1.
À chaque nouvelle année sa fournée de centenaires, certains bien oubliés, tandis que d’autres semblent plus vivants que jamais. Je consulte Wikipédia, glissant sur l’impressionnante liste de noms proposée, n’en retenant subjectivement que quelques-uns : les peintres Geneviève Asse, Ellsworth Kelly, Sam Francis, Shirley Jaffe, Roy Lichtenstein et Antoni Tápies ; le compositeur György Ligeti ; le poète Yves Bonnefoy ; le conteur oulipien Italo Calvino ; l’auteur de bande dessinée Morris. Parmi les oubliés de cette liste, François Cavanna, né pourtant le 22 février 1923, ce qui me fait douter de la fiabilité de cette “encyclopédie libre.” À qui voudrait élargir un peu le champ, on peut pêcher quelques autres natifs de cette année qui vit l’achèvement des Noces de Stravinsky : Cyd Charisse, Jacques Sternberg, Pierre Dumayet, Claude Piéplu, Jean-Paul Riopelle, Maria Callas (qui n’avait donc qu’un an de moins que Pasolini) et (pourquoi pas ?) Madame Claude et Marcel Zanini, un des seuls à être encore en vie au moment où j’écris ces lignes [le 17 janvier ; correction : il est mort le lendemain à 99 ans, le même jour que Paul Vecchiali, perte ô combien plus considérable]. Plaisir – non quotidien, mais récurrent – de revisiter ce qui nous a nourri, avec le goût de relire, de revoir, et parfois même de découvrir avec un délicieux retard ce qui tout à coup nous parle (curieux paradoxe que d’attendre tel ou tel centenaire pour s’apercevoir que l’âge importe peu). Ou d’avoir la chance de quelque inédit pour fêter cet événement – c’est le cas de l’écarté de Wikipédia dont Wombat propose un ensemble de nécrologies écrites entre 1969 et 2013, rassemblées par Virginie Vernay, sous le titre Le dernier qui restera se tapera toutes les veuves (reprenant celui d’une des plus fameuses d’entre elles, la vingt-quatrième sur soixante-six, publiée dans Charlie Hebdo à la mort de Reiser en 1983 – chronique qui, à la relecture, en fera sursauter plus d’un(e)). “On est tous là” écrit Cavanna. “Ceux qui restent. On cherche des trucs. Pour m’aider. Parce que je merde. Parler de Reiser, de Reiser mort, à peine mort, encore tout chaud tout ricanant, ça m’inspire pas. La notice nécro, la fleur dans la fosse, « Adieu, mon vieil ami… » Mouais… La nuit y avait passé, et rien. Saleté de Reiser.”
Santé paradoxale de cette chronique attisée par l’injustice de la mort d’un ami encore jeune, où s’anime progressivement un vif désir de transformer la morgue en lupanar dans la pure veine Hara Kiri, celui des années 1960 et 1970 qui s’est éteint au cours des années 1980. “On s’est mis à parler de Reiser. De l’enterrement. De toutes ses veuves qui étaient là. Au moins deux cents.” Rien que ça ! Comme si seuls les hommes devaient mourir. Et c’est vrai que sur soixante-six nécros, quatre seulement concernent des femmes (auxquelles il faut ajouter une femelle, car les animaux comptent) : Marie, la petite fille de Cavanna, morte au même moment que Coluche, non d’un accident, mais de consommation d’héroïne, ce qui le conduit à entremêler hommage pudique et fureur non retenue ; Paule Drouault de Charlie hebdo, dite “l’emmerdeuse”, grande militante de la cause animale ; Lady Di, dont le décès se situe chronologiquement entre ceux de Topor et de Tabarly ; Dayou, une femelle orang-outan ; et Bernadette Lafont dont il ne veut pas faire pas le panégyrique “en croquemort en cinéma”, mais simplement crier : “Bernadette, je t’aime !” Réjouissant livre posthume, écrit sur plus d’un