À la frontière (8) – poésie etc.

© Christian Rosset

Se retenir de commenter la poésie, jusqu’au jour où l’amitié commande de rompre avec ce pacte non écrit. Dans l’impossibilité de se dérober, le lecteur non praticien sort de sa réserve et, après avoir taillé dans la matière qu’il se propose de faire passer, bricole quelques agencements. Drelin’, drelin’, le leitmotiv du montage revient dans ces chroniques comme le train électrique offert au jeune Sammy Fabelman passe et repasse, jusqu’au crash, sur le circuit ovale de l’atelier paternel [en aparté : il faudra revenir un de ces quatre sur The Fabelmans – film plutôt réussi d’un cinéaste, Steven Spielberg, qui d’ordinaire me laisse indifférent –, ne serait-ce que pour interroger cette curieuse unanimité critique, les plus fins comme les plus crétins des commentateurs en place lui ayant accordé une même pluie d’étoiles à laquelle je veux bien souscrire, même si quelques traces de sentimentalité conventionnelle gâchent un peu la fête. Mais il convient de relever une authentique rigueur et une grâce qui, à chaque fois qu’elle se frotte à une franche laideur, en sort renforcée ; et surtout une inventivité dans l’art de tourner autour de ce qui résiste (ce film étant bien moins nostalgique que d’aucuns le prétendent) et qu’il n’est pas si aisé de matérialiser sur écran – fin de l’aparté].

Reprise : la critique de poésie est à 99% le fait de poètes pratiquants (les poètes parlent des poètes aux poètes). Quand on décide de ne pas passer son tour, c’est au mieux en ami de la famille, et au pire en intrus, qu’on pénètre le domaine, passant la frontière apparemment mal gardée en suivant certains chemins de traverse. Au plus loin de la Grande Porte où il faut montrer patte blanche, et porté par des vents contraires, on s’égare, tombant par surprise aussi bien sur ce que nous cherchions que sur ce que nous ne cherchions pas. Drelin’, drelin’, c’est l’heure d’assembler quelques cailloux ramassés sur le chemin – So May we Start ?

1.

Lavis d’Yves di Manno – publié dans la collection “Poésie / Flammarion” qu’il dirige depuis bientôt trente ans, mais où il n’avait rien publié depuis Un pré en 2003 (sinon l’édition définitive de Champs, un livre-de-poèmes, écrit entre 1975 et 1985) – rassemble “ce que l’auteur considère comme ses derniers poèmes, sans pour autant leur conférer la moindre valeur testamentaire.” Poèmes, donc, au pluriel, même si la cohérence de ce recueil saute aux yeux – et aussi à l’oreille, si on veut bien leur accorder, intérieurement, un ton.

Dans un entretien publié ici-même le 8 octobre 2019, Yves di Manno reconnaissait qu’il avait “beaucoup moins écrit dans les deux premières décennies du nouveau siècle que dans le dernier tiers du précédent. Je n’ai jamais voulu forcer le cours du destin : les choses viennent comme elles le doivent – ou ne viennent pas – selon une évidence qui m’échappe et qu’aucune contrainte ne saurait infléchir. D’ailleurs il me semble parfois que j’ai suffisamment écrit (et publié), pour quelqu’un qui ne voulait pas faire carrière et avait horreur de tous les métiers, à commencer par celui d’homme de lettres…” Une bonne partie des poèmes rassemblés dans Lavis a été élaborée au cours de la dernière décennie du vingtième siècle. Mais le plus étendu d’entre eux, Terre Sienne, se développant sur 57 pages (soit plus du tiers de la totalité), date du début des années 2010 et a été publié en 2012 par Isabelle Sauvage (un délicieux petit volume, suivi deux ans plus tard chez la même éditrice par une, traversée, livre de grand format, avec des photographies d’Anne Calas ; la troisième section de Lavis en repend “un peu élaguée” la partie centrale : une série monotype). À quelques pages près, j’avais déjà fait une première lecture de ces derniers poèmes et en avais gardé en mémoire (certes trouée) certains passages. Je songe à variations sur un thème de Russell Greenan (Yves di Manno m’avait incité à lire cet auteur de polar américain dont je me souviens de certains titres comme L’œil dans la place et Sombres crapules). Ou ce poème de forme sonnet, l’estampe, publié en 2000 dans Pièces détachées, l’anthologie de Jean-Michel Espitallier ; il est aujourd’hui placé en exergue de Lavis (on notera au passage que plusieurs titres de ce volume font référence au dessin et à la gravure). Mais bien entendu, ce “qui vient mettre un terme tardif” au parcours poétique de di Manno doit être lu, d’une part comme s’il venait tout juste d’être rédigé, et d’autre part comme s’il venait d’être désenfoui, ou déterré d’on ne sait quel Terrain Vague : comme formé d’autant de stèles énigmatiques.

