Peintresses en France 6 : Geneviève Asse, une quête de lumière et de bleu

Geneviève Asse, Ligne blanche, 2009 © Courtesy Galerie Laurentin

« J’ai toujours pensé qu’il me fallait être heureuse avec le monde que j’avais en moi. Cela fut mon privilège et ma force. » Geneviève Asse


À Geneviève Asse

Le Vide. C’est alors qu’au fond de soi
S’ouvre à nouveau la voie qui du Rien
Avait fait naître le Tout, où la vie
Vécue se découvre en neuve partance.

François Cheng

Geneviève Asse nous a quitté.es le 11 août dernier, alors que j’étais déjà plongée dans la préparation de ce portrait. J’étais assise à mon bureau en Bretagne, face à mon écran d’ordinateur, quand j’ai reçu l’email qui m’annonçait la triste nouvelle. J’ai levé les yeux. Dans l’encadrement des deux maisons voisines m’est apparu un tableau de Geneviève Asse. Avec la ligne noire d’un fil téléphonique. Et la coupure de l’horizon, entre ciel et mer. L’univers lui rendait hommage, revêtant ses couleurs.

En fait, j’ai grandi avec un tableau de Geneviève Asse sous les yeux. Et je ne me suis peut-être jamais sentie aussi proche d’aucune autre artiste.

Geneviève Asse est sans doute la plus grande peintresse de l’abstraction en France. Toute sa vie, elle a menée sa quête solitaire, toujours en marge des écoles, creusant ce chemin intime et universel. L’œuvre de Geneviève Asse est une ouverture progressive, un passage lent d’un monde minuscule vers l’espace infini, une recherche tâtonnante, empirique, qui nous mène à la Lumière, une transition d’un monde d’objets tangibles à la dissolution de tout dans l’univers impalpable. Et c’est enfin une introduction à l’éternité du bleu. Tout a commencé en Bretagne, donc, dans le golfe du Morbihan.

Geneviève Asse, Composition, 1998 © Courtesy Galerie Laurentin

La famille de Geneviève Asse plonge ses racines en profondeur dans la région de Vannes, où elle est née elle-même en 1923, avec son frère jumeau, Michel. Les deux enfants n’ont jamais connu leur père, parti avant leur naissance. Seule à subvenir aux besoins de sa progéniture, la mère de Geneviève Asse décide de partir à Paris chercher du travail, et confie les jumeaux à sa propre mère, Alice Asse, qui vit alors au manoir de Bonnervo, dans la presqu’île de Rhuys.

La prime jeunesse de Geneviève Asse ressemble à un roman rousseauiste : elle et son frère sont élevés à l’écart de tout, dans une grande demeure dotée d’une vaste bibliothèque, au cœur d’une nature magnifique, en bord de mer, par leur grand-mère, ancienne directrice d’école, incroyante, jugée à la fois « rouge » et originale par sa famille et par le voisinage. Grande humaniste, féministe, elle lit Rousseau et Montaigne, et leur enseigne les savoirs scolaires nécessaires, tout en les laissant vagabonder à leur guise au dehors. C’est sans doute l’éducation donnée par cette femme très progressiste, loin de tous les conditionnements limitants de l’éducation traditionnelle des filles de l’époque, qui a permis à Geneviève Asse d’acquérir son incroyable liberté, cette autonomie qu’elle manifeste très jeune, ainsi que cette capacité à ne jamais rien laisser se mettre en travers de son chemin artistique et intime.

Grâce à cette éducation « libérale », Geneviève Asse, enfant, fait la rencontre de la nature, qui devient son royaume. Avec son frère, elle court la campagne, la côte, va se baigner. La mer est omniprésente. Ils vivent au cœur d’une campagne encore « à l’ancienne », ancrée dans le XIXe siècle, avec ses chemins de terre, ses charrettes, son agriculture pas encore mécanisée. Geneviève Asse décrit son enfance : « J’avais un frère jumeau, Michel, nous étions très seuls. Le silence autour de nous me rendit observatrice. J’étais émerveillée par les choses les plus simples. La nature était plus près de moi que les jouets que l’on m’avait offerts. Je crois que tout ceci me mena à la peinture. Je m’en suis rendue compte lorsque j’ai eu quatorze, quinze ans. […] C’est dans la solitude et avec une nourriture que j’accumulais au fond de moi, que se forgea, si je puis dire, mon désir de peindre. »