demi-siècle, où humour et dérision cohabitent avec une virulente révolte contre la mort. Évidemment, comme il n’est pas de règle de les lire dans l’ordre chronologique, on se précipitera tout d’abord sur les nécrologies de personnages sympathiques, hauts en couleurs, plutôt que sur celles de dictateurs ou de vedettes du showbiz, même si tout se lit, et que les rares déceptions ne sont pas là où on aurait pu les attendre. À propos de Fournier, le fondateur de La Gueule ouverte, mort plus jeune encore que Reiser à trente-cinq ans, Cavanna raconte que “si Hara-Kiri puis Charlie hebdo, puis Charlie, puis La Gueule ouverte ont pu s’accrocher, et tenir le coup, et, à la fin, s’imposer, c’est parce qu’ils sont bricolés comme des fanzines de lycéens, artisanalement, par une poignée de types bons à tout faire. […] L’équipe Hara-Kiri n’est pas une école. Même pas un lieu d’échanges. On bosse, chacun de son côté, talonnés par le temps.” Le temps… C’est bien le sujet de ces chroniques : celui qu’il faut trouver pour être de corvée de Pompidou : “Oraison funèbre à l’endroit, oraison funèbre à l’envers : oraison funèbre. Les confrères mettent leur haut-de-forme, moi je mets mon nez rouge, chacun son genre, chacun son public.” Ou de Sartre. Après avoir affirmé que, “n’étant pas un intellectuel”, il “n’aurait pas su quoi dire”, Cavanna poursuit : “J’avais quand même cru démêler que Sartre était foncièrement désespéré, au sens où je l’étais moi-même, c’est-à-dire le monde est absurde et sans but, notre vie n’a aucune importance, tout n’est que hasard, et si ce n’est pas comme ça en tout cas nous n’avons aucun moyen de le savoir, rien que des consolationnismes et des billevesées, et donc à quoi bon nous soucier des causes et des buts, nous n’avons aucun moyen de les connaître qui ne soit illusoire.” Il se montre aussi dérouté que séduit par l’idée de “prôner l’action, la révolte… la juste lutte.” Il est (dit-il) plutôt un humoriste. Ce que corrobore le préfacier de cet ouvrage, Delfeil de Ton : “Qu’est-ce qu’il nous aura fait rire, Cavanna. En voilà un qui n’aura pas laissé l’humour, en partant, dans l’état où il l’avait trouvé en arrivant – Le Nouvel Observateur, 30 janvier 2014.” Mais est-ce en humoriste que l’auteur des Ritals et de Le saviez-vous ? écrit, à la toute fin de sa nécro de Roland Topor (publiée dans Charlie Hebdo le 23 avril 1997) : “Et voilà. Ils meurent tous. Reiser, Brassens, Coluche, Francis Blanche, Copi, Fournier… Il n’ont même pas su à quel point je les aimais. Eh, les autres ! Cramponnez-vous ! Me laissez pas ! Je veux pas rester tout seul ! Surtout que c’est moi qui me taperai le discours devant le trou. À tous les coups.”
Le dernier texte de ce recueil ne prend plus pour prétexte la mort d’un personnage particulier, mais “la mort” tout court, celle qui nous devrait nous faucher un jour ou l’autre : “Je suis immortel. Ça vous épate ? Moi aussi, au début. Et puis je m’y suis fait.” “Pour l’instant, je vis. Et tant que je vivrai, je ne serai pas mort. ET TANT QUE JE NE SERAI PAS MORT, RIEN NE VIENDRA ME SUGGÉRER QUE JE POURRAIS MOURIR. Je pourrai donc me considérer comme immortel, ce que je m’empresse de faire.” Et Cavanna donne pour preuve de son immortalité le fait qu’“ON NE PEUT PAS ÊTRE À LA FOIS MORT ET TÉMOIN DE SA MORT.” [Notons l’emploi de lettres majuscules] Ce qui fait que même s’il n’est pas immortel, il ne le saura jamais. Derniers mots de ce dernier texte : “À partir de maintenant, à moi la belle vie !”