“Le poète a tout emprunté
: terreau, pelle, gravier
– et jusqu’à son vocabulaire
Puis il a saisi l’épée (un jouet
Surgi du passé)
Et traversé les
Terres en chantant
Les étangs d’est en ouest
Arrachant par poignées de ses poches
Les pages déchirées
Des cahiers qu’il jetait
En riant vers le ciel
(hommage à Spicer, 5)

Jouant de manière sobre avec le visuel (l’œil repère certains nombres qui font retour), ces “poèmes à tort (et à travers)” cherchent “à capter l’ombre du réel dans un langage ramené à l’essentiel et dont les vers concis, élagués, sont à l’image des vues éparses plutôt que des visions qu’ils transcrivent, anéanties sitôt qu’inscrites…” (Yves di Manno) : “il faut être seul // mais le corps rencontre / quelque chose // (dans ce cas sa lumière / ne sert à rien) // j’écris cela comme on touche / (j’ai des yeux pour ça)” ; ou encore : “je ne traduirai pas / cette histoire-là // comme on déterre une pierre / dans la phrase // (virgules, gravier) // l’histoire est peinte en blanc // (la terre a suivi) // […] // vous lisez // (cette histoire ne fait / que commencer)” Le copieux programme de lectures que je me suis imposé (5 + 2 + 1 livres de poème(s), anthologies, revue) m’imposant de ne pas développer davantage, il me reste à tirer mon chapeau devant tant de cohérence (rythmique, notamment) et de rigueur sensible, non-testamentaire effectivement, même si s’ouvrant par un terrible signe de deuil. Et à opérer un ultime montage à partir de ce très beau “clap de fin”…

qu’avons-nous fait ?
ajouté
des ombres et des
livres au monde
à vrai dire
ajouté pas même
– ôté
du silence au silence
[…]
qu’avons
nous fait
de ces jours de
ces nuits qui nous
entrelaçaient –
ôté des phrases
aux phrases qui
nous suffoquaient –
rien à vrai dire
que d’inutile
et d’inhumain –
à vrai dire rien”

… avant de passer sans transition à la réédition, relue et corrigée, de La cité dolente de Laure Gauthier, dont le titre est emprunté au vers qui ouvre le Chant III de l’Enfer de Dante (Porte et vestibule de l’Enfer) : “Per me si va nella città dolente / Par moi l’on va dans la cité dolente.” Ce petit livre – récit-poème en sept chants plus un “avant-dernier” – a vécu, nous dit-elle, “une première vie brève” aux éditions Châtelet-Voltaire en 2015, avant de s’intégrer à la “collection poche” des éditions LansKine.