Geneviève Asse, Sans titre, vers 1987 © Courtesy Galerie Laurentin

Geneviève et Michel ont dix ans lorsque leur mère les fait venir auprès d’elle, à Paris. Malgré le changement total d’environnement, les enfants continuent de courir le monde et apprivoisent Paris. Par chance, leur petit appartement, au 69 rue de la Tombe-Issoire, se trouve à côté de la Villa Seurat et du parc Montsouris, qui devient leur nouveau terrain de jeu. Avec son frère, Geneviève s’amuse aussi beaucoup dans la rue, jusqu’au jour où une peintresse se plaint : le vacarme des enfants la dérange. Il s’agit de Maria Helena Vieira da Silva. À l’école, rêveuse, Geneviève ne force pas son talent ; quant à ses camarades de classe, elle ne semble pas réellement s’intéresser à eux. Très vite, elle découvre le Louvre et, à douze ou treize ans, elle connaît déjà bien le musée. Elle rencontre Chardin, découvre les natures mortes. Cela la fascine : ses premières œuvres seront des natures mortes. Sa mère l’emmène visiter l’Exposition internationale de 1937, où elle voit pour la première fois les toiles de Robert et Sonia Delaunay et les grands décors de Raoul Dufy ; elle voyage également avec ses enfants et leur fait découvrir d’autres grands musées à l’étranger. Très admirative de Georges Braque, Geneviève Asse découvre qu’il travaille non loin de chez elle et lui rend visite dans son atelier, expérience forcément marquante pour une jeune fille.

Geneviève Asse, Diagonale, 1973 © Courtesy Galerie Laurentin

Plus le temps passe, et plus elle a envie de peindre. La directrice de son lycée la pousse en se sens, et la jeune bachelière s’inscrit à l’École des arts décoratifs : « Ce fut mon premier contact avec la vie dans un atelier ; il y avait des modèles, on faisait des dessins d’après nature, des plâtres, des études documentaires : j’apprenais la perspective. » Elle commence à peindre dans un petit bureau sans chauffage de la maison d’édition du futur mari de sa mère, aux éditions Delalain, qui publient des manuels scolaires. Elle fréquente aussi les cafés et fait connaissance avec un groupe de jeunes artistes, élèves de l’Académie de la Grande Chaumière, qui l’invitent à partager leur atelier : c’est le groupe de l’Échelle, qui doit son nom au fait qu’il faut monter à une échelle pour accéder à l’atelier ! Sur les conseils du peintre Othon Friesz, lui-même enseignant à la Grande Chaumière, Geneviève Asse se joint à eux, même si elle demeure en marge du groupe : « On y installait des natures mortes que chacun interprétait à son idée. Moi, dans un coin, j’organisais autre chose avec des boîtes : je fabriquais mon monde, on me laissait tranquille. Les artistes y venaient à leur guise : j’étais très assidue. Dans le quartier on rencontrait Zadkine, André Marchand, Tal-Coat et sa femme Broncia, Grüber, etc., et on visitait les galeries. Je travaillais et j’allais partout. »

Geneviève Asse, L’hiver, 1966 © Courtesy Galerie Laurentin

Ses premières toiles sont exposées au Salon des artistes de moins de trente ans, où elle est remarquée par Jean Bauret, industriel du textile et grand collectionneur. Il l’invite chez lui et elle rencontre là-bas d’autres artistes, comme Nicolas de Staël et Vassili Kandinsky, mais aussi des musiciens, des écrivains, dont Samuel Beckett qui deviendra son ami. Jean Bauret est sans doute le premier à la soutenir, en dehors de ses enseignants – soutien dont elle jouira pendant très longtemps. Non seulement il a l’œil, mais il lui propose aussi de travailler pour lui en créant des motifs pour des tissus, projet auquel elle travaille avec le grand peintre Serge Poliakoff.