Donc “la mort”, puis “l’immortalité” : deux livres sinon rien. Le premier, on vient d’en tourner rapidement les pages. Le second est la réédition (établie, elle aussi, par Virginie Vernay) de Stop-crève, publié par Jean-Jacques Pauvert en 1976, un petit livre vite épuisé et jamais réimprimé. Ayant été un lecteur assidu de L’Hebdo Hara-Kiri, puis de Charlie hebdo, je me souviens parfaitement de la prépublication de ces chroniques où il était question d’“envoyer la mort se faire voir ailleurs” et de “stopper le vieillissement”. Cavanna posait cette question : le processus du vieillissement “est-il inéluctable” ? Est-ce “une maladie dont on pourrait guérir ? Car être immortel ne signifie pas ne pas mourir (de maladie ou d’accident), mais bien ne plus être condamné d’avance par le tic-tac fatal de la dégénérescence.” Dans mon souvenir, j’avais été intrigué par cette suite de coups de gueule. Cavanna n’ayant alors qu’entre quarante-six et cinquante-deux ans, on ne pouvait l’imaginer que pétant le feu. “Il se peut que tout ça (le refus de la mort, c’est-à-dire du vieillissement) ne soit qu’une idée fixe d’obsédé morbide, de dépressif congénital. C’est même très certainement ça. Et alors ? Ça ne change rien aux faits. La vie est pessimiste, tant elle implique la mort et la conscience de ça. À moins d’être Dieu. Soyons Dieu. Tuons la mort. On la tuera un jour. C’est sûr. Ce sera parce que les obsédés dépressifs auront gueulé leur obsession. Et se seront les bien dans leur peau qui en profiteront.” Cavanna en appelle à la science, à la rationalité. C’est un livre qui se veut matérialiste, ancré sur du concret : “La vieillesse, la mort. Prenons-les par le bon bout : par les cornes. Regardons-les dans les yeux.” “Je ne parle pas ici des moyens de rendre l’homme « immortel », mais bien de contrecarrer, voire de supprimer, le vieillissement cellulaire de la « belle » mort jusqu’à des lointains imprévisibles.” Aux dix chapitres de l’édition de 1976 ont été ajoutés sept chroniques de 1977 à 2012, rassemblées sous le titre “C’est pas fini !” Il y est entre autres question d’euthanasie : “la mort douce. Comme si elle pouvait l’être, douce !” Et, en fin de parcours, on trouvera quelques pages de Lionel Simonneau, chercheur en biologie à l’INSERM, qui rencontra Cavanna dès 1978 “pour échanger ses connaissances et ses réflexions avec l’auteur” : “2022 n’est plus 1978 ! Ô combien ! Dans un monde bien plus anxiogène, bien plus violent, bien plus inégalitaire, l’utopie de Cavanna a-t-elle encore place ? Oui, car l’utopie est une nécessité. C’est une respiration, une invitation à la réflexion collective, à imaginer d’autres possibilités de vie en commun, à penser ensemble la liberté. […] Un monde sans utopie, c’est un monde sans oxygène.”
2.
Résistant avec vigueur à la noyade dans l’océan en expansion des produits formatés, trois bandes dessinées se détachent en cette rentrée d’hiver. Ce ne sont pas les seules dignes d’intérêt (et heureusement – d’autres seront au programme des prochains épisodes de cette chronique), mais ces trois-là semblent inventer, chacune à sa manière, un nouvel espace-temps. Tout est affaire d’exigence et d’obstination. Dévoiler quelque chose du plus profond de soi (je veux dire cet insaisissable que l’on ne peut atteindre que par une lente exploration de ses souvenirs, de ses hantises, de ses rêves, tout en ne perdant pas de vue que “le plus profond c’est la peau”) demande du temps et requiert des moyens. Car il est difficile de “dire le vrai” – de faire surgir une forme de vérité, nécessairement trouée, mais prégnante, qu’il faut traduire avec justesse. Ces trois livres sont le fruit d’un accordage sensible entre projet et réalisation. Il convient donc de les toucher, de les manipuler et d’en reprendre plusieurs fois la lecture.
