Le musée et le racisme: Faith Ringgold au Musée Picasso

Faith Ringgold, United States of Attica, 1972

« Black Is Beautiful » : le Musée Picasso consacre une exposition à l’artiste afro-américaine Faith Ringgold. Si elle transmet la force esthétique et politique de son travail, elle pose frontalement la question de la capacité du musée à exposer des artistes minoritaires, à prendre réellement en charge et à défendre leur travail artistique eu égard aux rapports de domination qu’ils ont dû et doivent affronter. Peut-on exposer des artistes minoritaires, sans les trahir ni les dominer une seconde fois, en occultant les processus sociaux qui les ont assujettis ? En tout cas, l’exposition réussit un singulier exploit : être muette sur les batailles menées par Ringgold, ne rien dire du racisme et du sexisme dans l’art lui-même.

Née en 1930 à Harlem, Faith Ringgold a cheminé de concert avec l’affirmation et la politisation de la cause noire aux États-Unis. Elle déclare ainsi : « Je ne peux pas penser à une période plus libératrice de ma vie que les années 1960. C’est alors que j’ai appris à porter mes cheveux au naturel. Plus de peignes chauds dans mes cheveux. Black Is Beautiful, Black Pride et Black Power en un seul geste. » L’exposition, dont la commissaire est Cécile Debray, présidente du musée, est la première exposition monographique de l’artiste en France ; elle participe d’une redécouverte de son travail, en particulier aux États-Unis.

Faith Ringgold, American People Series #20: Die, 1967

Dans le sillage de la « Harlem Renaissance », Ringgold a élaboré une peinture à la composition dépouillée, aux lignes simples, aux formes stylisées et aux aplats de couleurs contrastées. Scène de massacre interracial, le tableau Die de 1967 (de la série American People) s’inspire de Guernica, que l’artiste avait vu MoMA de New York. La peinture voisine avec les portraits d’une étudiante afro-américaine, Study Now (1964), à une époque où l’accès des Noirs à l’université était objet de luttes, et de blancs aux poses hostiles. La représentation de la violence est au service de la dénonciation : « Je ne voulais pas que les gens puissent regarder et détourner le regard […]. Je veux agripper leurs yeux et les maintenir ouverts, parce que c’est ça, l’Amérique. »

L’engagement de l’artiste dans le mouvement noir l’a amené à créer des affiches, par exemple pour défendre Angela Davis. Suite à la répression de la mutinerie de la prison d’Attica, United States of Attica (1972) reproduit une carte rouge et verte des États-Unis (couleurs du panafricanisme), sur laquelle sont listés des meurtres et massacres. L’exposition donne à voir plusieurs détournements du drapeau américain, dont l’un sanguinolent (référence assumée aux drapeaux de Jasper Johns).

Faith Ringgold, American People Series #18: The Flag Is Bleeding, 1967

Dans les années 1970 et 1980, Ringgold se tourne vers le textile, la pratique du quilt puis du tanka, une technique tibétaine et népalaise de peinture sur tissu. Elles mettent en scène des figures des mouvements noirs, l’esclavage et le viol des femmes. The French Collection (1991-1997) retrace la vie d’une jeune artiste afro-américaine dans le Paris des années 1920. Interrogeant l’invention de soi et l’indépendance d’une jeune femme, la série insère des personnalités noires au milieu d’un champ de tournesols à Arles, aux côtés de Vincent Van Gogh, ou encore à la terrasse du Café des artistes à Saint-Germain-des-Prés. On retrouve Picasso, dans une séance de pose des Demoiselles d’Avignon : une femme noire est installée au premier rang, sous le regard du peintre au travail et de statuettes africaines. Ringgold raconte avoir voulu « montrer qu’il y avait des Noirs quand Picasso, Monet et Matisse faisaient de l’art, montrer que l’art africain et les Noirs avaient leur place dans cette histoire ».

Faith Ringgold, Woman Freedom Now, 1971

Les occultations de l’exposition

Pour autant, l’exposition repose sur un dispositif qui laisse un goût très amer. Elle choisit en effet de laisser presque totalement de côté la biographie de l’artiste : elle montre des œuvres sans histoire(s), se contentant du strict minimum, se bornant à rappeler les intentions de l’artiste. Mais présenter un tel travail sans son contexte a une conséquence non négligeable : l’exposition ne dit rien de la manière dont ces œuvres ont pu exister et être reconnues ; elle se révèle muette sur les grandes difficultés que Ringgold rencontra pour faire exister son art, sur le racisme et le machisme qu’elle subit. Alors que l’exposition aborde frontalement l’histoire raciale américaine (du fait de la frontalité des œuvres de Ringgold), elle se garde bien d’affronter le racisme de sa propre histoire, à savoir l’histoire de l’art, qui reste caché sous le tapis. Ainsi, en se documentant un peu (ne serait-ce qu’en lisant le catalogue de l’exposition), on ne peut qu’être frappé par le décalage entre ce que l’on a vu dans l’exposition, et ce qu’on lit par ailleurs ; par le décalage entre ce que l’exposition veut bien dire, et ce qu’elle ne dit pas. En somme, selon cette ligne de partage, tous les racismes ne méritent pas d’être abordés de la même manière.