Parallèlement à l’apprentissage des techniques artistiques, Geneviève Asse découvre l’engagement politique. C’est la guerre, et Paris est occupé. Dès le début de ses études, la jeune peintresse s’inscrit à l’UNEF, syndicat étudiant très engagé à gauche. Sa vie a déjà commencé à basculer lors de l’exode, où elle a été confrontée à la guerre et à la mort. Et plutôt que de fermer les yeux sur le monde pour se replier sur son univers intérieur, Geneviève Asse décide, fin 1943, de s’engager dans les FFI avec son frère. Dès que Paris est libéré, elle s’inscrit à la Croix Rouge pour devenir conductrice-ambulancière dans l’armée française. Pendant deux ans, elle ne peindra pas. Fin 1944, elle est intégrée à la 1ere DB de l’armée d’Afrique, et participe à la campagne d’Alsace et d’Allemagne, puis part en Tchécoslovaquie. Elle est sans doute la seule artiste au milieu de femmes issues de tous les milieux, aux origines géographiques très différentes comme le Maroc, l’Algérie et Madagascar. Geneviève Asse a déjà une sorte de lien profond avec la guerre et l’idée qu’il faut se battre ne lui est pas étrangère, car son jeune oncle, Robert, qui vivait aussi au Bonnervo lorsqu’elle y était enfant, avait combattu durant la première Guerre Mondiale, dont il était revenu complètement traumatisé. La liberté étant le socle de l’éducation et sans doute de la personnalité de Geneviève Asse, il est naturel qu’elle veuille la défendre : « J’avais en moi une révolte contre le racisme, l’injustice, la défaite de 40. Je fus heureuse d’être admise dans l’armée de l’amalgame, où les soldats étaient arabes, noirs, hommes de toutes les couleurs et de toutes les couches sociales. »

Geneviève Asse, Composition, 1977 © Courtesy Galerie Laurentin

Sa voiture est l’une des premières à franchir le Rhin. Après, la découverte de l’Allemagne, de Berlin, des effroyables destructions encore fumantes, elle arrive à Baden-Baden, où elle séjourne dans un grand hôtel récemment évacué par les Nazis, et se trouve confrontée avec horreur aux traces de la torture et des expériences médicales pratiquées sur des femmes. Puis viennent les camps. Un jour, on demande des volontaires pour aller chercher des Français juifs au camp de Terezin, non loin de Prague. Geneviève Asse et Suzanne, son équipière, répondent à l’appel. Elles franchissent les lignes russes, s’avèrent obligées, malgré elles, de livrer des ouvrier.es ukrainien.nes en échange des déportés… Dilemme déchirant, qui la marquera profondément. En Tchécoslovaquie, elle découvre aussi les femmes au crâne rasé, ce qui la glace tout autant. Lorsqu’elle arrive à Terezin avec ses compagnons, elle découvre une vision digne de l’enfer de Dante. C’est le début d’un véritable cauchemar. « La guerre était une chose, ce camp en fut une autre. Nous y vîmes les baraquements, le four crématoire, la cendre. Dans le bureau du chef allemand, on remarqua des livres : ils étaient reliés avec de la peau humaine qui portait le numéro des déportés. »

Plusieurs aller-retour jusqu’à Strasbourg seront nécessaires pour évacuer tous les déportés, squelettiques, en haillons, rongés par dysenterie. Jusqu’au jour où un jeune Tchèque lui dit en français : « Savez-vous qu’un grand poète de votre pays, Robert Desnos, est mort ici il y a quelques jours ? » Geneviève Asse a connu Desnos, ils ont bu ensemble des cafés au Flore, à Saint-Germain-des-Prés. Elle est bouleversée. « Le jeune Tchèque me mena jusqu’au baraquement et me fit entrer dans la baraque de Desnos. Les murs étaient noirâtres et il y avait une paillasse retournée. L’image de cette baraque m’a suivie longtemps et me suivra toujours. »

Geneviève Asse, Composition, 1970 © Courtesy Galerie Laurentin

Après la liberté de l’enfance, la beauté de la nature, sorte d’Éden de pureté, c’est l’expérience du mal ultime, la confrontation à l’enfermement, à la souffrance absolue. Il me semble qu’après ces deux années passées sans peindre, la quête de Geneviève Asse consistera à échapper à l’enfermement, à la noirceur, à reconstruire petit à petit un chemin vers l’espace infini, vers la liberté, d’abord en peignant de petits volumes, des boîtes indéfinies, dans des tons éteints, parfois sombres, puis des fenêtres, des portes, jusqu’à retrouver la lumière primitive, et la couleur de la paix : le bleu.

