À la frontière (7) – Éric Chevillard, Nicolas Mahler & Jaroslav Rudiš, Ferdinand Hodler, Michèle Cohen

© Christian Rosset

Se promener dans les livres – enregistrant au passage certaines lignes, certains enchaînements ; faisant des pauses ; oubliant momentanément ce qui vient d’être enregistré ; reprenant le parcours, en attente d’on ne sait quel surgissement – me rappelle ce que j’ai accompli quasi-quotidiennement durant des décennies pour une chaîne de radio nommée France Culture.

Du plus simple formellement (À voix nue) au plus élaboré (l’Atelier de Création radiophonique), en passant par les Nuits Magnétiques (et autres programmes de fin de journée), les Chemins de la connaissance (ou de la musique), et bien d’autres espaces de production et de diffusion, 500 projets proposés, puis acceptés (sans “contrat de grille”, donc sans garantie de continuer) ont été mis en PAD (prêt à diffuser), à l’exception d’une trentaine de séries en direct. L’idée était de sortir des studios magnétophone en bandoulière, avec un couple de micros, une perche et un casque, afin d’enregistrer des sons, des voix, dans la rue ou dans un bistrot, dans un jardin ensoleillé ou dans un sous-sol faiblement éclairé, dans une ville bruyante ou à l’écart (bord de mer, forêt, etc.) : varier les lieux et les ambiances ; et surtout, ne pas rester immobile : bouger, marcher, parfois même courir.

Je vous parle d’une forme de radio non assujettie à l’impératif “informer, instruire, divertir” et diffusée par la voie des ondes, sans compresseur. Un espace “d’expression” libre, hanté par des passeurs susceptibles – pour reprendre une expression d’un des grands artistes de l’A.C.R., Yann Paranthoën (1935-2005) – de tailler le son avec les mains : capter du réel, en agencer les éclats, inventer ainsi des harmonies et des rythmes, proposer des contrepoints inédits. Trois étapes : Enregistrer (“tourner” dit-on, comme la bande magnétique tournait au temps de l’analogique) ; Monter la matière enregistrée en cellule (c’est ainsi que sont désignées à Radio France les pièces insonorisées réservées à ce travail) ; Mixer en studio. Je résume bien entendu, la situation pouvant s’avérer plus complexe : nouveaux enregistrements après montage et mixage ; mixage remonté, puis remixé ; etc. Accompagné (ou non), en dialogue (ou non), toujours à l’écoute, on ne cesse de passer du dedans au dehors, et du dehors au dedans, en quête d’ouverture, de relance infinie d’un questionnement qui est celui de toute une vie.

Et puis, il y a quatre ans, j’ai coupé le son. Mon dernier magnétophone (un DAT) avait rendu l’âme depuis quelques années, sans que ne me soit venue l’envie d’en acquérir un nouveau, forcément moins cher et plus performant. Mais cette coupure ne pouvait être celle de l’écriture qui devait se poursuivre sur un autre support. Pour reprendre les mots de Jean Daive, qui fut contraint de quitter l’antenne de France Culture en 2009 : “Il s’agit de résister ailleurs plutôt que de survivre ici.” Résister aux effets de ces mises à mort successives du plaisir de relancer les dés de la création (subissant depuis le début du vingt-et-unième siècle une redoutable accélération) ; résister à la dénégation du primat de la sensation – le son nous traversant via l’oreille, mais pas seulement – au profit de l’étalage de blablas interminables dans l’air du temps ; résister à la répétition inlassable du même cent fois éprouvé – tout cela s’accompagnant de souffrances infernales pour celles et ceux qui étaient prêt(e)s à tout donner. En ce qui me concerne, partir de ce lieu pourtant aimé s’est accompli de manière sereine, mais avec un regret, celui de ne plus travailler en équipe : d’être renvoyé à une solitude pas si “essentielle”. Mais il était temps car, comme on le sait, la chaîne a subi récemment quelques secousses plutôt brutales, et pas pour le meilleur (sauf paraît-il en ce qui concerne l’audimat), que la presse (Libération, Télérama, principalement) a relayées bien mieux que je ne saurais le faire.

