C’est une scène placée à l’exact centre de Babylon, le film de Damien Chazelle sorti il y a quelques semaines et dont tout le monde parle encore à juste titre, tant sa furieuse exposition du cinéma américain des années folles de la vingtaine du vingtième siècle tient de la merveille.

Babylon a débuté il y a une heure trente lorsque Nelly LaRoy (Margot Robbie) lance une idée délirante lors d’une énième fête de l’industrie des rêves : et si son père – qui est aussi son agent – s’amusait à défier un serpent à sonnette, en pleine nuit, dans le désert ? La voici sniffant de la cocaïne à l’arrière d’une voiture, menant un convoi qui s’avance à grand bruit en trouant les ombres ensablées de la route jusqu’à ce qu’elle pressente la proximité de la bête. Voilà effectivement un serpent bien gras, enroulé sur lui-même ; la perspective est aussi terrifiante qu’un face à face ultime avec le symbole du début gorgé de péché de l’humanité. C’est fâcheux, le père de l’actrice est trop soûl pour se battre contre le serpent et s’écroule devant lui, l’assistance en rit. « Espèces d’enfoirés, qui va se battre contre lui ? Vous êtes des foutus pleutres, j’ai plus de couilles que n’importe lequel d’entre vous ! »

La jeune femme-fille-star y va, fixant en s’approchant l’animal qui siffle. Mais elle se fait violemment mordre au cou. Tout alors devient fou mouvement, en pleine nuit, devant les phares des automobiles, ces métaphores des lights du plateau cinématographique : des cris fusent, des courses de panique se dansent, des sueurs et du sang multipliés par l’agitation transmuent la fiesta en immense transe. Cependant, l’acteur star de ces années (Brad Pitt) se tient au beau milieu de l’assemblée en fusion sans ciller. Nappes de piano, plan fixe sur son regard fixe. Comme il observe la scène, son silence pose une halte dans le cœur du chaos ; il est alors à la fois l’acteur qui voit la démesure d’une époque dorée du cinéma (la sienne) courir vers sa fin, la figure du réalisateur qui considère dans un plaisir inouï la scène qu’il a méticuleusement pensée en train d’être tournée, mais aussi le spectateur absolu pleurant de désir devant l’incongruité d’un moment si inattendu. C’est la plus pure jouissance du temps qui s’impose à cet instant comme point de capiton de tout le film, ambitieux témoignage du cinéma lui-même. Conrad voit le temps prendre forme dans le plaisir, Chazelle filme – c’est foudroyant – ce qui se met à être par surprise.

Juste ensuite ? Jack Conrad part en courant à la rescousse de Nellie LaRoy mais se fait renverser par une voiture. La superbe sera finalement sauvée par Dame Fay Zhu (Li Jun Li), son amie-amoureuse qui réussit à extraire le venin d’un baiser de vie donné dans la nuque ensanglantée, telle une vampire inversée. Une femme ne pourrait donc retrouver vie après avoir affronté son plus profond désir que grâce à une autre femme ? Opération psychologico-chimique millénaire. Et ensuite, dans le film et dans l’Histoire ? Gueule de bois généralisée… rides et cures de désintoxication… prise en main généralisée par les différentes strates de mafias… égos détruits menés au suicide, les films se mettent à parler et s’allient inexorablement à la Technique : le cinéma entame sa bascule tout comme le monde. Cent ans plus tard, peut-être en sommes-nous toujours là.
Babylon de Damien Chazelle. 3h09
Avec Brad Pitt, Margot Robbie, Diego Calva, Jean Smart, Jovan Adepo, Li Jun Li, P.J. Byrne, Lukas Haas, Olivia Hamilton, Tobey Maguire, Max Minghella, Rory Scovel, Katherine Waterston, Flea, Jeff Garlin, Eric Roberts, Ethan Suplee, Samara Weaving, Olivia Wilde.