Blandine Fauré : « Le festival Effractions donne à entendre une littérature plurielle et indisciplinée » (BPI du 8 au 12 mars)

Le festival « Effractions » de la BPI du Centre Pompidou souffle déjà sa 4e bougie avec, pour cette nouvelle édition en partenariat avec Diacritik, une passionnante programmation. Dès le mercredi 8 mars et jusqu’au 12 mars, plus de 40 autrices et auteurs se succèderont au cours de cet événement gratuit qui, en à peine quelques années, est devenu l’un des rendez-vous incontournables de la vie littéraire au cœur de l’hiver. Cette année, plus qu’aucune autre, l’accent est mis sur ces enquêtes qui, de la vie intime jusqu’à la vie publique, innervent notre quotidien. De Marie-Hélène Lafon à Christophe Manon en passant par Hélène Frappat ou encore Lola Lafon, chaque œuvre provoque une effraction dans le monde. Retour sur la programmation du festival et ses enjeux avec Blandine Fauré, l’un de ses organisatrices, le temps d’un grand entretien pour Diacritik.

Ma première question voudrait porter à l’occasion de cette 4e édition du festival « Effractions » sur les origines mêmes de cet événement désormais majeur de la vie culturelle, sur le sens même donné au terme pluriel d’« effractions » et sur ce qui, depuis ses débuts en 2019, fonde l’identité même du festival. « Effractions » serait ainsi à entendre en un premier sens, celui du retour du réel dans la littérature contemporaine ou du moins une littérature où le réel le plus contemporain fait effraction dans la fiction dans la phrase. Est-ce dans ce sens que vous posez, à l’entame du programme, qu’il s’agit dans le festival de mettre en avant « une littérature qui se saisit du réel » ?

Le festival Effractions est né d’une volonté de la Bibliothèque publique d’information d’organiser un événement de grande ampleur autour de la littérature contemporaine, qui était déjà un axe important de la programmation culturelle portée par la Bibliothèque tout au long de l’année. Lors de la définition du projet, il nous est apparu que malgré la richesse et la diversité de l’offre en matière de littérature et de rencontres littéraires en région parisienne, il y avait une place pour un temps fort qui proposerait une programmation littéraire dense, sur plusieurs jours, mais qui serait également un temps de convivialité, une occasion de rencontres et d’échanges avec les auteur·ices. La dimension festive d’un tel événement correspondait au lieu vivant qu’est la Bibliothèque publique d’information au sein du Centre d’art et de culture Georges Pompidou, tout en restant en cohérence avec son identité de bibliothèque d’actualité, tournée vers les débats et les problématiques contemporaines. C’est d’ailleurs pourquoi le festival met en avant l’actualité littéraire immédiate, en consacrant une large place, dans la programmation, à des textes parus à la rentrée littéraire d’hiver (janvier/février/mars). Le projet d’exploration des liens entre littérature et réel a été pensé dès le début du projet, dans un souci, là encore, de cohérence et de résonance avec l’ADN de la Bpi (qui porte également chaque année le festival du Cinéma du réel) – une volonté d’affirmer une ligne de programmation singulière, bien définie, et de mettre en avant la création contemporaine.

L’identité du festival se fait dans cette exploration du réel par les écrivain·es, à la fois par une valorisation de la littérature dite « du réel » ou de non-fiction littéraire, issue notamment du journalisme narratif remis en lumière par le travail de différentes maisons d’édition dont les éditions du Sous-Sol ou les éditions Marchialy, et plus largement par un essor et un attrait vers des narrations nourries de faits réels depuis les années 2000 (nous avons par exemple, dans cette lignée, reçu des autrices comme Florence Aubenas, Leila Guerriero ou Kapka Kassabova…), tout en laissant la porte ouverte aux fictions qui ont un fort ancrage dans les problématiques contemporaines et qui questionnent notre rapport au monde. Et puis, entre non-fiction littéraire et romans, il y a toute un pan de la production éditoriale plus hybride, entre autofiction, témoignage, enquête, documentaire littéraire, que nous souhaitions mettre en lumière.

Le terme « effractions » est apparu comme résumant ce projet, en ce sens où il désigne effectivement le retour du réel dans la fiction contemporaine, cette « interpénétration » du réel et de la fiction (« réel/fiction » étant le sous-titre du festival), mais aussi dans le sens où notre ligne de programmation s’affranchit de la traditionnelle frontière entre fiction et non-fiction et revendique une certaine hybridité. Le terme renvoie également au titre du livre sur Emmanuel Carrère. Faire effraction dans le réel (P.O.L, 2018). De plus, c’est un terme qui donne bien à entendre selon nous les « frictions » qui émanent de cette porosité entre réel et fiction.