Ces chroniques – qui ne cessent de changer de titre, mais pas de concept – sont manière pour moi de prolonger le travail radiophonique devenu impossible au quotidien. Lire, écouter, voir, c’est enregistrer. Tailler dans ces lectures, c’est faire du montage. Agencer dans un certain ordre une série d’opus, glisser quelques images de manière précise entre les paragraphes, c’est mettre en PAD. Et on peut relever qu’une sorte de “fond sonore” agit quand on lit, même sur écran. Le lien entre essai radiophonique et chronique est formel. Il y a le côté “journal”, “carnet de bord”, en partage. Et un vif désir de faire surgir quelque chose du silence. C’est une activité qui se poursuit au jour le jour, critiquant, de montage en montage, de recopiages en coups de gomme, ce qu’on a enregistré ; car il se s’agit pas de donner son avis (vieille antienne), mais de dialoguer avec la voix du livre (et celle de l’auteur ou de l’autrice) ou celle(s) du film, ou ce que les images nous chuchotent à l’oreille. Ce travail d’écriture peut s’accompagner de l’écoute distraite de musiques déjà mémorisées. Au moment où j’écris ces lignes, vient de s’achever Die Kunst der Fuge (L’Art de la fugue) de Bach. Il faut donc changer de disque : ce sera Perpetuum Mobile d’Einstürzende Neubauten (puis Bela Bartók, etc.). Fin du prélude d’À la frontière, septième épisode : roman, bande dessinée, peinture, récits. So May we Start ?

1.

Le narrateur du 24e livre (et 23e à être qualifié de roman) d’Éric Chevillard publié aux Éditions de Minuit, La Chambre à brouillard, se propose de “prendre bien soin” de son “curieux sujet”. “Il m’a été confié et j’ai accepté de le garder en observation. On aura estimé à juste titre que j’étais le seul qualifié pour mener à bien cette étude. Il est maintenant là, devant moi, étrangement mobile, brûlant d’on ne sait quelle ardeur.” Personnage aussi réjouissant que pathétique, dont le récit nous tient en haleine sur près de 200 pages en 3 parties – la deuxième étant (un poil moins que) trois fois et demi plus longue que la troisième, elle-même étant (un poil plus que) deux fois plus longue que la première qui est donc sept fois et demi plus courte que la deuxième –, ce narrateur n’a pas de nom, mais une épouse (Nine, dont “la présence inopportune [le] gêne un peu quand [sa] libido défaille”), un fils (Victor, “qui [l’]avait un jour surpris dans [son] laboratoire comme [il étudiait] les effets du cinéma pornographique sur le fonctionnement de l’appareil génital des quadragénaires bruns et très légèrement ventrus de l’hémisphère occidental à l’aube du XXIe siècle”), quelques “connaissances” (le jeune Oleg, qui “glissait sur une mauvaise pente” ; Gorius, “ce glaviot” “plagiaire”), et surtout un sujet – mais qu’est-ce qu’un sujet ?

Pour ne pas sortir du très obsédant sujet radio, le “sujet”, c’est ce qu’on n’a cessé de me réclamer, côté directions de programmes : Vous n’auriez pas un nouveau sujet à nous proposer ? Il fallait apprendre à ruser. Dire : ma prochaine production portera sur tel ou tel sujet ; alors qu’en réalité elle ne pourra découler que de la rencontre avec telle ou telle personne (au singulier comme au pluriel) – chaque sujet proposé sur le papier n’étant qu’un prétexte, manière de rassurer celles et ceux qui décident sans comprendre (et ce, de moins en moins) que la forme d’un essai radiophonique ne peut se dessiner clairement qu’à force d’agencements plus ou moins imprévisibles (quitte à flinguer en cours de route le “sujet proposé”). Avec ce roman, c’est quasiment la même chose : comment se saisir de ce qui ne cesse de glisser – refuse de se laisser attraper, s’échappe (nous échappe) –, ne cesse de muter, éclate tel un ballon excessivement gonflé ou nous écrase de son poids de monstre trop nourri ? Me reviennent des titres contenant le mot “sujet”, comme Mon cher sujet (film d’Anne-Marie Miéville), qui ne sont d’aucune utilité pour saisir la démarche d’Éric Chevillard qui a choisi pour ce nouveau roman un titre qui rime avec son nom : La Chambre à brouillard [en aparté : curieux que les deux derniers livres des Éditions de Minuit que je défends dans ces chroniques aient en commun le mot “brouillard” (au pluriel chez Georges Didi-Huberman, au singulier chez Éric Chevillard)]. Même si ce dernier publie beaucoup (aux 24 livres chez Minuit, il faut en ajouter 35 autres chez divers éditeurs), même si l’on peut découvrir chaque jour sur le blog de L’Autofictif trois “notes plutôt brèves” :

“J’ai dû me faire aider par un psy pour y voir plus clair. Il tenait l’échelle pendant que je changeais l’ampoule.