Si on excepte un certain nombre de publications en revues, Hanbok est le premier livre de Sophie Darcq, publié à L’Apocalypse par Jean-Christophe Menu – gage de fabrication impeccable. Des trois, il est le plus modeste d’apparence (de format, de pagination), mais il pèse le poids de sa lente, très lente, maturation, sans que l’on ne ressente pour autant à la lecture la moindre lourdeur. Fabrice Neaud a intitulé sa préface haute densité, ce qui est bien vu. Il y relève notamment que réduire ce livre au traitement d’un sujet serait dérisoire, même s’il est “tentant de dire « ce que Hanbok raconte » et de le résumer ainsi : « jeune femme en quête de sa famille biologique coréenne : le récit d’une adoption ». Ce serait d’ailleurs assez bankable en soi, puisque dans l’ensemble des récits contemporains de bande dessinée, je ne crois pas que le sujet « adoption » ait été tant abordé.” Jean-Christophe Menu [il ne signe pas, mais il est plus que probable que ce soit lui] écrit dans le “prière d’insérer” du livre : “Commencé il y a une quinzaine d’années, Hanbok se démarque du flux de bandes dessinées autobiographiques actuel par le profond besoin de vérité qu’on y trouve et par le brio du dessin. Passant avec désinvolture d’un style réaliste époustouflant à une grammaire minimaliste, d’un registre épistolaire à une narration historique, Sophie Darcq maîtrise son sujet et le langage de la bande dessinée comme peu d’autrices publiant leur premier livre.” Et Fabrice Neaud conclut : “Nul doute que ce livre fera date. Et qu’au-delà du sujet de l’adoption […], les plus sensibles sauront repérer les enjeux, infiniment plus contemporains, de ce qu’on nous dit, révèle, console et soigne la place de l’image et de la représentation dans nos vies abîmées.”

Afin d’y voir plus clair, faisons un tour sur le site de La maison des auteurs de la CIBDI à Angoulême où elle a été en résidence d’août 2005 à août 2007 : “Sophie Darcq, née le 5 juin 1976 à Daejon (Corée du Sud), arrive en France à l’âge de quatre ans avec ses trois sœurs, bientôt adoptées par un couple ayant déjà une fille. Après un bac « arts plastiques » à Limoges, elle intègre la section « bande dessinée » de l’École Supérieure de l’Image d’Angoulême dont elle sort diplômée quatre années plus tard.” Si j’en crois les témoignages de résidents qui l’y ont croisée, Hanbok a longtemps été un work in progress interminable, à la manière d’une analyse ou d’un rêve plus long que la nuit. La publication de ce qui ne devrait être qu’un “premier tome” a ce mérite, plutôt rare, de maintenir constamment une part d’ouverture, l’autrice ne s’étant pas laissé prendre au piège de la linéarité, même si son récit suit une certaine chronologie, celle d’un voyage en Corée (du 6 août au 3 septembre 2004) à la recherche de sa “famille biologique”. Incises et bifurcations ne manquent pas et le peu de “désinvolture” apparente s’accorde à son contraire, tant varient les degrés et axes de “gravité”. Tout nous est rapporté avec une précision à la fois documentaire (certains dessins étant réalisés à partir de photographies) et propre à l’élaboration d’une fiction – précision et invention rimant afin d’aboutir à quelque chose comme une forme nouvelle qui peut, certes, sonner çà et là de manière familière, mais qui, si on l’examine de plus près, semble avant tout tissée de petites différences agissant de manière très touchante, comme s’il nous était commandé de façon non-autoritaire de changer régulièrement de tempo : accélérant, décélérant, faisant des arrêts sur image afin de s’attarder sur tel ou tel détail. J’ignore si Sophie Darcq, dont le nom de naissance est Junghee, apprécie le travail de Hong Sangsoo, cinéaste coréen dont, après les avoir découverts en salle, j’attends toujours avec impatience une édition vidéo des films, afin de pouvoir procéder de même (acc/rall/pause), ce qui requiert une forte sollicitation de la mémoire (ce qui ne peut qu’accroître le plaisir de pénétrer ce lointain proche dans lequel, étrangement, nous nous reconnaissons).