Comme souvent, j’ouvre le livre en parfaite ignorance du projet qui l’anime. Le hasard me fait tomber sur : “Je partirai me retrancher, loin des enfants tristes” ; et un peu plus loin : “Bien plus // VIVANT //Que les insectes, / j’entame ma dernière semaine. / Sept fois plus d’éternité que les papillons.” Puis je me mets en quête d’informations : “À quoi pourrait ressembler l’Enfer sur terre aujourd’hui ? En dialoguant avec La Divine Comédie de Dante, Laure Gauthier réinvente l’Enfer à partir du récit poétique d’un vieil homme anonyme qui s’enferme volontairement dans un hospice”, avant de lire ces soixante pages d’un trait, tout autant déconcerté que vivement saisi, retrouvant ce qui m’avait intrigué avec Les corps caverneux : cette mélancolie, traversée d’humour ; le lien établi entre douleur et douceur (“dolent renvoyant à la fois à la souffrance et à la somnolence”) ; une certaine chaleur ; et un sens de la contraction du récit, ne s’épandant pas en vain bavardages – donc du rythme :

“Tu tentas au matin, sans force, de t’accrocher au nouveau poème comme le marcheur novice s’agrippe à de l’herbe en dévissant. Je savais mes mots, sans ce pouvoir. / Entendre choir sans bruit.

Je n’entendis plus ton souffle. Ce fut là la plus grande terreur. On pouvait dès lors te brûler de partout. / Ce qu’on fit. J’entendis cette fois ce bruit. Nouvelles sonorités dans ma vie. Comment ? / On disait que les corps guillotinés se cabrent, se redressent quelques temps, sans leur tête. Toi, tu luttas du regard, ton œil roulant un instant encore dans un corps mort, comme le roulement de l’orage nous parvient après la vue de sa flamme.

Tu refusas sans mot l’immobilité / Ta peau sentit, je crois, encore la mienne, / Ma voix, puis ta cécité.”

Ne racontons rien ; il faut traverser, non l’enfer, mais cette noirceur lumineuse, où des choses inacceptables se produisent, qui est aussi celle de l’encre sur le papier (quelques rares pages restant relativement blanches, mais nettement moins que le bruit qui déchire la bande-son de ce poème “aux prises avec le prosaïque”), avant de se mettre à l’écoute la voix de l’autrice : “Dans La cité dolente, l’enfer, c’est ce point où l’être est enseveli de sucre et d’images vidées de substance, images nénuphars stéréotypées, sans racines, qui sacrifient l’intime, ou encore les faits divers et les gros titres qui font jouir les lecteurs de l’horreur comme du temps où existait la roue en place publique, des faits divers omniprésents qui gèlent la syntaxe dans des superlatifs.” Livre de dialogues, avec Dante (et quelques autres), mais surtout avec qui le lit (lisant, donc enregistrant, la tête produit du mixage et, sans énoncer pour autant le moindre commentaire, élabore secrètement comme un contrepoint : sonore, musical, surtout composé de silences – de plusieurs silences, non de recouvrement, mais en compagnie, provoquant des éclaircissements, sans pour autant élucider quoi que ce soit).

“Je dois faire silence, effacer le son intérieur pour faire réapparaître la cruauté de la musique du manège, danses électriques, rythme de boîtes de nuit de sous-préfecture. De ces sons syncopés destinés à abrutir les danseurs les soirs de shabbat, et les rappeler à de vagues envies de coïts sans âme. Les mettre sur les rails pornographiques du rythme binaire. Avant-arrière. Ad libitum. […] Les enfants tournoient indifférents, absents et, parfois, jettent un coup d’œil sur la femme qui les attend comme d’autres croisent le fer. Bruit de verre pilé au montage. Des yeux que l’on brise à force de ne pas les regarder. […] Indifférence blanche.” Et, quarante pages plus loin : “Partir promener l’œil, se heurter aux branches, abandonner une jambe de pantalon, oublier le bruit du papier glacé, l’odeur d’encre des gros titres, quand l’on avance d’arbre en arbre dans la clarté retrouvée. / Repeupler le bois.” Beau programme…

2.