Juste avant de partir avec les FFI, Geneviève Asse s’est inscrite à l’école du Louvre. Elle est heureuse de reprendre son activité de peintresse, mais jamais plus elle ne retrouvera la camaraderie et la fraternité qu’elle a connues en cette période sombre. Les années qui suivent sont dures financièrement : elle n’a pas un sou, participe à des salons où elle vend des petits formats, travaille pour le textile, la mode, gagne à peine de quoi s’acheter son matériel de peinture, comme Bernard Buffet à la même époque : « Je ne pouvais pas m’offrir un grand nombre de couleurs, ce qui faisait que parfois je peignais avec deux tubes, un noir, un blanc, et un peu d’ocre : j’achetais les tubes au compte-gouttes. Cela m’allait ; j’étais obligée de rechercher sobrement, avec un contenu intérieur, et d’être simple. C’était bien. »

Geneviève Asse, Nature morte aux pots, 1950 © Courtesy Galerie Laurentin

Geneviève Asse vit dans des hôtels de Saint-Germain-des-Prés. Mais loin du tumulte de ces années de fête et de folie, elle reste enfermée dans sa chambre, cellule monacale à laquelle se résume son univers pictural. Limitée dans l’espace, elle représente tout ce qu’elle a sous la main : boîtes, fenêtres, portes, meubles, bouteilles, et encore des boîtes. Quand on regarde ces natures mortes du début, on sent déjà en germe ce dépouillement qui sera la marque de ses œuvres les plus abouties, leurs lignes verticales et horizontales semblent annoncer celles de ses grands tableaux abstraits. Les tons sont estompés, les objets anonymes, impalpables, comme des prétextes, des coquilles dont l’intérieur finalement a peu d’intérêt.

Les années 1950 sont celles où peu à peu les objets se dépouillent, pour devenir de plus en plus abstraits, jusqu’à disparaître. Après avoir montré un intérêt pour le cubisme, elle s’en détourne. Car ce qui intéresse Geneviève Asse, ce ne sont pas les objets en eux-mêmes, ni leur forme, même éclatée, déstructurée, mais leur présence au monde, à la lumière, et cette présence se réduit de plus en plus : les formes s’éloignent, jusqu’à ne plus laisser apparaître qu’un trait.

Parallèlement, au cours des années 1950, beaucoup de choses se passent dans la carrière de Geneviève Asse : la première exposition en solo en 1954 ; des expositions collectives à l’étranger parmi les « Jeunes peintres français », en Allemagne, au Japon et en Italie ; un achat par l’État français en 1955. Elle découvre à la même époque la pointe sèche et s’initie à la gravure, médium qu’elle n’abandonnera plus jamais et qui compte pour elle autant que la peinture : « Avec la gravure, je me suis sentie complètement à mon aise. C’est une écriture que je manie facilement. La pointe sèche me plaît, ainsi que le burin qui s’inscrit fortement dans la plaque… » Peut-être est-ce parce qu’elle abandonne les objets et leurs contours qu’elle aime à retrouver ces lignes dures dans ses gravures.

Geneviève Asse, Composition, 1965 © Courtesy Galerie Laurentin

À partir de 1960, elle entre en abstraction. Ce sont sans doute ses séjours sur la Méditerranée, à la fin des années 1950, qui la font basculer vers la lumière pure, où se dissolvent définitivement les formes. Cézanne aussi l’inspire. Au départ, il y a le blanc, ou plutôt « les » blancs, car jamais les toiles de Geneviève Asse ne sont monochromes, mais toujours pleines de nuances, de plus en plus subtiles. Le blanc, c’est la lumière pure. Plus besoin des objets, qui disparaissent peu à peu. « Lorsque l’objet était présent, la transparence m’intéressait plus que tout. C’est peut-être par elle que j’ai acquis la lumière. La lumière m’a envahie, se propageant sur les grandes toiles blanches qui furent exposées à Paris en 1961. […] Ces blancs étaient en fait de la couleur. »