Inutile d’en rajouter – se retenir à notre tour, après avoir relevé l’effacement des visages dans la “photo” de groupe (comment nomme-t-on une fratrie au féminin ? Une sororie ?) à la toute première page du récit montrant les sœurs (dont les prénoms français finissent tous par “ie”) vêtues de hanboks “offerts par l’orphelinat et l’association coréenne.” Effacement nécessaire pour donner à ce qui naît comme à ce qui disparaît, à ce qui succombe comme à ce qui résiste, un visage. “L’oubli de sa naissance” : suprême mystère que l’on est en droit de traiter avec légèreté, tout en renouant mélancoliquement avec ce que l’on n’a en réalité jamais perdu.
Les Pistes invisibles de Xavier Mussat – qui fut lui aussi en résidence à Angoulême où il a croisé Sophie Darcq – est le quatrième livre en solitaire d’un auteur d’autant plus attendu qu’il se montre d’une rare exigence, après Sainte famille (en 2001 chez Ego comme x dont il a été un des fondateurs), Carnation (Casterman, 2012) et Horst (à la 5e couche en 2021) – titres auxquels il faut ajouter quelques autres, souvent en collaboration, publiés par son propre label Apocope, et de nombreuses incursions dans le domaine de l’illustration pour la jeunesse, sans oublier son engagement dans l’improvisation musicale à la guitare électrique “arrangée”. Publié chez Albin Michel, éditeur plutôt “grand public”, Les Pistes invisibles n’est pas davantage réductible au traitement d’un sujet”, même si (bis repetita) en trouver un qui satisfasse aussi bien les lecteurs de bonne volonté que les commentateurs du sérail “critique” est possible. Pour simplifier, disons qu’il s’agit d’une fiction “inspirée par l’histoire vraie de l’Américain Christopher Knight, fameux “ermite-cambrioleur” qui vécut “sans contact humain entre 1986 et 2013 dans une forêt du Maine” (un état aux hivers particulièrement rudes). Les thèmes de l’érémitisme et de la forêt sauvage – lieu propice à l’invisibilisation – sont parfaitement choisis pour alimenter un espace fictionnel où le langage verbal ne règne pas en maître. Certes, Xavier Mussat écrit un monologue qui tient la route : “Devenir invisible, ça n’est pas disparaître, c’est se mélanger au reste. / C’est participer à l’illusion du silence. / Ne pas briser l’équilibre visuel de la forêt qui donne à toute chose une présence similaire. / […] / En vingt-cinq ans, je n’ai été vu de personne. / J’ai vécu caché dans cette forêt, mais pas comme un homme des bois. / Ils sont passés souvent très près de moi… / … Mais dupes du silence, ils m’ignoraient. Ils traquaient autre chose : une idée déjà en tête, une représentation à laquelle j’échappais…” ; mais il possède aussi ce talent bien plus rare d’inventer un dispositif opérant un accordage singulier en superposant les diapasons narratif et visuel, ce qui produit d’heureux frottages entre dissonances et consonances. D’où ce mode d’impression des cent-soixante planches des Pistes invisibles en bichromie : bleu et orange. Séduit par le résultat, le regard ne se rend pas de suite compte de l’élimination radicale du noir. Il savoure en silence cette limitation à deux plus une tonalités : celles déjà nommées, et celle qui résulte de leur superposition (que l’on peut moins facilement nommer, même si on sait qu’avec ces deux couleurs complémentaires on obtient du “marron”). Il apprécie aussi la force lumineuse des blancs, en réserve (couleur papier).

