Fabien, trente-huit ans, vit avec sa grand-mère de quatre-vingt quatorze ans. Fabien Drouet a déjà publié Sortir d’ici, Je soussigné et Suicides littéraires. Il pourrait chercher de nouveaux sujets d’inspiration, mais l’évidence est devant lui : sa grand-mère est un véritable sujet littéraire à elle seule.
Il poste alors sur Facebook quelques-unes de ses conversations avec elle. Il y devient le « Fabiééé ! », éternellement apostrophé par son aïeule, agacé ou attendri par ses remarques. La grand-mère est un tel « personnage » que, sur Facebook, une personne croit même que ces échanges relèvent de la fiction. De fait, elle est un personnage, non dans le sens de la création de fiction, mais dans celui de personne plus vraie que la vie, elle est « unique » comme le disent les personnes qui la connaissent.
Les échanges entre Fabien et sa grand-mère sont souvent désopilants, même et surtout quand ils tournent au dialogue de sourds. L’aïeule qualifie le travail de son auteur de petit-fils de « bêtises » et l’exhorte à trouver « un vrai travail ». Elle se mêle de sa vie privée avec une maladresse consternante. Mais dans l’autre sens, avec lui, elle se retrouve à côtoyer des consommateurs de haschich et autres drogues. Le décalage est compréhensible et même naturel à trois générations d’écart, les sensibilités ont beaucoup changé. Mais il n’est pas toujours là où on l’attend. Car si Mamie est parfois vieux-jeu, en son temps elle était en avance sur son époque. Quand elle critique les cheveux longs chez les garçons, Fabien lui rétorque qu’elle avait les cheveux courts quand ce n’était pas forcément accepté chez les femmes.
Je serai jamais morte n’est pas constitué que de ces dialogues familiaux, il raconte aussi la vie de la grand-mère. L’auteur semble vouloir en raconter le plus possible avec sobriété et brièveté, dans le moins de pages possible. Il y a donc d’autres expressions brutes que les conversations, les monologues de la grand-mère. Car elle est capable de parler de façon ininterrompue, sans point entre les phrases, de digresser ou de confier ses réminiscences, parfois triviales : « ça fait des beaux souvenirs quand même tout ça ». Et il y a des moments du passé, d’abord des souvenirs communs aux deux, par exemple un souvenir de l’enfance où le petit garçon découvre que sa grand-mère est vulnérable : « J’apprends que tu peux saigner, que tu as du sang ».
Ces récits au passé sont à la deuxième personne : Fabien Drouet les a recueillis de son entourage et de sa grand-mère, et semble les lui rappeler à sa façon, qui la met en valeur, la réhabilite, lui redonne une profondeur insoupçonnée. C’est une femme trop modeste pour se mettre en avant ou même pour sembler prendre conscience de la singularité de son parcours. Ces souvenirs graves voisinent avec les anecdotes les plus triviales : on mesure combien ces passages à la deuxième personne sont nécessaires pour compléter la mémoire sélective, la contrebalancer. Et faire entendre, à côté de ses récits drolatiques, les souvenirs plus formalisés et mis en perspective par son petit-fils. Le « tu » est surtout une manière de garder le lien avec la grand-mère. Il est impossible de parler d’elle, de la décrire ou de raconter son histoire en la mettant à l’écart. Ce sera toujours en l’impliquant constamment, forcément.
En effet son passé se révèle étonnant et riche. Son père est un Espagnol qui vit avec sa famille nombreuse à Oujda au Maroc. Lors de la guerre civile en Espagne, il rejoint brièvement les Brigades internationales. Quand il doit revenir, c’est pour poursuivre la lutte en accueillant des réfugiés et en leur fournissant de faux papiers. Puis c’est la rencontre avec Paul, qu’elle choisit pour mari. En France, devenue veuve, elle trouve du travail comme dame de service dans les écoles. Un travail humain et humble qui lui correspond pleinement. Mais son passé se compose aussi de mauvaises blagues ou d’histoires tragiques, douloureuses, que le petit-fils creuse pour en apporter l’expression la plus juste, la plus fidèle et complète, en quelques paragraphes. Ces histoires autour de la mort sont trop intimes, chargées et délicates pour les aborder ici. Elles ont leur place dans le livre ; et certes, il les confie à ses lecteurs. Mais quand ce n’est pas de la fiction, la pudeur est préférable au risque de mal les rapporter.
Fabien Drouet se livre aussi au détour de certaines conversations ou de certains souvenirs. Elle ne comprend pas sa maladie qui pour elle n’en est pas une, la dépression. Il partage la découverte de la différence de classe en mangeant chez un camarade classe dont la famille et ses usages sont aux antipodes de la sienne, des leurs. Il ressent aussi, rétrospectivement, de la culpabilité à avoir été un enfant et un adolescent espiègle et paresseux avec sa grand-mère, exploitant sa bonne volonté et sa naïveté. Comme beaucoup de femmes de plusieurs générations, elle apparaît ainsi comme une esclave ménagère, toujours tôt levée, faisant tout, interdisant à son entourage de partager les tâches domestiques. Quel adolescent aurait protesté plus que du bout des lèvres ? Les dialogues avec sa grand-mère portent aussi des échos d’une société viciée par certains médias. C’est Fabien Drouet reprenant ironiquement l’expression d’un « grand remplacement » hypothétique, trop entendu, et il s’en excuse : ce terme n’aurait pas dû sortir de sa source nauséabonde. C’est la grand-mère sensible à la peur des minorités instillées par les médias les plus suivis. Même vers la fin d’une longue vie, la société n’a pas fini de progresser.
Cette femme nous devient si familière, si proche, qu’on regrette de ne pouvoir la désigner autrement que par les appellations collectives et intimes à la fois, Mamie et Mémé, ou par le neutre et factuel « grand-mère ». On ne connaîtra jamais son prénom. Cela semble naturel : étant le centre du livre, il n’est pas besoin de le rappeler. Et cela semble étrange, un prénom manquant, une absence centrale qui préserve la discrétion plutôt que le mystère. L’important est ailleurs : elle est un personnage, c’est entendu. Mais aussi une co-autrice, active dans ses confidences, et pleinement consciente de l’être : c’est ainsi que par un joli lapsus, elle parle du projet en cours de son petit-fils comme de son livre. « Mon livre », « notre livre » : par la grâce d’un petit-fils écrivain, la grand-mère est autrice de sa vie, de leur relation privilégiée – par sa longévité et par la coexistence dans le même foyer, en plus de la puissance du lien familial. Au point de connaître aussi la fameuse « panne d’inspiration » des écrivains.
« Si je vais dans une maison je suis sûre que ce sera ma mort », dit-elle. Son petit-fils lui répond par le titre de leur livre : Je serai jamais morte. Dans ces mots, dans ces pages et dans la mémoire de ceux qui l’ont connue ou la découvrent par ce livre, il lui fait la promesse qui tient le plus à cœur à un petit-fils proche de sa grand-mère.
Il faut souligner la facture particulière de l’objet, dont le contenu s’étend aussi sur les rabats, la couverture illustrée par l’auteur, le « Merci libraire » bienvenu au-dessus du code barre. Tout en fait un beau livre, attachant et unique dans sa simplicité, à l’image de son sujet.
Fabien Drouet, Je serai jamais morte, éditions des Lisières, novembre 2022, 104 p., 16 €