Oncle Vania dans la mise en scène de Galin Stoev : une déchirante variation sur le vide de l’existence

Oncle Vania © Marie Liebig

On revient toujours à Tchekhov. Même si c’est la première fois pour Galin Stoev en France, monter Tchekhov c’est reprendre une histoire, y ajouter une variation, y apporter une nuance pour explorer toujours un peu plus subtilement les méandres de la vie qui passe. Et Oncle Vania, chant du piétinement et de la résignation, en est l’incandescent canevas. Sans cesse recommencée, la tentative de tisser la vie autour du vide donne lieu à des jeux d’équilibriste sur le fil entre le sens et son absence.

La version de Galin Stoev s’installe d’emblée dans la précarité d’un bric-à-brac sans référence spatio-temporelle précise, si ce n’est le recyclage de décors précédents, par souci écologique sans doute mais aussi parce que Tchekhov contient toutes les pièces et que tous les vestiges y ont leur place. L’espace se présente comme un entre-deux : entre une pièce fermée par un panneau vitré en accordéon et un couloir menant on ne sait où, entre le monde slave et l’Amérique des comédies musicales, entre passé  couleur sépia et science-fiction post-apocalyptique,  entre la vie et son drame.  Un triangle indéfini de sol en béton, quelques pneus égarés, un samovar de cantine en métal et des chaises pliantes composent une aire de jeu sans perspective comme sans espoir.

Tout commence pourtant comme un jeu collectif : sept beaux comédiens répètent la première scène sous l’œil vigilant d’une vieille nounou, passeuse de relais. Le propos est ainsi immédiatement déréalisé et prend le parti de la poésie loufoque et désenchantée. La deuxième entrée des visiteurs, celle qui marque le début du drame, y a des airs de comédie musicale : un professeur Travolta y esquisse avec sa troupe un pas de danse désuet. Il est élégant, il donne le la et toute la famille suit son rythme fantaisiste. Cette légèreté qui enchante d’abord exaspère très vite : quand les projecteurs diminuent d’intensité, le vieux Serebriakov (élégamment interprété par Andrzej Seweryn), renvoyé à son corps souffrant, geint, exige et dilapide égoïstement ce que d’autres ont patiemment accumulé. Ses jérémiades de vieux coq sont comiquement associées aux gloussements de quelques poules que le metteur en scène a invitées sur le plateau. Clin d’œil au naturalisme historique de Stanislavski qui, dit-on, demandait à ses acteurs de chercher des grenouilles pour en peupler son plateau et accentuer par le coassement l’illusion de la vraie vie ? Référence à un survivalisme plus contemporain qui compte sur le poulailler pour se nourrir et cohabite avec l’animal domestique ?

Oncle Vania © Marie Liebig

On assiste en fait plus à une fin de partie beckettienne qu’à un bal slave. Retravaillé pour le plateau, à la recherche d’une langue directe et quotidienne, le dialogue simplifie, pour nos repères occidentaux, les adresses nominatives et confère aux personnages une humanité universelle. Cette réécriture contribue à débarrasser Tchekhov de ses attaches folkloriques. Sur cette dalle, on peut dire « con » ou « truc ». Chacun peut crier qu’Elena est « canon », belle à faire mourir, même si le pire est sans doute que personne ne meurt dans Oncle Vania. De meurtre raté en impossible suicide, la pièce étire une douce agonie : on ne peut qu’y vivre, ou plutôt y survivre. La mort est à la porte, elle est directement liée au temps qui passe et qui fanera la beauté de Sonia, « dans cinq ou six ans ». Elle enterre vivants les habitants de cette campagne devenue voie de garage, hangar à naufrages et à laquelle la pièce n’offre qu’une très brève et insupportable parenthèse d’agitations latentes.

Oncle Vania © Marie Liebig

Cette langue parlée instaure aussi un contact immédiat avec le public, directement interpellé à plusieurs reprises puisque les personnages, résignés à la vanité du présent, s’interrogent sur les traces qu’ils laisseront pour les générations futures. Sans transformer la pièce, Galin Stoev en exprime l’étonnante résonance avec les questions qui agitent notre monde. Visionnaire écologiste, le docteur Astrov (lumineux Cyril Gueï), revêtu d’une combinaison blanche futuriste pour astrov-physicien ou frères Bogdanov avant la chirurgie, peinturlure les rouleaux de papier recyclé de ses visions sylvestres. C’est un toubib perché, comme l’était le baron, éclairé trop tôt sur l’état de notre monde. Il est le nœud de tous les paradoxes paralysant la possibilité même d’une action. Son propos retentit sur ce plateau froid comme les mots inaudibles d’un lanceur d’alerte, on l’aime mais on ne le prend pas au sérieux. L’homme de science amoureux voit loin mais reste aveugle à celle qui soupire à son côté. Son baiser volé à Elena précipite la catastrophe intime, à moins qu’il ne permette le retour au vide, aux occupations immuables et à la répétition qui rassure. Son message écologique aura finalement fait moins de bruit que son attirance pour Elena et sa disparition, qui restaure la stabilité microcosmique, renvoie les survivants à leur lente attente, au décompte des jours qu’il reste à remplir et à l’horloge qui rythme la monotonie du quotidien.

Le discours final de Sonia, adressé au public et au monde, avec une douceur désarmante, nous rappelle l’indépassable désenchantement de cette existence, la leur, la nôtre, au passé, au présent et au futur. Cette fin de Vania, plus déchirante encore que celle de la Cerisaie, dit l’immobilité du temps, la vanité de nos agitations et l’espoir impossible en ce monde que le bonheur arrive. Sans grandiloquence, cette proposition poétique portée par des acteurs remarquables de précision, de légèreté et d’humilité, enchante et désenchante en même temps. On en sort émue, plus que jamais convaincue de la nécessité de Tchekhov parmi nous.

Oncle Vania, Anton Tchekhov, mise en scène Galin Stoev, texte français Virginie Ferrere et Galin Stoev, Odéon jusqu’au 26 février 2023, 2 h 25.
avec
Suliane Brahim, Caroline Chaniolleau, Sébastien Eveno, Catherine Ferran, Cyril Gueï, Côme Paillard, Marie Razafindrakoto en alternance avec Élise Friha, Andrzej Seweryn Toutes les informations ici
26 mai 2023 : GRRRANIT, scène nationale Belfort