Après avoir frayé en compagnie plus ou moins familière, il est temps d’aller en territoire inconnu. Dioptre de Carol Snow – traduit de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès – est le deuxième ouvrage aux Editions Unes de cette autrice (née en 1949 à San Francisco ou elle vit et travaille) après Artiste et modèle en 2019.

Bien davantage que sur une supposée “intelligence” de cette forme d’écriture poétique, il me faudra compter une fois encore sur celle des ciseaux de montage. Et ce d’autant plus qu’ouvrant ce livre vers le milieu (page 38), un poème, Piscine, évoque un artiste qui m’est particulièrement cher : “J’ai toujours adoré la mer. Et maintenant… // Et le papier peint en bleu que Matisse avait découpé à vif dans la couleur, disait-il, en forme de morceaux // de corps émergeant du – recouvrant le – blanc ; bleu, des silhouettes / complètes arquées comme des dauphins, exprimant l’abandon – planaient, débordaient – abandonnant presque / par endroits, la frise : // la frise décorant les murs recréait la salle à manger de Matisse. // Oui, mais pas les portes – de même qu’un bout du linteau / au-dessus duquel Femmes et singes avait été accroché – qui avaient rétréci, en sorte que le volume de la pièce s’était contracté. / Comme le temps, au musée.” Irrésistible envie de continuer de recopier ce passage qui s’étend encore sur trois pages : découvrir du familier (une commune obsession) incite à explorer plus avant, quitte à ne plus rien retrouver. Qu’est-ce qu’un dioptre ? “Une surface qui sépare deux milieux transparents qui ne dévient pas la lumière sous le même angle. Phénomène optique que Carol Snow applique à la mémoire, à la façon que l’on a d’accéder à ses souvenirs qui parfois se réfléchissent, parfois se dévient, se défilent.”

Mais le montage s’avère moins aisé que prévu… Même si, tournant les pages, les doigts en forme de ciseaux découpent des choses belles et simples :

“Quelque chose là. Quelque chose
De blanc sous l’eau.”

Ou :

“(Une carte retrouvée au fond d’un tiroir – la feuille
sèche alors, pourtant parfumée).”

Ou encore :

“Un scarabée – le lavis ovoïde d’un dos avec ses minces antennes et des pattes finement velues – // avait l’air bien réel sur le bord du plat incliné cerclé de bleu / selon la technique du geste unique, un ovale dans un ovale dans un ovale plus grand : deux quasi-ellipses / dans le style du coup de pinceau des caractères chinois sur une colonne à gauche – allègre, mais comme… à dessein, / chaque ovale, une courbe esquissait le dessin et était // le dessin.”

L’espace est fait de silence… Comme toujours chez Unes, le texte qui accompagne l’ouvrage propose des formulations éclairantes : “[Carol Snow] repousse le désordre, arrange la mémoire comme un jardin, aborde les instants avec délicatesse, puisque on ne franchit pas la surface des événements passés – on ne franchit pas le dioptre – au-delà d’une certaine inclinaison. Remonter le fil malgré une « mémoire blessée », et certains éclats du passé difficiles à percer, à retrouver, résistent, autour de la figure du père, avant de se dénouer, d’apparaître fugitivement dans toute leur lumière insoutenable, puis de s’estomper, sans réconciliation. La lumière ne franchit pas toutes les surfaces.” Belle incitation à aller y voir de plus près.