Faith Ringgold (à droite) et Michele Wallace (au centre) à la manifestation organisée par l’Art Workers Coalition Protest devant le Whitney Museum, 1971

Passons, d’ailleurs, rapidement, sur le fait que si la France connaît, depuis peu, un certain nombre d’expositions d’artistes racisés et traitant de la race (comme un conséquence dans la culture des politisations accrues du racisme), ceux-ci sont très généralement étrangers, souvent afro-américains. Comme si leurs homologues n’existaient pas dans l’histoire française de l’art, ou comme si les musées s’étaient avérés incapables de les identifier. Bien évidemment, on ne saurait le reprocher au seul Musée Picasso : il n’est pas responsable à lui tout seul de la situation structurelle des institutions culturelles françaises ; et une exposition Ringgold dans ses murs se justifie aisément du fait des échos avec le travail de Picasso. Il reste que l’exposition est indissociable de ce constat : il est toujours plus facile d’aborder le racisme, les violences policières et les inégalités raciales quand il s’agit de l’étranger, en particulier les États-Unis.

Ainsi que les musées le font souvent, le Musée Picasso présente les œuvres de Ringgold comme une évidence : elles sont là, constituent un donné, naturalisé, indépendamment de tout rapport social. Or les œuvres d’art sont toujours le produit de rapports sociaux, qui les font exister (ou pas), qui permettent leur production, leur conservation, leur diffusion et leur circulation – leur existence symbolique, leur reconnaissance comme des œuvres d’art à part entière, dotées d’une valeur artistique et économique, etc. Ce n’est pas une petite question : elle convoque le racisme et le sexisme, ainsi que toute l’énergie, la force et les ressources qu’a dû mobiliser Ringgold pour faire exister son travail et résister à la domination. Elle convoque aussi toutes celles et tous ceux qui n’ont pas réussi, qui n’ont pas eu l’énergie ou la persévérance (la chance, peut-être) de Ringgold – toutes celles et tous ceux dont l’histoire n’a pas même retenu le nom. Alors que le musée mentionne rapidement que l’artiste a bénéficié d’une reconnaissance tardive et récente, il ne dit rien des processus sociaux et culturels qui ont conduit à la marginalisation d’une artiste minoritaire. Or c’est tout le problème : ce que le musée Picasso présente comme de l’art, comme une artiste et des œuvres majeures, n’a pas toujours été reconnu comme tel, loin de là.

Faith Ringgold, Slave Rape #2: Run You Might Get Away, 1972

Ces informations figurent toutefois dans le catalogue. Mais qui lit les catalogues ? Les critiques, les chercheurs, les étudiants, quelques rares personnes qui veulent en savoir davantage. Précisément, cette répartition entre l’exposition et le catalogue s’avère fondamentale : quelles informations sont essentielles pour appréhender le travail de Ringgold ? Et quelles informations sont secondaires, destinées à un public spécialisé ou érudit ? Est-ce que le racisme et le sexisme dans l’art constituent une donnée fondamentale pour appréhender la trajectoire de Ringgold ? À cette dernière question, le Musée Picasso répond par la négative.

Le prix de l’« art noir »

Pourtant, Ringgold ne cesse de répéter qu’elle dut affronter trois obstacles : être Noire, être une femme, être l’auteure d’un art figuratif ouvertement politique. Comme elle l’explique dans un entretien : « C’était dur d’être un artiste, mais être une femme noire artiste, c’était l’enfer à l’époque ». Ringgold est longuement revenue sur ces enjeux, notamment dans un texte intitulé « Les années 1960 : y a-t-il un art noir ? » (traduit dans le catalogue). Elle y détaille ses difficultés, son absence de reconnaissance, le triomphe d’un art abstrait et dépolitisé.

« L’abstraction dominait dans les années 1960, malgré la “révolution” qui avait lieu dans la rue. C’était un art froid, sans émotion, sans militantisme, qui ne parlait de rien. L’art militant était méprisé pour être naïf, voire vulgaire. L’art devait être un processus conceptuel et matériel, un produit et non une plateforme politique. La plupart des artistes du courant dominant, blancs comme noirs, étaient d’accord. S’investir émotionnellement était jugé primitif. »

Selon Ringgold, son art la mettait en rupture avec ses contemporains noirs, notamment masculins. Les artistes, entre autres ceux plus âgés qu’elle, « méprisaient » parfois son travail, « en parlant simplement de peinture d’histoire ou de réalisme social ». En même temps, cette situation était indissociable des modalités d’existence artistique et des stratégies qui permettaient à ces artistes Noirs d’exister : « C’étaient surtout des personnes qui s’étaient brûlés les ailes pendant la chasse aux communistes des années 1950 et qui voulaient rester neutres et garder leur palette “propre”. Pour eux, l’art, c’était l’abstraction, un fragment d’idée que personne ne peut comprendre et encore moins condamner. »