Dans cet esprit d’effractions du réel, le programme de cette 4e édition entend également mettre en lumière les « réalités sociétales contemporaines » : quelles sont celles que vous avez décidé de mettre en évidence à travers votre programmation ? Avec quelles autrices ou quels auteurs ?

La programmation de cette année met en lumière un très large spectre de thématiques qui s’imposent à nous par la force des textes que nous choisissons de porter auprès du public. C’est le cas par exemple de textes de deux primo-romancier·es qui ont impressionné le comité de programmation du festival cette année : l’autrice britannique Natasha Brown et son roman Assemblage (Grasset, 2023, traduction par Jakuta Alikavazovic), qui rend compte de façon virtuose et dans un style d’une grande originalité le mépris de classe qui sclérose notre société contemporaine et nous amène à des impasses, en retraçant le parcours d’une femme noire qui a réussi à la City malgré le racisme et le sexisme auxquels elle a été confronté. Et le roman de Mathieu Lauverjat, Client mystère (Scribes/Gallimard, 2023), qui décrit avec précision l’absurdité de l’ubérisation, de l’évaluation permanente des services et des personnes, en racontant l’histoire d’un jeune livreur, qui, suite à un accident de vélo, va trouver à survivre en devenant « client mystère » afin d’évaluer les employé·es de diverses entreprises à leur insu.

Il est vrai que le monde du travail, les dérives du libéralisme et de notre monde ultra-contemporain imprègnent chaque année notre programmation. Autre exemple pour cette quatrième édition, nous invitons Eric Faye pour un grand entretien à l’occasion de la parution de son nouveau roman Il suffit de traverser la rue (Seuil, 2023), qui dépeint les ravages d’un plan social dans un grand groupe de presse mondialisé.

Bien évidemment, d’autres thèmes sont récurrents d’une année sur l’autre : les conflits armés, l’Histoire (cette année par exemple avec le très puissant texte de Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil [le Tripode, 2022] sur la conquête française de l’Algérie, qui sera lu par Charles Berling), la mémoire ou le féminisme par exemple, mais aussi l’écologie ou le rapport au vivant, qui irrigue la production littéraire depuis plusieurs années. Sur ce sujet, nous avons souhaité mettre en avant le travail de Sibylle Grimbert qui, dans une fiction très juste et sensible paru en août 2022 (Le Dernier des siens, Anne Carrière, 2022), nous questionne sur notre lien au monde animal en racontant la relation qui se noue entre un jeune naturaliste et un grand pingouin, ultime survivant de son espèce.

Le programme, qui invite pas moins de 40 auteurs au long de 5 journées aussi riches que variées, choisit d’organiser l’exploration du réel contemporain en posant la question de l’enquête. Enquêter se trouve ainsi au cœur des récits convoqués qui s’intéressent tout d’abord à l’enquête familiale en explorant les territoires de mémoire. On pense ici évidemment tout de suite à l’une de vos invitées, Marie-Hélène Lafon. Quelles sont les autrices et les auteurs que vous avez convié à dévoiler leurs enquêtes filiales ?

La rentrée littéraire de septembre 2022 a été en effet nourrie par des récits d’enquête familiale, et notre programme reflète en effet très logiquement cette tendance. Qu’il s’agisse d’enquêtes donnant à voir la démarche de recherche, de reconstitution et de rassemblement de traces ou d’archives par l’auteur ou l’autrice, comme dans le roman de Cloé Korman Les Presque Sœurs (Seuil, 2022) ; ou bien dans des formes plus autobiographiques comme dans Beyrouth-sur-Seine (Stock, 2022) de Sabyl Ghoussoub, la mémoire familiale est un terrain fécond pour les écrivain·es qui y trouvent matière à explorer leur identité propre et l’héritage qu’ils portent en eux. Je pourrais également citer Anthony Passeron, Lola Lafon, Oliver Rohe qui seront présent·es au festival. Parfois, ce sont des textes qui dévient de cette trajectoire de reconstitution des silences du passé familial et exposent l’impossibilité (ou du moins questionnent la possibilité) d’écrire cette mémoire et cet héritage, comme dans le nouveau texte de Christophe Manon Porte du Soleil (Verdier, 2023) où le projet du narrateur d’écrire sur ses ancêtres tourne court et se meut en expérience littéraire, poétique et sensorielle d’une grande liberté, qui questionne aussi l’acte même d’écrire.

L’enquête ne relève pas uniquement du domaine privé. Enquêter peut être un geste extime, social et plus largement en quête d’une communauté, d’un collectif plus large qui fonde le rapport des uns et des autres dans la société elle-même. Il s’agit de mettre l’accent sur les espaces de collectivités, les narrations qui cherchent à fonder ou retracer un groupe. Ici encore qui avez-vous convié et pourquoi pour mettre en lumière ces enquêtes politiques ?