Les années 1960 sont aussi celles du retour en Bretagne, de la rencontre avec Giorgio Morandi en Italie, et d’un voyage à Londres où elle découvre Turner, dont les lumières brumeuses font écho aux siennes. En 1961, elle fait la connaissance de la poétesse Silvia Baron Supervielle, fraîchement arrivée d’Argentine, dont la présence sera décisive tout au long de sa vie. C’est à cette époque également qu’elle commence à illustrer des livres, dont les poèmes de Pierre Lecuire, avec qui elle fera six recueils. Elle aime cet exercice qui est une sorte de réponse d’une écriture à une autre, puisque pour elle, la gravure est une forme d’écriture. Elle illustre ainsi de nombreux livres, notamment de Charles Juliet, une traduction de Jorge Luis Borges par Silvia Baron Supervielle, un recueil de ses poèmes à elle, et sans doute le plus important, Abandonné de Samuel Beckett, aux éditions de Minuit. Beckett rend en effet régulièrement visite à Geneviève Asse dans son atelier du boulevard Blanqui. Il revient toujours voir les mêmes toiles, sans dire un mot, jusqu’au jour où il lui livre cet unique commentaire : « C’est du travail sans filet. »

Geneviève Asse, Composition, vers 1975 © Courtesy Galerie Laurentin

Et c’est vrai que Geneviève Asse travaille sans filet. Elle suit son instinct, toujours en marge des cercles artistiques, des mouvements, elle avance seule dans la lumière, œuvrant avec la matière, mariant les couleurs, dans toute leur subtilité, et elle ne revient jamais en arrière – il n’est pas de repenti possible avec elle. En fait, c’est comme si elle répondait à une architecture invisible qu’elle discerne à travers la transparence des aplats. Pour elle, peindre est une aventure sans cesse recommencée, les toiles se répondent, se succèdent, il y a des séries, des accidents, et des hasards. Comme lorsqu’en 1967, quand elle acquiert chez un marchand des châssis ronds, commandés initialement par le peintre Ellsworth Kelly, finalement reparti aux États-Unis sans les avoir utilisées. Qu’ils soient petits ou grand, carrés ou rectangulaires, les formats aussi influent sur l’œuvre. Et Geneviève Asse aime à changer de format, de supports, passer du tout petit à la très grande toile, mais aussi peindre à l’huile sur du papier, plus souple. Elles prolongent aussi ses travaux dans ses carnets.

Arrive 1970. Geneviève Asse est reconnue internationalement. Les journaux regorgent d’articles sur elle : on la classe dans « l’école de Paris ». La lumière transcende ses toiles. Elle expose partout, en collectif ou en solo. L’État achète ses œuvres. On lui commande des vitraux. C’est sans doute un des rares exemples d’artiste féminine qui à moins de cinquante ans fait déjà l’objet d’une vraie reconnaissance – et ce bien qu’elle soit toujours en marge des cercles d’artistes.

Mais les années 1970 comptent avant tout pour une autre raison : ce sont ces années qui voient l’entrée du bleu dans sa peinture. Et ça, c’est une révolution. « Cette couleur est venue spontanément à moi. Il y a toujours eu du bleu dans ma peinture, mais il a grandi à partir des années 70. Il est venu me chercher, puis s’est graduellement répandu. D’abord ce fut des bleus de toutes sortes, ensuite un bleu différencié qui m’appartient vraiment, je crois. Petit à petit, j’ai trouvé mon bleu. J’avais utilisé des bleus foncés et des bleus très clairs avant d’arriver à ce bleu personnel, qui mélange des gris et d’autres bleus ».

Le bleu Asse était né.

Geneviève Asse, Composition, 1993 © Courtesy Galerie Laurentin

Peu à peu, au fil des années 1970, les autres couleurs disparaissent. À partir de 1980, il n’y a plus que le bleu. Mais encore une fois, les toiles de Geneviève Asse ne sont jamais ni monochromes, ni uniformes. Ce sont des univers en soi, des fenêtres ouvertes sur l’espace, sur l’infini, des horizons qui prennent toute leur profondeur grâce à une trace minuscule laissée par une autre couleur, comme le rouge par exemple, qui vient allumer le feu du bleu, le faire résonner, le fendre comme une peau, et lui donner une profondeur insoupçonnée.