Le père vient de mourir. Les enfants iront une semaine sur deux chez leur mère et, l’autre, à l’orphelinat.

Je m’apprête à publier un nouveau roman. Déjà, je sens que frémit d’impatience l’indifférence générale” (22 février 2023),

Éric Chevillard est un écrivain qui se fait rare : qui notamment ne fait guère entendre le timbre de sa voix (mais fouillant Internet, on relève qu’il s’accorde parfois quelques dérogations à cette règle non écrite). Si tout ce qu’il publie sonne (et peut se lire à voix haute, car il est aussi bien un mélodiste qu’un rythmicien ayant le sens de la dynamique et de l’accentuation), ses écrits ne sont pas non plus dépourvus de visages. C’est (one more time) comme à la radio : une certaine puissance visuelle naît de la puissance langagière. Il convient d’interpréter avec justesse cette partition qu’est le livre imprimé.

Craintif des falaises dans Mon Lapin Quotidien n°21 © L’Association / L’Arbre vengeur

Paru peu après Craintif des falaises (avec des dessins de Killoffer), prépublié dans Mon Lapin Quotidien, avant d’être repris par L’Arbre vengeur, La Chambre à brouillard est, si j’ai bien compté (et je l’espère, car c’est un nombre premier), le 59e ouvrage d’Éric Chevillard. En voici, non l’incipit, mais les premières lignes de la deuxième partie :

“C’est en raison de mes travaux précédents qu’il m’a été confié, je suppose. On aura estimé que j’étais qualifié, le seul qualifié peut-être.

En effet, qui d’autre ?”

Qui donc est cet “il” – le “sujet” en question – dont il convient de “prendre soin” ? Un concept ? Un personnage ? Un hybride à la fois “concret” – de forme animale, comme un monstre domestique – et “abstrait” – présence fantôme crée par un narrateur qui ne cesse de “perdre son sujet” (ce qui est une raison de vivre comme une autre). Pas de psychologie (on respire). Beaucoup d’humour (son absence serait stupéfiante). Et un principe formel, peut-être pas nouveau (certains passages de L’Arche Titanic – opus 57 – en relevaient), mais dont l’usage se déploie cette fois sur la quasi-totalité du récit : aller très fréquemment à la ligne –

forme de versification, où compte avant tout le rythme et l’idée – les deux étant solidaires ; à quel tempo (à quels tempi) doit-on lire ? Force d’entraînement / désir de ralentir (toute lecture générant une lutte) –

et faire usage de blancs entre les séquences.

“Je suis ferré, je l’avoue, piégé par mon sujet.
Déjà comme englué dedans.
Il me tient.
Cette fois, je pensais pouvoir garder mes distances. Entre nous, laisser un peu d’espace pour mes évolutions et révolutions personnelles, mes belles acrobaties.
Virevoltes.
Et palinodies.”

Récit qui s’invente pas à pas, comme la traque de quelque chose (ou le journal d’une quête d’un sujet par un narrateur aussi drôle que terrifiant), dont on ne cherchera pas à dévoiler quoi que ce soit (même s’il n’est possible de spoiler que les mauvais textes et les films les plus exécrables), La Chambre à brouillard est une réussite incontestable qui, pour être pleinement appréciée, ne demande que quelques petits réglages, comme certaines musiques requièrent que l’on baisse, ou que l’on hausse, très légèrement le diapason ordinaire (ici celui de l’ironie – mais pas seulement) pour être jouées. Quelques lignes, encore :

“Comment l’évacuer ? / Comment le vomir ? / J’avale des chardons – et si c’était encore nourrir cet âne ? / Je cours autour de la maison pour le faire sortir avec ma sueur – et s’il prenait plutôt mes muscles, s’il durcissait sa position ? / Quelle meilleure planque pour lui que le ventre de l’homme lancé à ses trousses ? / Et comment réduirais-je son avance sans me priver des plaisirs de la bouche ? / On a de toute évidence cessé de rire.”