Deuxième livre aux mêmes éditions : Itinéraire de Thomas Kling – cinquième de cet auteur allemand, né en 1957 et mort en 2005, tous traduits par Aurélien Galateau. L’égaré du Terrain Vague, découvrant ce qui aurait dû lui être familier depuis au moins huit ans, regrette pour une fois son retard, et extrapole quelques agencements à partir de titres comme appareil. vision. nocturne. ou crayons combustibles. Itinéraire est un ensemble de 9 textes rassemblés par Thomas Kling en 1997, dans le but de “thématiser le lien entre mouvements d’avant-garde et retour aux traditions orales qui précèdent l’écriture.” C’est assez savant et parfois très drôle : “On sait que les petites langues disparaissent pour ainsi dire sans bruit ; elles sont écrasées par les langues véhiculaires. La poésie, les littératures de ces petites langues deviennent lorsqu’elles sont consignées – c’est le cas de l’allemand – l’affaire d’instituts folkloriques subventionnés par l’État où elles se trouvent majoritairement incarcérées, ou plutôt en soins palliatifs.” Avec çà et là quelques jolies saillies : “Les slangs dont des réservoirs traditionnels de poésie. / Le slang est la langue illégitime de la rue qui a fait son chemin. Le mot chuchoté ou déclamé, abâtardi, sali, prononcé à l’air libre comme dans les plus sombres bouges.” Thomas Kling définit ses lectures publiques comme étant, non des performances, mais des installations linguistiques. Même sans avoir entendu le timbre de sa voix, on comprend parfaitement ce qu’il en est de cette prise d’écart. “Ouvrir le corps de la langue, la soumettre à l’étude, la décomposer pour la reconstruire : la poésie de Kling est un monstre de Frankenstein, une chose hybride et bouleversante qui questionne les origines pour révéler les composantes chimiques du temps présent” écrit l’éditeur qui est loin d’en avoir fini avec ce poète trop tôt disparu (un sixième livre, intitulé pourri, étant en préparation).

Mémoire vocale (toujours chez Unes) est une suite, découpée en sept parties, de 200 poèmes allemands du huitième au vingtième siècle stockés et modérés par Thomas Kling. Traduite et présentée par Laurent Cassagnau et Aurélien Galateau, cette anthologie a été composée en réponse à une question de l’éditeur allemand DuMont Varlag (en 2001) : “De quels poèmes en langue allemande avons-nous besoin en ce début de siècle ?” En réponse, Thomas Kling choisit “cent poèmes dans une période qui va des débuts de la poésie en ancien haut allemand jusqu’au début du XXe siècle ; puis encore une fois environ cent poèmes jusqu’à nos jours, y compris les trente dernières années qui ont suivi la mort de Paul Celan (1970), y compris la période contemporaine jusqu’en 2000, l’année de la mort d’Ernst Jandl et de H.C. Artmann. Que Mémoire vocale accorde tant de place aux poètes qui écrivent en ce moment ne plaira pas à tout le monde. J’assume le reproche de frivolité qui en résulte et je renvoie à la postérité qui jugera.”

Ce volume de 300 pages environ (au format 16 x 22 cm), il convient, me semble-t-il, de le traverser sans suivre la chronologie établie : improviser, faire des pauses, reprendre, laisser le temps opérer, faire un travail d’enregistrement, comme d’effacement. Avant même d’égrener quelques noms, avec le plaisir de retrouver certains auteurs (avec une nouvelle traduction, mais, l’ouvrage n’étant pas bilingue, sans v.o.), et surtout la joie de découvrir de parfaits inconnus (du moins pour le flâneur ordinaire en terre de poésie), relevons un bref poème maritime rédigé en ancien haut allemand par un anonyme (donc un des plus anciens auteurs de cette anthologie) “qui s’adresse aux peuples familiers de la navigation” :

“LA MER BETÉE

Il est une mer gluante –
à l’occident de l’océan.
quand la houle puissante
pousse les navires sur ce chemin :
aucun habile marin
ne peut éviter le désastre ;
aussitôt ils sombrent
dans le giron de la mer.
hélas, alors hélas !
de là nul retour !
si Dieu les secourt
c’est là qu’ils pourrissent.”