Refusant l’idée, conventionnelle en bande dessinée, de remplissage par le noir ou la couleur de contours, et prenant distance avec l’impératif autobiographique de ses débuts, Xavier Mussat s’implique en créateur de formes nourri de hantises à la fois personnelles et partagées (ce qu’à quoi Horst nous avait préparés). En observateur du dehors confronté à un à-venir inquiétant, il se montre sensible à ce qui demeure le plus archaïque. Ce que le regard commande à la main, ou ce que cette dernière invente par elle-même – comme si elle en avait enfin fini avec le diktat de l’imitation du réel au profit d’un surgissement proprement graphique de l’irreprésentable –, provoque une altération du temps. Si on emprunte les pistes ouvertes par cette histoire racontée en bichromie, il devient vite impossible d’opérer des mesures du temps qui passe. Car dans cette forêt à la fois mentale et déposée matériellement sur le papier, s’opère un processus d’invisibilisation (qui est le fruit d’une puissante interrogation sur le visible). Vient alors le désir se perdre, dans les formes, voire dans la couleur, se laissant envahir par cette lumière qui n’est pas celle des explications courantes, mais le signe d’un mystère irrésolu. Lire, c’est participer à la quête de l’auteur, questionner les liens entre les présences et les absences que la mémoire est susceptible de retenir, afin de les faire jouer de concert : paysages tant observés qu’imaginés – concrets, mentaux, précis, habités, réservés…

Les Pistes invisibles est aussi bien un essai qu’une fiction – question de point de vue. On peut aussi penser à une partition que l’on doit interpréter avec fidélité, tout en y greffant sa propre bande son nécessairement multiphonique. Notons enfin que cette bande dessinée est dédiée à Delphine Bretesché, décédée à l’âge de 49 ans, le 23 décembre 2021, avec qui Xavier Mussat a plusieurs fois collaboré pour des performances publiques associant voix et guitare (il est possible de découvrir son long poème Premier de Cordée imprimé en risographie chez Apocope, avec des pochoirs de Clara Djian et Nicolas Leto).
Suicide total de Julie Doucet est un leporello, soit une histoire dessinée d’un seul tenant, imprimé et relié à la main à 1500 exemplaires par Grafiche Milani pour le compte de L’Association. Une tuerie, comme on dit ; mais il est vrai que c’est folie d’avoir mis en œuvre ce projet hors-norme dans un domaine de l’édition où la rentabilité impose de nombreux interdits. À la hauteur de la performance graphique de l’autrice déroulant son histoire sur 20,7 cm de haut et 20 mètres, ou à peu près, de long, Suicide total est un ouvrage paradoxal : à la fois sidérant, et même intimidant (on n’y entre pas comme dans un livre de bande dessinée ordinaire, même s’il est clair qu’il peut se lire de manière courante – de haut en bas et de gauche à droite – si on suit le découpage en doubles pages opéré par le pliage ; mais on peut procéder autrement, en proposant au regard d’englober une plus large surface, afin tenter de dérégler cette linéarité), et brut de décoffrage, à commencer par l’image en couverture d’esprit post-punk. Suicide total : quel titre ! Il fut tout d’abord, en 1989, celui d’un scénario de film en super 8, puis d’un roman, avant de devenir, nous dit Julie doucet, une fois qu’elle a acheté “un petit carnet leporello pour dessiner une foule, juste des gens, comme je le faisais quand j’étais petite”, une “sorte de revisitation de la bande dessinée.” “Après tout il y a des images, une narration, même des bulles.”
Revenant, et de manière finalement assez spectaculaire, sur sa décision d’arrêter la bande dessinée et l’autobiographie (les deux étant liés – lire Maxiplotte à ce sujet), Suicide total est proprement irracontable, même si on y trouve ce qu’elle nomme le “récit du hussard” – hussard étant le sobriquet dont elle a affublé un de ses lecteurs, il y a plus de trente ans : “un Français qui fait son service militaire avec qui elle échange des centaines de lettres avant qu’un voyage en Europe lui offre l’occasion de le rencontrer en chair et en os.” “J’en ai eu le souffle coupé / j’ai levé les yeux vers le hussard, ouvert la bouche, ô stupeur / j’ai posé la lame sur mon bras et j’ai tiré tranquillement en appuyant… / …trop fort / la coupure était bien plus profonde que je m’y attendais / ensanglantés on a échangé notre premier baiser / tant qu’à y être on a fait un pacte de sang / en pleine épidémie du Sida / quelle bonne idée !! / moi aussi j’étais contente d’être là, avec lui, que quelque chose se passe / il avait l’air tout content / sur la poitrine, sur le ventre… / pendant ce temps-là lui, torse nu, avait eu le temps de s’administrer une vingtaine de petites coupures…” (Monologue extrait d’une “double page” au 3/5e env. du leporello).