2.

Oiseaux de nuit, en collaboration avec l’écrivain tchèque Jaroslav Rudiš, est le 21e ouvrage de Nicolas Mahler publié à L’Association (soit la partie la plus visible de l’iceberg en langue française ; on pourra se rendre compte de la totalité de l’impressionnante production de ce dessinateur autrichien en allant faire un tour sur son site. De même génération (Mahler, né à Vienne en 1969 ; Rudiš, à Turnov en 1972), échangeant dans la même langue, l’allemand, scénariste et dessinateur accordent finement leurs violons pour ce qui n’est pas une adaptation, mais une création originale : “une excursion nocturne, métaphysique et mordante”, nous dit-on.

Reprise : comment parler de cette virée éclairée par la lune et quelques réverbères de deux personnages, un grand maigre et un petit gros comme il se doit, tous deux anciens amoureux d’Hana (ça démarre comme ça : “As-tu couché avec Hana finalement ? – Oui. Une fois. – Merde. – Je croyais que tu le savais. – N’en dis pas plus s’il te plaît.”), allant d’un pas décidé d’un débit de boissons à l’autre où de nombreuses chopes de bière sont méthodiquement vidées ? Bavard mais traversé de silences, nocturne mais lumineux (superbe bichromie où le blanc en réserve éclate à chaque double page ; Mahler est un dessinateur hors-pair doublé d’un graphiste précis et ingénieux), ce livre de dialogues met en scène un petit théâtre en bandes dessinées sans fausse profondeur, où de petites histoires se frottent à l’Histoire : où rien n’est tragique, sinon le retour du quotidien, qui n’est pas “du pipi de chouette” comme chacun sait. Oui, comment parler de ce qui manifeste l’évidence d’un trait, la pertinence d’un ton, la justesse des enchaînements, l’expression d’un puissant esprit de variation, et un goût pour le récit (plus ou moins non) romanesque que Proust, Joyce ou Thomas Bernhard (pour ne citer que quelques-uns des auteurs dont Mahler a proposé des adaptations ô combien réussies ; on pourrait leur ajouter Carroll, Kafka ou Musil) ont en leur temps contribué à renouveler ? Si j’ignore tout ou à peu près de l’œuvre de Jaroslav Rudiš (romancier, auteur de théâtre, scénariste de bandes dessinées, et musicien de la scène alternative tchèque), il se trouve que ma bibliothèque regorge d’ouvrages de Nicolas Mahler depuis ses premières Pattes de mouche de la fin des années 1990 à ces Oiseaux de nuits. Y faire un tour, relire Flaschko, l’homme dans la couverture chauffante ou Pornographie et suicide me rend impatient de découvrir ses opus encore non traduits en français (comme Thomas Bernhard, Die unkorrekte Biografie et Ulysses, sans oublier ce qu’il a signé de son nom seul : solar plexy, Erotische Gedichte, Das kleine Einschlafbuch für Große). Continuons à relever quelques dialogues (là, c’est le grand maigre qui parle) : “Ce n’est pas évident pour moi de prendre le train. Si je vais à Usti nad Labem… je dois être bourré aussi. / À Bohušovice, tu sais bien, ce train vers Terezin, c’est là qu’ils arrivaient tous, et de là, ils continuaient, et allaient mourir dans cette tempête. Ça non plus, je ne peux pas le supporter. / Finalement, il n’y a que sur Internet que je peux prendre le train.” À la suite de quoi, il est grand temps de montrer une double page :

Oiseaux de nuit © Jaroslav Rudiš & Nicolas Mahler / l’Association

“Je ne sais pas pourquoi j’attire toujours les catastrophes. / Pourquoi ce genre de choses n’arrive qu’à moi. – Ça arrive à tout le monde. – Non. Non.” On pourrait aussi recopier les surprenants échanges au sujet des “bisons d’Europe” (“J’ai lu que les mâles vivaient soit seuls… soit qu’ils formaient de petits groupes d’amis dans la forêt… un peu comme nous au troquet”), mais ce serait vain, puisqu’on manquerait la calligraphie, l’image et le bruit de la tourne des pages. Mettre ses pas dans ceux des personnages est le meilleur moyen d’approcher au plus près ce qui se trame dans cette histoire. Nous faudra-t-il pour autant absorber autant de chopes de bière qu’eux ? Pas forcément… La meilleure chose à faire, lisant, est d’apporter en offrande quelques suppléments de noirceur et de mordant.

