet et Bleuet aime le cœur pragmatique d’Arole. »

« Aucun sentier ne mène à l’école. Il suffit de descendre l’escalier qui conduit au sous-sol et pousser la porte de la salle de méditation. » Dans cette institution partiellement hors du temps et fortement dystopique, qui n’est pas sans rappeler l’univers poétique de Sandra Moussempès, on enseigne à la jeune génération à redresser sa pensée. Un enseignement particulier est réservé aux « jeunes idiotes », à qui l’on fait accomplir des travaux éreintants sous prétexte d’apprentissage ou d’endurcissement.

Là, « tout apprentissage pour être complet se doit d’être désagréable, pénible voire douloureux. » Les leçons y sont dispensées par des pères-professeurs-gourous aux allures de Big Brothers New Age : Cosme, Marco, Jeff, et Bruce qui, « pour encourager l’ouverture de son troisième œil, […] s’est fait tatouer des yeux en divers endroits stratégiques ». Ils adoptent un langage oraculaire, sous la forme de paraboles douteuses et de pseudo-syllogismes : « Vous êtes déjà morts ! Et comme tout le monde, vous croyez que votre pensée c’est la vie. Vous la croyez vivante ! Mais en réalité elle est morte. C’est la mort même ! La plupart des gens vivent dans la mort constamment. Donc ils savent très bien ce que c’est, la mort. Mais ils ne savent pas consciemment qu’ils savent que c’est la mort. Vous me suivez ? »

Les règles de la maison sont nombreuses et se résument à des interdictions :

« Pas de boissons sucrées

Pas de bonbons

Pas de gaspillage

Ne pas jouer avec la nourriture

Ne pas salir les pièces communes

Ne pas détruire les meubles

Pas de produits du pétrole

Pas d’activités secrètes

Interdiction de regarder n’importe quoi sur Youtube »

Le langage y est manipulé à loisir : « Jeff transmettait son savoir au moyen de phrases difficiles qu’il composait avec beaucoup d’astuce. Il les comparait à des œufs, protégés par une enveloppe calcaire rigide. Une coquille lisse et régulière. Chaque énoncé renferme la lumière censée l’éclairer. » Les fausses vérités générales y abondent et semblent s’inscrire tout autant dans le sillage de la novlangue orwellienne que dans la pratique des fake news : « le mal c’est le bien qui se transforme » ; « la connaissance coupe la corde » ; « les dents arrêtent la parole ». Les faits et gestes des gourous sont volontiers tournés en dérision, souvent énumérés de manière ironique et volontairement laborieuse. Ainsi la liste des significations des tics de langage gestuels de Cosme :

« Balayer du bout des doigts l’espace devant lui : ‘je suis profond’.

Former une petite cage sur la table avec les phalanges écartées et les doigts repliés : ‘Je suis génial’.

Caler la main droite sous l’aisselle gauche : ‘Je suis important’.

Saisir brusquement une tasse par l’anse : ‘Je suis habité’. »

Mais L’école de la forêt ne se contente pas de faire le récit des phénomènes de domination et d’emprise à l’œuvre dans cette micro-communauté misogyne : le dispositif mis en place par Carla Demierre, qui prend la forme d’un montage de matériaux textuels hétérogènes, entreprend en réalité d’éclater ce premier niveau de récit et, par là même, de s’en émanciper – du moins en partie. Car les deux héroïnes, si elles entreprennent de revenir sur leur enfance dans cette grande maison sans portes, dès le début du récit, ont réussi à s’en extraire. Réfugiées dans une cabane en forêt, qui leur sert de planque plutôt que de véritable refuge – la cabane n’a pas de toit –, elles entreprennent ensemble de reparcourir leurs expériences, afin de les mieux comprendre : « il ne s’agit pas de deviner le futur, mais de comprendre le présent, car c’est dans les composantes du présent que se trouvent les germes de ce qui pourra ou non advenir. » Pour ce faire, elles assemblent les souvenirs épars : photographies, enregistrements audios, souvenirs, et s’enregistrent elles-mêmes dans leurs échanges, usant de « la commande Rec comme récit, recul, révolte, récupe ou récolte. »

En résulte un roman hybride qui, à la manière de la « haie » hocquardienne, assemble recettes, transcriptions de dialogues, descriptions de photographies, listes, « histoires macabres », « paraboles » et « discours de singes ». La cabane devient ce lieu à elles, introuvable dans la grande maison sans portes, propice à la réflexivité, qui rend possible la construction d’une trame, d’un récit – fût-il éclaté –, comme l’annonce la première lecture à voix haute des deux sœurs, dans les premières pages du roman :

« Il est indispensable à toute femme d’avoir un coin de pièce qui lui est réservé et son bureau bien à elle. Un pot de peinture suffit à délimiter ce coin.

Attention, les fissures réapparaissent tout le temps à travers la peinture ou le papier peint. Souvent, elles vous découragent. »

D’emblée est annoncée la précarité de cette situation de repli ; et la forêt elle-même, volontiers anthromorphique, se fait menaçante : « Les arbres qui s’élèvent au-dessus de la cabane ne sont pas rassurants. Leurs silhouettes élancées font penser à de longues mères poilues et mutiques veillant sur un nourrisson endormi. […]. Le léger balancement des cimes paraît calqué sur le rythme de leur respiration. Le feuillage qui gonfle dans le vent rappelle la manière dont une cage thoracique se soulève. » La nature y est présentée comme d’ores et déjà abîmée, dans un monde aggravé par l’ombre d’une catastrophe écologique, présente de manière discrète dans le roman, mais non moins imminente : orages, inondations, été « particulièrement chaud » et incendies « partout ».

Arole et Bleuet, filles de Violette et héritières de Baie, aux noms étrangement végétaux, ont malgré tout choisi la nature pour cachette, peut-être parce que « le parfum insensible du pollen déposé dans les cheveux et l’odeur poivrée du genévrier étaient là pour leur rappeler qu’en réalité elles n’appartenaient à personne. Leur vie restait à inventer. » Sous la protection de Dourga, leur déesse préférée du panthéon hindou, « représentée la plupart du temps assise sur le dos d’un tigre », et armées du Livres des Transformations légué par Baie, les deux sœurs entreprennent, dans cette cabane grinçante qui menace de s’écrouler, une quête de leur propre vérité, à savoir : « tout ce qui ne ressemble pas au mensonge », puisque « le mensonge est un miroir qui se reflète lui-même. »

À mi-chemin entre utopie et dystopie, parsemé de quelques dates et références à la topographie suisse mais en grande partie hors du monde, L’école de la forêt est un conte ironique et grinçant qui donne à voir la tentative de deux jeunes filles pour se réapproprier leur existence en milieu hostile, rassembler ensemble leurs expériences et résister à une société qui s’évertue à leur dicter comment penser et comment vivre.

Carla Demierre, L’école de la forêt, éditions Corti, février 2023, 160 p., 18 €