Pour ma part, ce qui me retient, c’est l’effet de foule – d’être en multitude (George Oppen) – foule improvisée, composée d’une grande “variété de têtes, d’animaux et d’objets.” Si ce suicide est bien total, ce dernier mot ne s’applique pas à ce leporello qui tout sauf un suicide artistique, bien au contraire : une relance des dés de la BD (même si on peut penser qu’il s’agit d’autre chose), au moment où on s’y attendait plus de la part de celle qui a reçu en janvier de l’an dernier le Grand Prix du Festival d’Angoulême (où elle sera présente cette année, alors qu’une sélection de ses travaux, opérée par Julien Misserey, sera exposée à l’Hôtel Saint-Simon du 26 au 29 janvier).
3.
L’idée même de nature morte est solidement ancrée dans mon paysage mental depuis que j’ai découvert en 1975 un fragment des Cose naturali (Natures inanimées) de Paul Louis Rossi dans le n°23 de la revue Change, Monstre Poésie. Ce fut un choc. Par la suite, j’ai composé plusieurs partitions en hommage à ce travail poétique, dont Vies tranquilles (1999) et Le Regard de Paul (2004), réalisé dans les studios du GRM, que Rossi a fait diffuser dans la “salle des natures mortes” du Musée de Beaux-arts de Nantes, le temps de l’exposition dont il avait été le commissaire, Visiteur du clair et de l’obscur.
Tout cela me revient alors que je découvre Nature morte, un livre écrit et dessiné par Benjamin Bondonneau (publié aux Éditions du Ruisseau), qui m’a surpris, même si je commence à bien connaître le travail de cet artiste – né à Sarlat en 1975 et qui vit et travaille en Périgord – que j’ai d’abord rencontré comme clarinettiste, et grâce à qui j’ai dessiné et calligraphié il y a neuf ans une partition intitulée Pierre pour Benjamin qu’il a interprétée, enregistrée et gravée sur disque avec la générosité de ceux qui respectent le texte tout en proposant de belles trouvailles pour l’améliorer.
Musicien improvisateur, ouvert à toutes formes d’échanges, Bondonneau s’est aussi engagé dans la création radiophonique. Ce travail sur le son pourrait suffire à remplir une vie, si le démon de l’expression plastique ne le tiraillait pas parallèlement – le jeune apprenti-clarinettiste à l’ENM de Sarlat ayant fréquenté les Beaux-Arts de Bordeaux. Je me souviens avoir vu en 2016 au festival Longueurs d’ondes à Brest une exposition de ses peintures, dessins et collages, associés à son travail à Radio Dordogne. Avec Nature morte, il propose un récit graphique réalisé à la pierre noire et au fusain où se “mêlent souvenirs d’enfance et expériences artistiques” : “J’avais dix ans. / Par jeu morbide, j’ai abattu le coq d’une flèche dans le cou. / J’en fus mortifié. / Avec l’aide de mon frère, la dépouille a été dissimulée dans l’estomac du fumier, pour une disparition sans trace. […] Ce livre est une méditation sur la fugacité des choses, l’effacement des formes, des habitats et des habitants. Une promenade parmi mes fantômes, leurs têtes et leurs visages – les paysages les plus fascinants de la Terre.”

Belle noirceur ! Digne de l’ébène de la clarinette ou du regard de certains volatiles. Vivant à la campagne, le dessinateur se montre proche de la nature et des animaux – de la sauvagerie qui l’entoure et qu’il retrouve dans la ville : “Les animaux sauvages, a fortiori depuis le confinement, s’approprient de plus en plus les villes, et c’est salutaire. Une esquisse de ré-ensauvagement se profile”. Préfacé par Bernard Chambaz et découpé en neuf chapitres s’ouvrant chacun par un fragment des Élégies de Duino de Rilke, Nature morte est un récit plus que vivant (on pourrait même dire : haut en couleurs !), une sorte d’autoportrait en présence, en effet, de fantômes qui, pour reprendre les mots fameux d’Edgar Varèse au sujet des “compositeurs d’aujourd’hui”, refusent de mourir (le noir de la craie dure comme de la pierre ou du charbon friable étant aussi ce sang dont tout cœur de dessinateur a besoin). Battements dans la nuit : tournant les pages, on entend du son surgir. Étrangement, ce récit bien plus lumineux qu’obscur pourrait conduire son commentateur à devenir lyrique, il me faut donc arrêter, mon âme de minimaliste s’y refusant, tout en appréciant que s’y imprime, en quelque endroit sauvage et secret, nombre de résonances amicales.