3.

Et maintenant, de nouveau, une histoire de “sujet” : le sujet Valentine, du nom de la compagne du peintre suisse Ferdinand Hodler (1853-1918). “Depuis sa révélation lors de l’exposition organisée par Jura Brüschweiler en 1976, l’histoire de l’art a retenu le cycle tout à fait prodigieux de dix-huit peintures et près de 120 dessins relatant la maladie, l’agonie et la mort de Valentine Godé-Darel [1873-1915] comme une des entreprises artistique les plus originales de la peinture occidentale” écrit Niklaus Manuel Güdel, qui a dirigé avec Anne-Sophie Poirot cette somme aussi imposante que magnifique publiée en deux volumes sous coffret aux éditions Les Cahiers dessinés : Valentine – I, peintures et dessins / II, chronique et carnets –, 424 pages au total, avec de nombreuses reproductions et une dizaine d’essais.

C’est en 1908 que Ferdinand Hodler rencontre Valentine Godé-Darel, de vingt ans sa cadette, qui “deviendra d’abord son modèle, puis sa maîtresse” : relation forte, mouvementée, “faite d’amour et de haine, de soif de liberté et des liens de la dépendance”. Une fille, Pauline, naîtra de leur union en 1913 alors que “Valentine est déjà malade d’un cancer” et que Ferdinand a déjà “peint [en 1909] mourante, puis morte, sa première compagne et mère de son fils Hector”. Après avoir suivi cette “lente et interminable agonie qui s’achève le 25 janvier 1915”, Hodler revient les jours suivants réaliser plusieurs dessins et peintures de Valentine morte (dont celle, sublime, qui est reproduite en couverture du coffret). Cette suite proprement inouïe d’un artiste se donnant entièrement, avec autant d’énergie que de retenue, est le sommet de l’œuvre de Ferdinand Holder (il me semble qu’aujourd’hui, c’est chose entendue). C’est pour cela que ces deux volumes impeccablement façonnés, replaçant cette œuvre dans son contexte aussi bien privé que public, marquent une date dans l’histoire de l’édition. Depuis qu’ils sont entre mes mains, je ne cesse d’y revenir, hanté par ce que le sujet Valentine, par la grâce de son monomaniaque regardeur, a apporté à la peinture.

Ferdinand Hodler, Portrait de Valentine malade (1914) © Les Cahiers dessinés

Documenter la mort par le trait (en tracer certains contours non nécessairement fermés) et par la touche (toucher le modèle en déposant de la couleur sur le support) ; refaire, reprendre, répéter (comme on le fait au théâtre) ; et ainsi la conjurer en faisant surgir du vivant – en faisant montre d’un savoir-vivre qui serait aussi un savoir-peindre. “La mort a la beauté de la vérité. […] Voilà pourquoi elle m’attire. C’est elle, c’est sa grandeur, que je vois à travers ces traits qui furent aimables, aimés, adorés, et qu’elle envahit. Elle les accable de souffrance, mais en quelque sorte elle les dégage peu à peu, elle leur donne leur plus haute signification. C’est la mort qui a mis, pour moi, sur certains visages leur beauté véritable” écrit Ferdinand Hodler (citation reprise en 4e de couverture du volume I). Ou encore, ces propos du peintre rapportés par C. A. Loosli (cités par Anne-Sophie Poirot dans son propre essai) : “Même la mort stylise la forme ! Tu es face à un cadavre. C’est l’enveloppe éphémère d’une personne que tu n’as jamais vue autrement que vivante, et maintenant elle est là, inanimée et figée. […] Vois-tu, c’est le bouleversant, l’infini – le grand style ! C’est la pérennité, l’extension temporelle de la répétition – parallélisme !”