Ou ce “poème baroque” de Friedrich Von Logau (1605-1655), dont le titre est Livres :

“De vivre auprès des morts, tel est mon bon plaisir,
D’être entouré partout de ceux qui ne sont plus,
D’interroger les sourds, d’écouter les muets,
D’aimer et d’estimer ceux qui rien ne possèdent
Et pourtant portent tant. Je m’occupe de ceux
Qui me sont profitables et toutefois m’ignorent.
Ceux qui parfois me moquent, me tancent et me dédaignent,
Sont mes amis très chers. Devrais-je les céder,
Que plutôt céderais le monde et ma vie.”

Le téléphone portable, “un des moyens de communication les plus utilisés aujourd’hui” comme l’écrit le 11 mai 2001 Thomas Kling, contient une Mémoire vocale (Sprachspeicher), “un système qui permet de stocker de nombreuses données et de transmettre des signes surprenants.” D’où le titre de cette anthologie de poèmes non figée, ouverte à d’innombrables lectures, donc à de nouvelles interprétations, y compris au sens musical (même s’il ne s’agit pas de “poésie sonore”). “Le poème se transforme en permanence […] : il se modifie à chaque lecture. Les poètes et les poétesses n’étaient pas et ne sont pas vraiment en mesure de dire ce qu’ils ont fabriqué chaque fois qu’ils ont commis un poème. Les spécialistes de la poésie, eux aussi, n’y parviennent, dans le meilleur des cas, qu’approximativement. Le poème est un échantillon de langue fuyant, un phénomène verbal protéiforme.”  Ne pouvant nous étendre longuement, choisissons, parmi ces 200, un poème de Kurt Schwitters :

Chanson de Schmidt // Et quand périront les mondes / Resteront toujours les ondes. / La radio vous tient au courant / Des derniers événements. / Quand je parle devant le microphone, / Dans l’univers chaque son résonne. / Et dans les espaces intersidéraux / On apprend les derniers ragots. / Jusqu’à la fin des temps nous voulons émettre / Dans le cosmos, sur des kilomètres.”

Comme un bonheur ne vient jamais seul, une seconde anthologie parait simultanément chez Lurlure : Le Chaos dans 14 vers – une anthologie bilingue du sonnet anglais composée et traduite par Pierre Vinclair qui a choisi, non de faire l’histoire de cette forme, mais de relever certaines différences, d’un moment à l’autre de l’Histoire, en privilégiant 14 poètes, de Shakespeare à Marilyn Hacker (1609-2020 en ce qui concerne les dates de publication). Chaque séquence (entre 6 et 19 poèmes) est introduite par une brève présentation (de 2 à 4 pages). On trouvera aussi, quand l’auteur l’a jugé utile, quelques notes sur la traduction.

Pierre Vinclair : “J’emprunte mon titre au premier vers d’un sonnet d’Edna St. Vincent Millay [poète américaine à peu près inconnue en France] : « I Will Put Chaos into Fourteen Lines » (« Je fourrerai le Chaos dans quatorze vers »).” C’est un des quinze points (14 + 1) de son avertissement. On ne les évoquera pas tous ; seulement le 6e : “Le chiffre 14 n’a pas de signification : il n’est fétiche que parce qu’il a réglé de grands poèmes. On peut dire : il n’est fétiche que parce qu’il fut fétiche” ; et le 15e et dernier : “(Je plaisante.)” On préférera garder un peu de place pour reprendre un de ces sonnets anglais (dans la traduction proposée par Vinclair et non en v.o., ce qui nous permettra d’apprécier certaines audaces). Mais lequel ? Pourquoi pas un des Holly Sonnets de John Donne :

“Frappe mon cœur, Dieu trin !, au lieu d’en rester à
Toquer, souffler, lustrer, chercher à réparer ;
Pour que je me relève, inverse-moi et bande
Ta force : casse, rase, brûle – et fais-moi neuf.
Moi, telle une cité usurpée à autrui,
Je lutte pour t’admettre, mais oh ! sans succès.
La raison, ton agent, qui devrait me défendre,
Est captive et s’évère ou faible, ou infidèle.
Alors que je t’adore et voudrais être aimé,
Je sais être promis à ton pire ennemi.
Répudie-moi, dénoue et romps ce nœud encore,
Prends-moi à toi, emprisonne-moi, puisque je
Ne sera jamais libre à moins que tu m’emportes,
Non plus que jamais chaste, à moins que tu me violes.”