L’idée de la fenêtre ou de la porte, déjà présente dans les années 1940, est toujours là, mais il s’agit de fenêtres et de portes symboliques désormais, qui ouvrent non plus sur une réalité tangible, mais sur des univers immenses et impalpables, qu’on pourrait même qualifier de spirituels. De nombreuses toiles apparaissent, traversées d’une ligne verticale qui leur donne comme un axe de rotation, une frontière entre deux mondes, ainsi la série des Stèles, en hommage à Victor Ségalen, grands tableaux rectangulaires verticaux qui se déclinent et se répondent. Cette ligne peut être de couleur, mais peut aussi être une incise, une gravure dans la peinture, une fracture faite au crayon, au couteau, « comme le trait au silex qui fractionne la peinture. » Comme si elle voulait ouvrir le monde en deux.

Geneviève Asse, Composition, vers 2007 © Courtesy Galerie Laurentin

Il y a une dimension profondément méditative dans les tableaux de Geneviève Asse qu’aucune photo ne saurait rendre. Son art appartient à cette catégorie d’œuvres qui sont le moins aptes à être reproduites. Tout est nuance, transparence, lumière, réverbération, impression. On peut s’y plonger comme dans un océan, s’y laisser aspirer et en ressortir empreint d’une sorte de sérénité. Il y a une part de métaphysique dans la peinture de Geneviève Asse qui ne se révèle que quand on est face à elle. Elle a en effet su saisir des choses impalpables, dont son bleu est devenu la représentation : « Le bleu, c’est l’espace : l’essence de l’espace. Et puis la liberté : le sentiment de la liberté. »

Geneviève Asse n’est plus, jusqu’à la fin de sa vie elle a peint, sur les toiles, dans ses carnets, nous laissant une œuvre immense, qui n’a sans doute pas encore été pleinement reconnue à la hauteur de ce qu’elle est. Pourquoi un Pierre Soulages, maître de l’abstraction française, est-il autant encensé, alors que Geneviève Asse ne figurait même pas dans l’exposition « Elles font l’abstraction » récemment montée au Centre Pompidou, qui possède pourtant un certain nombre de toiles d’elle ? Pourquoi ce « trésor national » (expression empruntée à un admirateur états-unien) n’a-t-il pas été davantage honoré et fêté de son vivant ? J’éprouve une grande tristesse non seulement liée à sa disparition, mais à ce peu de reconnaissance que lui témoigne son pays. Est-ce sa liberté absolue qu’elle paie aujourd’hui, cette femme libre entre toute, qui osa partir avec une armée affronter les horreurs de la guerre (et oui, c’était mal vu à l’époque !), qui n’a jamais appartenu à aucun groupe, aucune école, aucune chapelle, mais qui choisissait ses ami.es au gré de ses goûts artistiques et de ses ententes intimes ? Une dernière fois, je lui laisse la parole sur ce sujet, en priant qu’elle ait raison : « C’est plus difficile pour les peintres femmes parce que les gens ont besoin d’être rassurés. Une femme n’offre pas de garanties suffisantes aux yeux de certains, pas de tous. L’œuvre d’une femme est plus fragile aux yeux de la majorité. Mais il faut d’abord y croire soi-même. Avec le temps, cela s’arrangera. C’est déjà plus facile que ce ne le fut pour les artistes de ma génération. »

Geneviève Asse, Composition, 2007 © Courtesy Galerie Laurentin

Un immense merci à Silvia Baron Supervielle qui a permis que soient reproduites les œuvres de Geneviève Asse, ainsi qu’à René de Ceccatty, et à la galerie Laurentin qui a fourni les photos (voir le très beau catalogue édité par la galerie Laurentin). Je vous invite à lire le précieux ouvrage d’entretiens avec Geneviève Asse réalisé par Silvia Baron Supervielle : Un été avec Geneviève Asse, éditions L’Échoppe, 1996, dont sont tirées toutes les citations de cette chronique. Enfin, pour aller plus loin dans l’analyse de l’œuvre : Geneviève Asse, de Lydia Harambourg, éditions Ides et Calendes.