Valentine, vol. I p.37 © Les Cahiers dessinés

Dans la seule lettre de Valentine Godé-Darel à Ferdinand Hodler conservée, on peut lire : “Je n’ai pas eu de lettre de toi ce matin ; aussi pensais-je presque te voir arriver dans la journée ; mais voici le soir et je crois que tu n’avais pas l’intention de venir… / Qu’as-tu fait, toi, de ton dimanche ? mystère… mystère… mystère.” Et l’artiste peintre note, en décembre 1914, sur un de ses carnets : “Paroles de Valentine : / Que vais-je devenir ? / Je ne veux plus être / longtemps sur cette / terre.” Comme le souligne Anne-Sophie Poirot, “la confrontation [du spectateur] avec ce cycle [est] une expérience hors norme.” Pour qui n’a la chance de pouvoir se rendre au Musée Jenisch de Vevey où se tient (du 3 février au 21 mai 2023) l’exposition “Ferdinand Hodler. Revoir Valentine”, ces copieux volumes renseignent merveilleusement sur ce qui a été, en effet, une expérience (comme toujours, des frottages – entre le visible et l’invisible, le concret et le fantomatique). On ne peut les refermer sans qu’une trace fortement animée, remuante même si précisément cadrée, fixée, persiste – et pas seulement dans la rétine. Et peut-être faut-il admettre, malgré notre tendance à tout abstractiser, que, comme l’écrit Niklaus Manuel Güdel, “L’observation des œuvres [de ce cycle] montre qu’il y a dans la manière de peindre et de dessiner, dans le choix chromatique comme dans les principes de composition, une vision qui dépasse le cadre de la peinture, une aperception du monde en tant qu’unité suprême à laquelle la mort tend à connecter”. Même s’il faut accorder le dernier mot à cette expérience non moins essentielle du silence que peut être la peinture, que l’agonie du sujet Valentine a rendue – paradoxalement ? –  plus vivante que jamais…

4.

Une surprise pour finir. La Rédactrice, aux Éditions du Panseur, est me semble-t-il le premier livre de Michèle Cohen, dont on nous dit qu’elle a passé sa vie à écrire, ce qui l’a conduit un beau jour à se poser cette question : “et si l’écrivain était celui qui ne sait pas écrire ?”

Quoique présenté sur le rabat de couverture comme relevant du genre “roman”, il s’agit d’une suite de brefs récits (je compte 73 chapitres ; je le note parce que ce nombre est premier, et aussi parce qu’il sera fêté cette année par l’autrice – n’en disons pas plus, relevons simplement ce génie des coïncidences) découpée en six parties : 1. Ne pas savoir. 2. Apprendre. 3. Devenir habile. 4. Aimer, mourir, écrire. 5. La fréquentation des poètes. 6. Langue de coton.

J’ai rencontré Michèle Cohen au cours de mes jeunes années (qui étaient aussi les siennes) à la Maison de la radio. C’était du temps d’Alain Trutat (fondateur entre autres de l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture), de Claude Royet-Journoud (qui animait alors Poésie ininterrompue) et d’Alain Veinstein (initiateur des Nuits magnétiques). Michèle Cohen écrit (p.76 de La Rédactrice) : “À vingt ans, j’ai fait connaissance avec l’écriture radiophonique et sa grammaire de base, combinatoire de voix, musique, bruit et silence : voix/musique, voix/bruitage, voix/silence, voix/voix, musique/bruitage, musique/silence ; et encore ruptures, cadences, durées, espace, écho, réverbération, tout ce dont disposait l’outil radiophonique pour inventer une forme, un fond, du texte, de l’écriture, un style.” Nous autres enfants de l’Atelier avons appris l’essentiel de ce qui n’aura jamais été reconnu en tant que métier dans des “cabines bourrées jusqu’à la gueule de bandes magnétiques”. “C’est le plaisir très subtil du montage qui suppléait à notre dénuement, de même les pleins et les déliés du mixage, et la ténuité préservée du silence et le son affaibli, le son renforcé, la cadence trouvée, la discordance soudaine, reprise, affirmée, célébrée, et l’audace de tous les sons mêlés. À défaut d’avoir les moyens, nous avions du temps, des oreilles, et puis nous étions bricoleurs, dégourdis, inventifs. La technique nous procurait un vif plaisir.” Je pourrais continuer de reprendre ces pages si bien formulées, mais ce serait donner une vision partielle de ce livre – ce témoignage ému et précis sur cette forme de radio ne remplissant qu’une trentaine de pages sur 250. Mais si je les privilégie, c’est parce que La Rédactrice m’est parvenu dans un élan d’amitié et de partage du souvenir. Si Alain Trutat, Yann Paranthoën (“Il y eut des résistants. Il était de ceux-là. […] En plus d’être artiste, Yann était têtu)” et quelques autres ne sont plus, certains de nos aînés sont encore à l’ouvrage, résistant le plus souvent ailleurs.