Nature morte m’est arrivé par surprise alors que je m’attendais plutôt à recevoir des nouvelles de Frédéric Pajak (dont un nouveau livre est sorti, ou devrait sortir ces jours-ci). En attendant de reprendre langue avec l’auteur du Manifeste incertain, je lis la préface qu’il a écrite pour le livre d’Albert-Edgar Yersin, Je dessine et je m’obstine, publié par ses soins aux Cahiers dessinés : “Yersin était un homme doué d’émerveillement, et il savait faire partager ses découvertes, ses intuitions. J’ai peu de souvenirs de lui, mais je n’ai jamais oublié sa présence. […] Yersin a toujours dessiné, dès sa jeunesse et jusqu’à son dernier souffle. Il a cherché, cherché, cherché, se méfiant de ce qu’il trouvait pour chercher encore. Plume, mine de plomb, parfois lavis ou aquarelle, il a dessiné comme on tiendrait un sismographe de ses sentiments, de sa vie.” Je dessine et je m’obstine est un très beau titre qui s’accorde étrangement à ceux des cinq livres précédents.
Albert-Edgar Yersin, né à Montreux d’un père Suisse et d’une mère américaine, a passé son enfance à New York, son adolescence au Chili, et son début de vie d’artiste à Paris. Il est graveur de métier, “spécialisé dans le timbre-poste et les cadrans de montre, et un des rares à maîtriser parfaitement le burin.” Ce recueil propose environ cent-soixante-dix dessins réalisés entre 1931 et 1984, année de sa mort à Lausanne, accompagnés de quelques photos et d’un bref essai en six chapitres de Sébastien Dizerens. On y apprend que, séjournant l’été 1963 dans la maison de Philippe Jaccottet, Yersin est entré “dans un monde baroque, dans une folle chevauchée d’arbres, d’herbes, de feuilles. C’est le chaudron végétal, c’est la folie feuillue (lettre à Edmond Quinche).”

“Je suis tellement heureux de voir ce petit univers bien à moi germer et pousser avec beaucoup d’élan. Cette idée du microcosme où tout serait compris, où on pourrait mettre l’herbe et les branches, le caillou, le nuage et l’eau et faire entrer toute la nature mais transposée en trait et graphisme. Où on assisterait en quelque sorte à une espèce de naissance de la création par la main de l’homme (lettre à Henriette Grindat, 22 juillet 1952).” “Je voudrais m’enfoncer dans du trèfle, me coucher tout nu dans la forêt et sentir glisser les jeunes branches dans mon corps (id., années 1960).” Incitation au vagabondage, à la rêverie, véritable hymne à l’obstination, cet ouvrage confirme la puissance du dessin faisant montre de délicatesse – de retenue débordante. Frédéric Pajak : “Il nous confie quelque chose dans un murmure, sans nous brusquer, nous raconte combien la montagne ou la forêt sont impénétrables ; pourtant elles se dévoilent généreusement dans la simple caresse de son trait.”
François Cavanna, Le dernier qui restera se tapera toutes les veuves, Wombat, janvier 2023, 224 p., 20 €
François Cavanna, Stop-crève, Wombat, janvier 2023, 176 p., 17 €
Sophie Darcq, Hanbok, L’Apocalypse, janvier 2023, 120 p., 19 €
Xavier Mussat, Les Pistes invisibles, Albin Michel, janvier 2023, 176 p., 29 € 90
Julie Doucet, Suicide total, L’Association, janvier 2023, 144 p. en leporello, 65 €
Benjamin Bondonneau, Nature morte, Les Éditions du Ruisseau, novembre 2022, 320 p., 25 €
Albert-Edgar Yersin, Je dessine et je m’obstine, Les Cahiers dessinés, janvier 2023, 208 p., 39 €