C’est la force à mon sens des enquêtes filiales réussies, en ce qu’elles parviennent à exposer des réalités sociales plus larges, entremêlant l’intime et le politique. On le voit par exemple dans le très beau texte de Lola Lafon, Quand tu écouteras cette chanson (Stock, 2022), où le questionnement personnel sur sa filiation et sa propre judéité, alors qu’elle passe une nuit dans l’Annexe du Musée Anne Frank, se déploie simultanément à un travail de réhabilitation de cette dernière en tant qu’autrice, travail qui défait les symboles, les détournements et les appropriations et révèle ce qu’elles disent de notre temps. On le voit également à l’œuvre dans le roman d’Anthony Passeron, Les enfants endormis (Globe, 2022), qui, en retraçant le destin de l’oncle Désiré, sa toxicomanie et sa contamination par le virus du Sida au début de l’épidémie, dresse aussi le tableau des années 1980 à travers l’histoire tragique d’une famille de commençants de l’arrière-pays niçois. Et on le voit aussi d’une certaine façon lorsque les auteur·rices utilisent des outils des sciences sociales, des historien·nes, pour cartographier leur héritage et mettre au jour une réalité plus large.

Mais au-delà de l’enquête puisant son terreau dans l’histoire familiale ou les silences de la mémoire, nous valorisons aussi cette année des enquêtes littéraires ou poétiques qui fouillent d’autres objets et d’autres lieux, comme dans le nouveau texte d’Hélène Frappat, Trois femmes disparaissent (Actes Sud, 2023), où l’autrice enquête sur les prédations dont ont été victimes trois femmes du cinéma hollywoodien, actrices de mère en fille : Tippi Hedren, Melanie Griffith et Dakota Johnson. Ou bien encore avec Alice Géraud, qui, dans Sambre. Radioscopie d’un fait divers (Lattès, 2023), remarquable récit d’un échec judiciaire et policier cuisant et scandaleux, reconstitue une affaire de viols en série qui montre l’évolution du traitement des victimes d’agression sexuelle en France des années quatre-vingts à nos jours. On voit bien que ces enquêtes, au-delà des histoires individuelles qu’elles dépeignent, ouvrent à des espaces de narration collective, et ont évidemment une dimension politique.

Enfin ma dernière question voudrait porter sur l’un des traits les plus remarquables de votre programmation. Comme aucun autre festival, « Effractions » a le souci d’une littérature plurielle, indisciplinée, ouverte dans un dialogue permanent entre écrivains, sociologues ou encore historiens. Vous soulignez combien la littérature possède « une force cognitive » : quelles sont ici encore les autrices et les auteurs que vous avez convié à échanger ?

L’idée que la littérature se situe à la croisée d’autres disciplines, comme les sciences humaines et sociales avec lesquelles la littérature est en constant dialogue, est incarnée dans un format spécifique au sein du festival, qui permet à des écrivain·es de dialoguer avec des scientifiques, des sociologues, des historiens, des anthropologues autour de leur texte. Nous avons mis en place ces formats dès la première édition en 2020, en invitant par exemple Emmanuelle Pireyre à dialoguer avec le biologiste Jacques Testart autour de son roman Chimère. Cette année, c’est Sibylle Grimbert qui sera en discussion avec le sociologue Dominique Guillo pour évoquer la relation homme-animal, et réfléchir aux liens d’interdépendance entre des êtres situés dans un même espace écologique. C’est aussi Miguel Bonnefoy, qui parlera de son roman L’Inventeur (Rivages, 2022) et de ce scientifique ayant découvert l’énergie solaire passé à la trappe de l’Histoire, en dialoguant avec la philosophe Emma Carenini, autrice d’un essai sur l’astre solaire. Et c’est Cloé Korman et l’historien Laurent Joly, qui croiseront leur regard sur la déportation des enfants sous le régime de Vichy. C’est un format qui fait le lien avec la programmation annuelle de la Bpi, qui donne une large part aux questions de société et interroge le monde qui nous entoure ; c’est aussi un écho avec la dimension encyclopédique de la Bibliothèque, puisque celle-ci recèle dans ses collections une multitude d’ouvrages, d’essais et recherches sur ces différents aspects ; c’est également une manière d’interroger le statut de l’auteur, et de faire dialoguer des auteurs de différentes disciplines.

Mais s’il nous tient particulièrement à cœur, d’autres formes de rencontres, et notamment les lectures musicales ou les performances avec des artistes (comédiens, musiciens…) émaillent aussi le festival et donnent à entendre, pour reprendre votre belle expression, une littérature plurielle et indisciplinée !

L’entrée est gratuite et ouverte à tou.te.s. Toutes les informations (programme, dates et horaires, lieux) sur le site dédié https://effractions.bpi.fr/