Le Musée Jacquemart-André offre au peintre italien Giovanni Bellini (v.1435-1516) sa première exposition en France et c’est un éblouissement. Une cinquantaine d’œuvres couvrant la carrière et les influences de l’initiateur spécial du colorito, cette engeance artistique de la vibration chromatique née au sein de la sérénissime.
Bellini est le fruit d’une psychogénéalogie entièrement artistique : un père (Jacobo) peintre gothique ouvert aux ondes nouvelles venues de Florence, un frère (Gentile) occupé par les commandes publiques et qui lui laisse souvent le soin de créer les œuvres privées devenues nécessaires par la pratique récente de la prière intime et domestique, un beau-frère star nommé Andréa Mantegna peignant les corps et les formes sculpturales comme personne avant lui et surtout une ouverture incessante vers les influences des figures majeures de son temps, comme le résume l’historien de l’art Roberto Longhi en 1946 : « Il fut tout ce que l’on affirme : d’abord byzantin et gothique, puis émule de Mantegna et padouan, ensuite sur les traces de Piero della Francesca et d’Antonello de Messine, enfin partisan de Giorgione. »

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Ses traces inouïes jalonnent un XVe siècle qu’il semble survoler, au-delà de la concordance des années de son existence, en signant – à l’huile le plus souvent – l’essentiel, alors religieux. La Vierge et l’Enfant entourés de Saint Jean-Baptiste et d’une sainte (Sainte Conversation Giovanelli), de la Gallerie dell’Accademia de Venise, peinte vers 1500, agite les drapeaux de la couleur renaissante pour faire tourner le socle du siècle. Ceux-ci se laissent lire dans un mouvement musical : vert, bleu et blanc, rouge. Puis dans l’autre sens – essayez – apportant d’autres nuances d’orange, de rose et de noir ; la couleur rend ivre la tête qui ose se positionner devant elle.

Dix ou quinze ans plus tard, La Vierge à l’enfant en trône, qui fait partie de l’exposition permanente du musée Jacquemart-André, se retire du poids du monde. Marie et Jésus sont légers, prouesse picturale, miracle de leur station centrée sur du marbre : yeux baissés, ils s’absentent de la scène tout en y apparaissant. Les bandes bleues du ciel de ces deux tableaux approfondissent la vision, déclarant dans de grandes lignes d’ouverture hautes et lointaines que la peinture tient du dévoilement de l’âme, de la première parole.

Avec Bellini (comme chez les grands maîtres) c’est la peinture elle-même qui parle : le sfumato décliné dans l’azur dit une possibilité d’agrandissement de l’être humain, guidant son ampleur nouvelle à la Renaissance. L’atelier de Bellini a du succès et il ne quitte jamais Venise quand la plupart des peintres se nourrissent de voyages, Flandres, France, autres cités italiennes. Je crois qu’il n’a besoin que de très peu de choses et de toute façon tout vient inexorablement à lui, dans l’espace d’un parcours mental. Ses tableaux sont des visions. Âgé, Bellini voit Giorgione et Titien s’éloigner des contours nettement dessinés et lancer la peinture vers une course colorée encore plus accentuée. Il peint La dérision de Noé peu avant de mourir, elle sera sa seule scène de l’Ancien Testament : Noé saoul moqué par son fils Cham et dont le corps de vieillard nu est pudiquement recouvert d’un drapé par ses deux autres enfants, Sem et Japhet. Albrecht Dürer, en visite à Venise en 1506 quelques années avant l’exécution de cette toile, ne s’y trompe pas : « J’ai de la sympathie pour lui. Il est très vieux et toujours le meilleur en peinture. »

Giovanni Bellini, influences croisées, jusqu’au 17 juillet 2023. Musée Jacquemart-André, 158, boulevard Haussmann, Paris. Exposition ouverte tous les jours, de 10h à 18h. Nocturne les lundis jusqu’à 20h30.