En effet, il y avait bien un coût de l’art politique : « Les artistes plus âgés étaient prudents […], essayant de se frayer un chemin dans le monde de l’art sans attirer l’attention sur la couleur de leur peau. […] Ils savaient qu’il y avait peu – ou pas – de soutien aux artistes dans la communauté noire, donc pourquoi se mettre à dos amis et contacts dans les milieux artistiques blancs. »

Lectrice fervente de Baldwin, Ringgold est par exemple tenue à distance par le groupe Spiral, « les anciens de l’art noir » (treize hommes et une seule femme). Plus tard, elle rencontre cependant LeRoi Jones et participe à l’exposition « Art of the American Negro », à Harlem. Quand, en 1967, elle rejoint la Spectrum Gallery, elle est la seule Noire de la vingtaine d’artistes représentés. Sa première exposition personnelle en 1967-1968, qui inclut notamment Die, lui apporte succès et reconnaissance, quelques ventes. Cependant, explique-t-elle, « je restais à l’écart des milieux artistiques, blancs ou noirs. J’ai interprété ce manque d’opportunités comme le signe que le fait d’être noire était un handicap majeur dans ma carrière, et que je devais affronter ce problème ouvertement. »

C’est le début, de son engagement dans la « politique des arts », un activisme contre les musées que là encore, le Musée Picasso occulte totalement. En 1968, Ringgold est à l’initiative d’un mouvement de protestation contre le Whitney Museum : il n’y a alors aucun artiste noir dans son exposition sur l’art des années 1930. Ringgold récidive en 1970, cette fois-ci au sujet de la représentation des femmes. Avec sa fille Michele, elle crée le groupe « Women Students and Artists for Black Art Liberation ». Elle participe alors à de multiples groupes et actions qui dénoncent la reproduction des inégalités dans le champ artistique.

Faith Ringgold en 2015 (photographie : Stefan Ruiz)

Les conditions de la reconnaissance

Tout cela, les visiteurs de l’exposition ne le sauront pas, car l’exposition fait le choix de le taire sur ses murs. Or peut-on vraiment appréhender l’œuvre de Ringgold en passant outre ? L’époque est celle d’une « redécouverte » de l’artiste, amorcée aux Etats-Unis. Die a par exemple été acquis par le MoMa en 2016, un signe fort de reconnaissance. « Son œuvre est enfin saluée par les grandes institutions artistiques », ajoute Cécile Debray. Il est alors encore plus étonnant d’assister à une redécouverte qui reste silencieuse sur les motifs de l’oubli.

Il y a quelques années, dans le catalogue d’une exposition consacrée à Carol Rama, Paul B. Preciado insistait sur les processus sociaux caractérisant les « redécouvertes » : en particulier une reconduction des dominations par un ensemble de mutilations et d’appropriations, de déformations et d’effacements. Ainsi, « découvrir » une œuvre consiste souvent à « la replacer dans le discours dominant », avec toute la signification coloniale attachée au lexique de la découverte : « découvrir, c’est surtout prendre possession, nommer avec le langage du pouvoir, territorialiser » La découverte s’accompagne d’une invisibilisation en même temps que d’une normalisation de certains pans d’une trajectoire.

Dans ce texte-manifeste, Preciado mettait en évidence la manière dont la reconnaissance ou la « redécouverte » s’opéraient au prisme des catégories dominantes. La visibilité retrouvée s’effectue à certaines conditions, imposées par ceux qui ont le pouvoir d’opérer la redécouverte – et notamment, parmi les conditions, de camoufler les raisons de l’absence précédente. En somme, c’est bien ce qui se joue au Musée Picasso (mais pas seulement, même si c’est lui qui nous intéresse présentement) : le prix de la redécouverte, c’est un effacement des obstacles qu’a rencontrées Ringgold, c’est un effacement de la race vécue et affrontée par l’artiste, c’est un effacement de l’histoire même, effacement qui permet de présenter une trajectoire pacifiée, amputée des chaos et de la violence.

Avec, au final, une étonnante mission que semble s’être donné le Musée Picasso : sauver l’art lui-même de toute discussion sur la domination. Car c’est un édifiant portrait du racisme et du sexisme que livre l’exposition : racisme et sexisme touchent tous les pans de la société, sauf l’art et la culture, sauf le monde des musées, comme si eux avaient échappé à la peinture et à la critique radicales de Ringgold. Ce qui n’était pas évidemment pas le cas, sauf à accomplir cette violente torsion à la trajectoire et à l’œuvre de l’artiste. Sauf à restaurer un art pur et purifié, au-delà des rapports sociaux et de la domination, celui-là même auquel Ringgold s’opposa avec tant d’acharnement.

Musée Picasso, 5 Rue de Thorigny, 75003 Paris. Exposition jusqu’au 2 juillet 2023. Catalogue Musée Picasso/RMN (35 €).