On se souvient des mots de Sartre, au seuil de sa biographie de Flaubert, L’idiot de la famille : « On entre dans un mort comme dans un moulin », phrase reprise par Alban Lefranc en incipit de son Fassbinder. « L’essentiel c’est de partir d’un problème », ajoutait Sartre, faisant de la disjonction vie/mort, œuvre/existence de l’auteur, public/privé, écriture de l’autre/de soi le nœud de toute écriture biographique. Ce problème est celui qu’affronte Janet Malcolm dans La Femme silencieuse, Sylvia Plath et Ted Hughes, récit publié aux éditions du Sous-Sol dans une traduction de Jakuta Alikavazovic.
Pour avoir lu Le Journaliste et l’assassin — et avoir son incipit gravé dans sa mémoire : « le journaliste qui n’est ni trop bête ni trop imbu de lui-même pour regarder les choses en face le sait bien : ce qu’il fait est moralement indéfendable » —, on sait Janet Malcolm au cœur des présupposés éthiques de tout écrit sur l’autre, interrogeant la possibilité même de demeurer objectif lorsqu’on s’empare d’un sujet, que le récit suppose un engagement, pour dévoiler ce qui était tu, rendre compte du réel ou de l’existence d’autrui. Dans La Femme silencieuse, la biographie est la forme littéraire qui permet à Janet Malcolm d’interroger ces liens : « La biographie est le moyen par lequel les derniers secrets des morts célèbres leur sont arrachés pour être jetés en place publique ». Tout biographe est un « cambrioleur », sous la double menace de l’effraction et du voyeurisme, même s’il les masque derrière un lourd appareil critique et un ton dont la fadeur est le gage affiché du sérieux et de l’objectivité de sa démarche. Rien n’arrête son enquête, à coups de sondes dans les écrits intimes, conversations avec proches et témoins, quête de l’anecdote graveleuse, du moment écornant la légende en train de se construire autour de la/le disparu.e ou de ses proches.
Écrire sur Sylvia Plath et Ted Hughes répond dès lors à un double enjeu : observer la manière dont l’autrice et poétesse est très vite devenue une icône, l’objet d’une fascination posthume jalouse, au sens étymologique une légende, suscitant récits, textes, témoignages et commentaires et de quelle manière Ted Hughes s’est vu, par contre-coup, scruté et analysé, comment toute vie privée lui a été refusée, pire, comment il a été crucifié de son vivant. Ce décryptage d’une mécanique publique est le premier enjeu du livre, souplement articulé au second : enquêter à son tour, mettre son récit au défi de ce que suppose toute biographie, une intrusion dans une histoire, indissociable de problèmes éthiques comme de la question, cruciale, d’un jugement porté sur les faits et éléments observés. C’est cette dimension double — produire un récit depuis l’analyse d’un récit antérieur — qui fait la puissance de ce livre, sans concession sur l’histoire narrée comme sur qui la narre…
Sylvia Plath s’est suicidée en février 1963, en mettant sa tête dans un four à gaz « alors que ses deux enfants en bas âge dorment dans une pièce voisine dont elle a veillé à sceller les issues pour les protéger des vapeurs toxiques, après y avoir déposé des tasses de lait et une assiette de pain ». La jeune femme (de 30 ans) était mariée depuis six ans à Ted Hughes, dont elle était séparée depuis l’automne précédent. Il avait une maîtresse. Le suicide de Sylvia Plath fixe « le chaos ». L’histoire est et sera désormais celle d’une femme éternellement jeune, éternellement trompée, morte parce que son mari fut infidèle. Les éléments du mythe sont scellés, la postérité en place. Lorsque Janet Malcolm écrit (The Silent Woman paraît dans le New Yorker en août 1993 et en volume en 1994), cinq biographies ont été publiées sur Plath. La plus accomplie selon elle — signée par Anne Stevenson, Bitter Fame (1989) est aussi la plus attaquée, parce que son autrice a osé écrire avoir pris garde à la vulnérabilité de la famille et des amis de Plath, avoir dialogué avec la sœur de Ted Hughes, Olwyn, qui fut l’exécutrice littéraire de Sylvia Plath. Elle aurait donc produit un texte dicté par la famille, une œuvre de propagande et non une biographie objective — que les lecteurs supposent devoir déborder de vérités toxiques et ragots, gages d’une objectivité assumée. Le public veut tout savoir, « la mission du biographe, comme du journaliste, est de satisfaire la curiosité du lecteur, non de la contrarier ». C’est cette ligne de partage — tout dire et tout savoir / se donner des limites — qu’interroge ce livre, depuis un constat sans appel quant à « la nature transgressive de la biographie ».
