Oliver Rohe : « La réalité me revient » (Chant balnéaire)

Oliver Rohe (DR)

« La guerre civile du Liban, 1975-1990 » est « le sujet de la plupart de mes livres (Défaut d’origine, Terrain Vague, Un peuple en petit) », écrivait Oliver Rohe dans Devenirs du roman II (Inculte, 2014). Chant balnéaire, qui vient de paraître chez Allia, revient sur l’adolescence de l’auteur au cœur de cette guerre, alors qu’il « arrive à la station balnéaire » et « marche sur des fragments ».

La guerre n’est pas que la somme de combats. Elle est un conflit entre le lieu, le moi, la langue et la mémoire. Elle est, certes, dans les bombardements, les attentats à la voiture piégée ou cet homme embusqué qui tire au-dessus de la tête de lycéens depuis le toit d’un immeuble voisin. Il vise mais pas pour tuer. Pourquoi alors, pour faire peur, pour s’amuser de la terreur qu’il provoque ? La guerre est un vacillement général, le sens en déroute malgré les gestes ordinaires. Elle est ici dans ce qu’un adolescent perçoit d’un lieu en lisière, avec ses lunettes en « culs de bouteille » puis ses lentilles — « je vois trop. C’est insupportable ». Elle se dit dans une langue sublime de sensations affutées parce qu’en partie amorties, quand le corps et les sens sont bouleversés par la puberté et un conflit sans fin, comme deux pulsions contradictoires en soi, de vie et de mort. Elle trouve la note absolue quand l’adulte et écrivain rend ce que l’ado a vécu comme un terrain vague (« le moment m’échappe »), depuis une station balnéaire libanaise, ses « terrains crevés d’herbes folles » et d’éclats d’obus.

Le dernier livre d’Oliver Rohe est ce Chant paradoxal né dans la tension du je et du lieu, d’un à soi étrange(r), une voix qui (dé)centre. Ce Chant n’est ni vers ni prose mais l’impossibilité de l’un comme de l’autre. La prose ferait du chaos un récit à la logique maîtrisée, avec un début et une fin, et non ces éclats de sensations brutes, de gestes lourds alors qu’ils sont aussi ordinaires. La poésie pourrait être l’autre nom d’un lyrisme indécent dans un tel contexte, ici les vers sont des constats purs, en quasi parataxe, des paragraphes brisés, des lignes de front, pour tenir debout alors que la guerre se rapproche, que les bombes tombent toujours plus et toujours plus près, alors que Beyrouth Ouest lui est désormais interdite et que le temps comme l’espace se resserrent.

Le double mouvement de Chant balnéaire est celui d’une vision d’abord « pleine de myopie et de sable humide » puis toujours plus acérée, parce que l’adolescent devient un jeune homme, qu’il perçoit ce qui se joue (et des noms apparaissent alors, Michel Aoun, Samir Geagea, des noms de lieux, hors de la station balnéaire) et d’un chaos qui s’étend, rétrécissant l’espace. S’il est des scansions du temps dans l’épaisseur sans repères du conflit, c’est le 14 août 1986 et la mort de Dany, c’est le déménagement d’un bungalow à un autre, toujours plus loin dans l’alphabet des blocs, dans un lieu toujours plus petit, à mesure que les rares biens de valeur sont vendus « pour rien », « à peine de quoi permettre », puis vers les sous-sols puisque les bombes pleuvent. Ce sont aussi les années de collège et lycée, celles d’un temps empêché : si le jeune homme se présente comme « la chèvre du dernier rang », de fait ses redoublements disent combien le temps sature et n’avance plus. Les cours sont hors du temps (l’Histoire enseignée avance à coups de vérités générales hors sol) ; interrompus par les bombardements, ils finissent toujours par reprendre. Ces années d’apprentissage, de 13 à 17 ans, sont out of joint, au point mort.

« je regarde l’horloge sur la façade du palais,
je ne sais plus si les aiguilles tournent ou si elles sont à l’arrêt,
j’aimerais dire à l’arrêt,
il n’y a peut-être pas d’horloge »

Tout est ici « au bord de » — au bord de basculer dans un conflit total et sans résolution possible, au bord de la mer, puisque tout est eau dans cette histoire, de la bonde de la salle de bains que regarde l’enfant (se demandant si elle relie le bungalow à l’appartement de Beyrouth qu’il a fallu quitter) à la pluie à travers la baie vitrée, en passant par les pelouses aux reflets de rivières — et jusqu’à la « liquidation de soi ». C’est en effet à la fois à l’Histoire, celle du conflit, et à sa propre histoire, à ses origines, que l’adolescent est confronté. Sa mère lui répète combien tout fut différent, elle martèle son éducation anglaise, son père tailleur arménien qui a habillé les plus grands, auquel le Shah d’Iran a offert un tapis qui leur permettra un temps de survivre, son grand-père maternel « photographe de tout l’Orient », « il avait la maison Bonfils » ; il revient à son fils de « porter haut » cette histoire… Mais dans cette station balnéaire qu’il « possède » peu à peu avant de devoir précipitamment la quitter, puisqu’il faut sans cesse partir, Oliver Rohe vit un « dépaysement », toujours « avec et sans ». Il ne roule pas les R, il est orthodoxe dans une école catholique, son patronyme, « séparé » et Défaut d’origine, est allemand mais l’arabe lui assure une graphie autre et il ne comprend pas l’allemand, cette langue à laquelle seul le foot le rattache. Ici, l’adolescent est un étranger et lorsque la carte de séjour annuelle arrive à échéance, il doit se rendre à la préfecture pour demander un « permis de rester dans la guerre »…

C’est là la puissante singularité de ce livre qui hybride vers et prose pour mieux refuser toute assignation générique : Chant balnéaire est une écriture qui part de soi pour écrire le monde. Le je qui, confronté à la violence comprend « très vite et lentement », y est un centre atomique et comme atomisé dans ses sensations, un regard et un corps (im)pudiques, acérés, dans le magma du monde qui l’entoure, de cette guerre d’abord presque lointaine qui se rapproche et frappe toujours plus près. Le temps est à la fois suspendu et insaisissable, pourtant l’adolescent découvre son corps, joue au foot, vit ses premières amitiés et premières amours, fume. Il se trouve pris dans l’expérience quotidienne, ordinaire d’un conflit dont il tente peu à peu de traduire les langues et les disjonctions pour qu’elles deviennent la langue dense et unique de ce Chant, à elle-même espace-temps. Entre « dépaysement » et « liquidation », Chant balnéaire est aussi l’avènement d’une voix : alors que le je de 13 ans affirmait « parle(r) peu depuis la fuite de Beyrouth Ouest » et qu’au lycée « le vocabulaire manque en toute langue », ce récit voit enfin l’avènement d’un nom, ce nom allemand écrit en arabe, ce nom entendu à la radio alors que sa mère, folle d’inquiétude, tente d’avoir des nouvelles de son fils disparu depuis deux jours :

« c’est la première fois que mon nom est jeté hors du monde connu,
la guerre jette le nom hors de ses bases, elle l’élève au-dessus des siens, pour qu’un nom soit jeté et entendu plus loin que ses bases, il faut qu’il entre en guerre,
qu’il soit pris dans la guerre »

ce nom, désormais celui d’un écrivain qui excelle à articuler le chaos de son adolescence au cœur de la guerre civile, soumis aux événements jusque dans sa langue, pour construire ce Chant absolu d’une origine dans le vide et le plein.

Oliver Rohe, Chant balnéaire, éditions Allia, janvier 2023, 160 p., 12 € — Lire un extrait