Ou ce bref montage de quelques vers d’Elizabeth Browning : “J’ai vécu, des Rêves pour seule compagnie / En lieu d’hommes ou femmes, voilà des années”, de G.M. Hopkins : “Pire, non : rien. Degré de l’au-delà des peines, / Maux neufs nourris aux maux anciens, serrent plus fort. / Grande consolatrice, où est ton réconfort ?”, d’E.E. Cummings : “le vent a balayé la pluie et balayé / le ciel et balayé toutes les feuilles / et les arbres tiennent debout.  Je pense que moi aussi / je connais l’automne depuis trop longtemps”, et enfin de Marilyn Hacker : “C’est une parenthèse entre deux quarantaines – / […] Tests Covid pour train / et certificats attestant notre statut / vaccinal. Mois prochain, nouveau pass sanitaire. / Et demain, c’est le tout dernier jour de juillet.” À un Pompidou près, les anthologies sont composées par des poètes. Il est donc intéressant d’aller y jeter un œil (et même un peu plus), non pour y repérer ce, ou ceux, qui manquent (maladie des commentateurs : reprocher certains oublis, toujours suspectés d’être volontaires), mais pour relancer ce dialogue ininterrompu d’une époque à l’autre, d’une langue à l’autre, d’une mémoire à l’autre…

3.

D’Alexis Pelletier, rappelons un livre de poèmes évoqué ici-même en 2020 (Le présent du présent, Tarabuste) et ses fameux entretiens avec Claude Ollier (Cité de mémoire, P.O.L, 1996). Si j’en crois la page “du même auteur”, d’où ça vient est son dixième ouvrage chez Tarabuste (à Saint-Benoît-du-Sault, dans l’Indre ; on y trouve aussi sept autres titres, publiés chez autant d’éditeurs).

Suite de poèmes sans majuscule (à de rares exception, le plus souvent en italiques : citations, noms propres), ni ponctuation, et dont le titre se dispense de point d’interrogation, d’où ça vient est écrit “en réponse à cette tentation du lyrisme : faire entrer la multiplicité de la perception de ce qui entoure et de creuser encore – en s’adressant à l’autre, c’est-à-dire au plus intime de ce qui est tu – ce qui aujourd’hui apparaît comme un conflit irréductible entre l’asphyxie et la nécessité d’y voir un peu plus clair dans ce monde.”

“il se peut que la perception du temps
soit le cœur de l’affaire
avec tous les effets connus de décalage
superposition impression de
déjà vu répétition reprise
et si je te parle de Marcel
je ne sais pas vraiment s’il
s’agit de Proust et de Duchamp”
C’est quand on n’attend rien qu’une surprise peut se produire…

“La surprise ou / quelque chose du désir voici / que j’entends les Lieder de Schubert / avec le mot Sehnsucht toujours / la rencontre entre le désir et la quête / l’attente sans objet / qui n’est ni nostalgie / ni mélancolie mais peut / participer de l’une et de l’autre / douleur énergie / par ceci qui sans doute tient / d’une mystique de l’attente”

Indices du monde rassemblés là… Faisant retour. Creusant le présent. Pelletier parle d’“une impression de toujours déjà lu… Ou plutôt quelque chose du vieux fantasme de tout faire entrer dans le poème : l’altérité ou l’engagement dans le monde, la détermination et l’humilité de la confrontation aux mots, l’indignation voire le refus et, bien sûr l’amour” :

“t’écrire un poème d’amour
et tous les deux nous amuser
avant la mort […]
et d’où ça vient toujours ceci que ce
sera cette conjonction
qui dans ces temps de colère
conduira toujours jusqu’à toi
ton corps
dans le sommeil à côté de moi”

