Michelle Gallen : « Les gens sont de brillants comédiens du quotidien » (Ce que Majella n’aimait pas)

Michelle Gallen Ce que Majella n'aimait pas (détail de la couverture © éditions Joëlle Losfeld)

À l’occasion de la publication de son premier roman en France, Ce que Majella n’aimait pas, l’autrice nord-irlandaise Michelle Gallen a répondu, pour Diacritik, aux questions de sa traductrice, Carine Chichereau à la librairie Le Divan, le jour-même de la parution du livre, le jeudi 5 janvier, aux éditions Joëlle Losfeld.

L’entretien en vidéo :

Retranscription de l’entretien :

Michelle Gallen, votre roman Ce que Majella n’aimait pas vient d’être publié en France chez Joëlle Losfeld. Il est très original sur bien des plans. L’histoire se passe dans une petite ville d’Irlande du Nord et raconte une semaine dans la vie de Majella, 27 ans, qui vit avec sa mère alcoolique et travaille dans un fish-and-chips.
Ma première question porte sur Majella, si fascinante parce qu’elle est à la fois très ordinaire et très spéciale. Comment avez-vous imaginé Majella ? A-t-elle surgi d’un coup dans votre tête, ou avez-vous mis du temps à la construire ?

C’est une bonne question. Majella est apparue après que j’ai écrit un recueil de nouvelles, alors que je vivais à Belfast en 2006. Une des nouvelles se passait dans un fish-and-chips. J’adore les fish-and-chips, j’aime le sel, j’aime la sueur, la chaleur, la nourriture, tout. Dans la nouvelle il y avait déjà le personnage de Marty, le collègue de Majella, et Connor, un garçon qui vivait avec sa mère alcoolique, se faisait brutaliser par les frères Daly, et dont le père avait disparu : tout était là. Après avoir écrit cette nouvelle, je me suis dit : je n’en ai pas fini avec ce monde-là, il reste beaucoup de choses à explorer. Le plus intéressant, c’est que j’en avais fini avec Connor, mais je sentais la présence d’une collègue invisible, une grande fille taiseuse : c’était Majella. Elle est arrivée déjà formée dans ma tête. Bien qu’elle parle peu, et dise des choses comme : « Vous voulez du sel sur vos frites ? », elle a jailli dans ma tête et je me suis retrouvée dans son univers à elle, je l’entendais, je le goûtais, je voyais les choses à travers son regard. Donc je n’ai pas eu besoin de développer son personnage, j’étais comme possédée par cette fille si intéressante.

La liste des choses que Majella n’aime pas détermine la construction du roman. C’est très original aussi : on apprend qu’elle aime peu de choses, mais en déteste beaucoup. Comment avez-vous eu l’idée d’utiliser cette liste pour construire le livre ? Est-ce venu peu à peu, ou était-ce le point de départ ?

C’est venu après. J’avais écrit le roman, et chaque section avait une sorte de marque sensorielle. Par exemple un extrait de chanson, un élément du fish-and-chips, l’heure, ou juste une impression. Mais quand j’ai découvert, bien plus tard, que Majella était autiste, soudain cette liste, qui m’avait accompagnée tout du long, m’a paru avoir sa place dans le livre, c’était une révélation ! C’est là que j’ai écrit l’introduction en disant que Majella tenait des listes de choses qu’elle aimait ou pas, et j’ai tout repris une dernière fois en montrant que chaque section tournait autour de ça, car dans le fond, ça montre bien qui elle est. Mais sa vie est ponctuée de beaux moments autour de ce qu’elle aime vraiment. Donc c’est le dernier élément qui est entré dans le livre. Vous savez quand on essaie d’ouvrir un coffre-fort, ça fait « tic-tic-tic » jusqu’à que la porte s’ouvre : eh bien pour moi ça a eu cet effet-là : ça a ouvert le livre.

Votre roman est aussi très féministe car Majella, peut-être à cause de sa différence, est une femme libre qui ne compte que sur elle-même. Vous parlez aussi de l’intimité des femmes d’une manière rarement traitée en littérature, comme le premier examen gynécologique – ça, je ne l’ai jamais lu dans un livre. Avez-vous sciemment choisi cet angle féministe, ou est-ce venu naturellement ?