Refusant les faux-semblants des biographes comme la légende intouchable de Sylvia Plath, se débarrassant du « bric-à-brac » de tout ce qui a été dit, publié, pensé pour tout reprendre à nouveaux frais, Janet Malcolm enquête. Elle livre un récit d’une puissance folle tant les perspectives qu’il articule sont multiples, sans jamais nuire à sa limpidité : comment comprendre cette légende posthume et l’ambiguïté des relations entre Sylvia Plath et Ted Hugues ? À partir de cette histoire (sorte d’absolu d’un mythe littéraire ne souffrant aucune voix contradictoire), la journaliste s’interroge sur ce que signifient ces appropriations d’une œuvre littéraire, par les ayants-droits comme par les lecteurs. Qui est Sylvia Plath, derrière les discours qui commentent sa vie et investissent sa mort sans nécessairement se référer à son œuvre ? Comment écrire une biographie et selon quelles limites, alors que Janet Malcolm découvre, au fil de son enquête, une femme bien plus ambitieuse, instable et égocentrique que ce que la légende a voulu retenir ?
Une femme silencieuse reprend les écrits de Plath, les textes publiés après sa mort, les biographies existantes. Janet Malcolm se rend sur les lieux dans lesquels Plath et Hughes ont vécu — constatant que « pour les visiteurs, ce qui est frappant, c’est l’absence de ce qu’ils sont venus voir ». Elle rencontre les témoins de l’époque, interroge longuement Anne Stevenson sur la manière dont elle a travaillé. D’étapes en étapes, de rencontres en réflexions, le livre de Janet Malcolm dénoue nombre d’apories sur le mythe Plath tout en dépassant très largement ce seul sujet. Le titre choisi pour le livre pointe vers le silence imposé alors aux femmes. Malcolm, Plath, Stevenson sont de la même génération. Elles ont toutes trois vécu la pression sociale et morale qui pesait sur la sexualité et la vie des jeunes filles dans les années 50, la duplicité que ces contraintes leur imposaient. Il fallait mentir pour maintenir une respectabilité de façade. C’est justement ce qu’explique Ted Hughes dans ses préfaces aux journaux de Plath, montrant la lutte qui fut celle de l’autrice pour laisser son « vrai moi » s’exprimer et se libérer des « faux moi » qu’elle avait construits contre le monde (et contre elle-même). Or, pour Janet Malcolm, ce qu’évoque Ted Hughes — au-delà de la polémique sur ses choix d’extraits des journaux ou la destruction d’un cahier écrit dans les mois qui précède sa mort pour que les enfants ne le lise jamais — c’est « une crise historique aussi bien que personnelle » : « Plath incarne (…) le caractère schizoïde de l’époque (….). Elle est le moi divisé par excellence ». Toute son œuvre est construite sur des « silences menaçants », elle est cette absence irradiante, ce silence, recouverts par le fleuve des mots d’autrui qui s’approprient ce qu’elle fut et décident de sa vérité.
Ce sont toutes ces disjonctions que le récit déploie : celles en Plath, celles en Hughes qui est à la fois « éditeur » et « destructeur » des œuvres de Plath, à la fois « éditeur » et « mari », partagé entre sa volonté de faire connaître le génie de celle qui partagea sa vie et de protéger sa propre intimité, celles qui traversent le travail de Janet Malcolm entre désir d’entrer dans la vérité de son sujet et de ne pas outrepasser certaines barrières éthiques. Il lui faut aussi trouver une voie dans l’immense fatras de textes et discours qui masquent ce que fut, réellement, l’histoire de Plath et Hugues. Elle en verra « l’allégorie monstrueuse » dans la maison de Trevor Thomas (le dernier voisin de Plath qui… ne vit rien des derniers moments de la poétesse) : le « bazar magistral » de cette maison est « comme une allégorie monstrueuse de la vérité. C’est ainsi que sont les choses, disent les lieux. C’est ça, la réalité brute, dans toute sa multiplicité, avec tout ce qu’elle a d’aléatoire, d’inconsistant, de redondant, d’authentique ». À elle, par son enquête devenant récit, de trouver de l’ordre dans ce désordre, de rassembler le puzzle sans nier son chaos constitutif, contrairement à « ces récits que nous appelons biographies » qui aplatissent « cette réalité désordonnée qu’est une existence ».
Il lui faut donc affronter les difficultés (et apories) inhérentes au genre biographique (on ne peut que voir « dans la situation biographique de Plath une allégorie du problème de la biographie en général ») et au-delà celles de toute autrice ou de tout auteur qui écrit depuis le réel pour trouver un équilibre et approcher d’un ce qui a été, ce qui a eu lieu, non par la fausse mesure d’une objectivité servant de fait une fable mais par une subjectivité assumée. Interroger le genre de la biographie est donc aussi, pour Janet Malcolm, une manière, complémentaire de celle du Journaliste et l’assassin, de questionner le lien complexe du réel et de la fiction au cœur de la narrative non fiction. La Femme silencieuse, biographie de Plath et réflexion métadiscursive sur toute biographie et toute écriture depuis le réel, est surtout un immense livre sur le conflit comme clé de l’écriture. Janet Malcolm le condense en quelques pages lumineuses : la non fiction ne donne pas « accès à la vérité des événements » mais elle est la seule forme qui laisse « ouverte » la « question de savoir ce qui s’est passé, ce que les uns et les autres ont pensé et ressenti ». Et c’est là le tour de force de ce livre : être une œuvre ouverte et multiple.
Janet Malcolm, La Femme silencieuse, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jakuta Alikavazovic, éditions du Sous-Sol, février 2023, 240 p., 22 €