Beaucoup de colère – le livre a failli s’appeler Déraison de la colère, puis L’incondition humaine, avant de trouver son titre définitif : “et si nous en sommes à l’incondition humaine / c’est aussi par oubli de l’inconditionnel de la vie / mon poème comme un manuel de morale / ça ne tient pas longtemps voire / ça le fait pas”

Une courte pause, avant de recopier les quatre derniers vers – non dénués d’humour – de d’où ça vient :

“un monde limité à
quelques mots passionnément
je t’aime
j’ai déjà lu ça quelque part”

Pour conclure cette longue constellation poésie, etc., signalons la sortie du numéro de mars 2023 de la revue Europe dont les dossiers sont consacrés à Jude Stefan et Maurice Chappaz – la transition avec d’où ça vient se faisant presque “naturellement” puisque Alexis Pelletier et moi-même avions composé, avec le précieux concours de Johan Faerber, le sommaire du “dossier Claude Ollier” pour le numéro de mai 2021 de cette revue.

Gérard Cartier – l’initiateur du dossier Jude Stefan (143 pages présentant une vingtaine de textes) – rappelle la disparition de ce dernier, le 11 novembre 2020, qui lui a “fourni un malheureux prétexte pour honorer l’un des poètes majeurs de notre époque.” Jude Stéfan reste un inconnu, dit-il, bien qu’il “n’ait pas manqué de reconnaissance critique”, notamment de la part de “ses confrères, les meilleurs juges.”

“La poésie vient toujours en lutte contre l’acquis pensé et tenu pour stable des époques précédentes” écrit Jude Stéfan, dans Poésie et peinture (1979). “Si la poésie souffre de la sorte le besoin de se rapporter à des techniques voisines, par sa musicalité ou sa picturalité, n’est-ce pas qu’elle manque d’une précise définition qui lui éviterait les fausses analogies ? Est-elle l’art de faire des vers ou plutôt, selon Valéry, l’essai de restituer cette « chose » que figurent les cris, les larmes, les caresses, les baisers, un indicible au moyen du langage ?  Un architecte, un sculpteur, un musicien, un peintre au moins connaissent leur matière – pierre, glaise, notes, couleurs et lignes : mais un poète, le mot lui échappe aussitôt. […] Comment rester dans le poème puisqu’on ignore son lieu ?” Grand plaisir de pouvoir achever cette chronique avec une batterie de questions. À moins que se risquer à laisser en suspens (n’en reprenant que les deux premiers vers) un poème d’Eugène Savitzkaya – un des dix-sept contributeurs de ce numéro 1127 d’Europe :

“et je dis merci à Jude pour le champ d’horreur fleuri de plaisirs, cadavres jetés aux orties avec chasteté et pudeur, et la lourdeur des ans

et je dis merci à Stéfan, le preux, le troubadour, barde ou trouvère entiché des anciens et les injuriant par-dessus siècles et terres stériles […]”

Yves di Manno, Lavis, Flammarion, mars 2023, 156 p., 17 €
Laure Gauthier, La cité dolente, LansKine, mars 2023, 62 p., 8 €
Carol Snow, Dioptre, Éditions Unes, janvier 2023, 80 p., 17 €
Thomas Kling, Itinéraire, Éditions Unes, février 2023, 64 p., 16 €
Thomas Kling, Mémoire vocale, 200 poèmes allemands, Éditions Unes, février 2023, 320 p. , 25 €
Pierre Vinclair, Le Chaos dans 14 vers, anthologie bilingue du sonnet anglais, Éditions Lurlure, mars 2023, 400 p., 20 €
Alexis Pelletier, D’où ça vient, Tarabuste, janvier 2023, 212 p., 16 €
Revue Europe, dossier Jude Stefan (& Maurice Chappaz), mars 2023, 364 p., 22 €

© Christian Rosset