Les gens parmi lesquels j’ai grandi, mes amies, n’avaient rien d’ordinaire, et parlaient toujours de manière très directe. On a grandi avant Internet. Quand on ne lit que les tabloïds et les livres conseillés par la bibliothécaire, c’est très difficile d’obtenir des informations, donc on parlait de tout très franchement, de nos corps, de ce qu’on pensait, de nos rêves. Je me souviens de la série « Sex and the City », un énorme succès en Grande-Bretagne et en Irlande : « Oh regardez ces femmes qui parlent si ouvertement de sexe, elles ne sont même pas sincères ! » J’avais un cercle d’amies formidables. On vivait dans une société étouffante, hyper-contrôlée, mais entre nous on était franches, on disait les choses telles qu’on les pensait, et on en tirait de la joie, du soutien et de la confiance. Donc Majella est autiste, elle ne filtre pas ses pensées comme les autres. Et son courant de conscience est comme elle : sans filtre. Ses expériences les plus marquantes ne sont donc pas un premier baiser, ou une expérience sexuelle, mais son premier frottis vaginal. Ça ne s’oublie pas !

Autre élément capital dans le roman : l’humour. C’est un livre très drôle ! Même si l’histoire et le contexte ne le sont pas, votre manière de décrire les gens, leur façon de parler, d’agir est pleine d’humour. Pourquoi avez-vous choisi cet angle ? Vous auriez pu faire bien plus tragique.

L’humour aide à supporter les choses. J’ai grandi dans une atmosphère de guerre larvée, j’ai donc le souvenir de choses très dures, et les gens pratiquaient beaucoup l’humour noir, ce qui aide vraiment à supporter les difficultés. Les gens sont de brillants comédiens du quotidien. À l’époque où j’ai grandi, ils faisaient l’effort d’être drôles, vifs, les discussions étaient des bagarres : c’était à qui l’emporterait, qui dégainerait le plus vite. Donc j’ai grandi entourée de gens pleins d’esprit pour qui l’humour était essentiel. Et ceux qui n’avaient pas d’humour ? C’étaient les plus drôles !

Je vois ! Donc pour finir, un autre aspect du livre, capital à mes yeux : la langue. Comme mon autrice de Trinidad, Ingrid Persaud, que j’ai traduite l’an dernier, vous avez choisi d’écrire dans l’anglais local d’Irlande du Nord. C’était un vrai défi pour traduire – et parfois comprendre. Pourquoi ce choix difficile ?

Ce n’était pas difficile pour moi. Écrire en « bon anglais » l’aurait été bien plus ! Là où j’ai grandi, on parlait l’anglais irlandais, une variante de l’anglais utilisée par des gens qui sont passés récemment du gaélique à l’anglais et qui appliquent encore la structure du gaélique, si bien que ce n’est pas de l’anglais classique, ni du gaélique, mais un mélange des deux. J’ai grandi avec ça dans les oreilles, c’est ancré en moi. J’adore lire des livres écrits dans un anglais « décalé », qui contient le parfum d’une autre culture, d’un autre système, la lecture est plus riche que pour un livre écrit dans un « bon » anglais. Le plus dur a été de rendre les phrases compréhensibles. J’ai d’abord écrit comme j’entendais le texte dans ma tête, puis j’ai poli les phrases, j’ai fait en sorte que ce soit lisible pour quelqu’un qui n’a jamais entendu parler ainsi. Ce qui est très utile pour les lecteurs, c’est d’écouter le livre audio enregistré par Nicola Coughlan (Derry Girls). Elle fait parfaitement ressortir l’accent et les voix des personnages, et le simple fait d’entendre la langue vous plonge dans l’univers du livre.

Oui, c’est bien mieux d’entendre les vraies voix des personnages.

Oui et ensuite on continue de les entendre en lisant la suite.

Merci beaucoup Michelle, j’ai hâte de lire votre prochain livre !