Par agencements d’éclats d’un “roman” – familial (des origines, juives tunisiennes) ; d’apprentissage (de tout) –, fait d’instantanés d’une carrière de rédactrice le plus souvent au service des autres, passée par la radio, mais aussi par la publicité (passage accompli avec un naturel confondant) où, forgeant un mot nouveau (“bouloche”) et quelques slogans, affirmant “Je sais qu’il vaut mieux écrire sec. Raccourcir, couper”, elle devient “directrice de création”, ce premier livre s’achève sur cette recommandation : “Ne pas essayer de tout dire”. S’il s’agit d’un autoportrait, il se présente non refermé sur lui-même, mais en dialogue, en recherche d’écriture aussi variée que possible, attentive à relancer sans cesse l’attention, battant les cartes de l’intime et de l’observation du dehors, faisant état d’une réelle modestie, ce qui convient à ce travail de montage singulier (que tout le monde devrait accomplir un jour ou l’autre à sa manière). Relevons encore cet échange entre Michèle et Claude (le dédicataire de La Rédactrice – un de ceux dont, à une exception près, elle ne livre que le seul prénom) : “ – Claude, tu te souviens, tu m’as souvent dit que le pire, c’était l’habileté – C’est vrai – Une petite habileté – Oui. – Ou pire encore une grande habileté ! – Oui – Qu’il fallait désapprendre – Désapprendre, oui. – Peut-être que je suis en train d’y arriver. Je ne me sens plus habile du tout. Plutôt nue, gauche, maladroite – Je n’ai jamais dit qu’il fallait me prendre au mot ! – Mais à chercher un titre, à essayer de mettre de l’ordre, à la fin je suis perdue, je ne sais plus ce que j’essaye de faire, je ne sais pas ce qu’est ce livre, ni même si c’est un livre. Et ce matin je me suis dit : pourvu que ce ne soit pas trop habile, pourvu que j’aie été assez maladroite !  Tu parles d’une question ! Ai-je été assez maladroite ? – Tu vois, dit Reb Mendel, au bout du raisonnement, il y a toujours en suspens une question décisive ! (Edmond Jabès, Le Livre des questions).”

La Rédactrice, p.250, fragment © Michèle Cohen / Les Éditions du Panseur

Et pourtant adviennent, dans la sixième et dernière partie, des mots brodés avec une formidable habileté : artisanat furieux, mais requérant de la lenteur de de l’application, à partir de monostiches (poèmes d’un seul vers) de Jean-François Goyet. Un travail quasi-chirurgical fait pour être exposé, tant il donne autant à voir qu’à lire : “Je crois avoir, au fil des années, mis, dans ce travail, tout ce que je sais de l’image et du son, du montage des films et de radio, de la mise en page, du graphisme et le tout petit peu que je connais du théâtre. Je l’ai fait modestement, mais avec beaucoup d’exigence. La modestie est un avantage. Le fait de s’adonner à une activité qui n’intéresse pas grand monde, qui ne demande pas beaucoup d’espace, qui ne coûte pas cher, comme le dit Virginia Woolf avec tellement d’humour à propos de l’écriture des femmes, et de s’y livrer dans son coin, sans rien demander à personne, donne une merveilleuse liberté. Et si j’ai préféré faire un usage plus minutieux que flamboyant de cette liberté, libre à moi. Méticuleuse liberté !”

Éric Chevillard, La Chambre à brouillard, Les Éditions de Minuit, mars 2023, 208 pages, 18 €
Nicolas Mahler et Jaroslav Rudiš, Oiseaux de nuit, L’Association, mars 2023, 144pages, 26 €
Ferdinand Hodler, Valentine, sous la direction d’Anne-Sophie Poirot et Niklaus Manuel Güdel, Les Cahiers dessinés, février 2023, 2 volumes sous coffret, 248 et 176 pages, 60 €
Michèle Cohen, La Rédactrice, Les Éditions du Panseur, mars 2023, 272 pages, 18 € 50