Un choc, une fulgurance, un récit magistral : voici les quelques mots qui viennent immédiatement à l’esprit pour qualifier le puissant premier roman de Pauline Peyrade, L’Âge de détruire qui parait cette rentrée d’hiver chez Minuit. Récit d’une rare violence, L’Âge de détruire offre à la première personne la vie de la jeune Elsa qui vit seule avec sa mère, abusive. Loin de l’image stéréotypée de l’amour maternel, le roman offre une odyssée sensorielle et matérielle d’une relation mère-fille travaillée par la lente et inexorable destruction. Après les récits remarquables de Blandine Rinkel puis d’Emma Marsantes, Pauline Peyrade offre au contemporain une rare intelligence de l’époque Post MeToo. Autant de pistes de réflexions que Diacritik ne pouvait manquer d’évoquer avec la romancière et dramaturge le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre si puissant premier roman, L’Âge de détruire qui vient de paraître aux Éditions de Minuit. Comment s’est imposé à vous ce récit à la première personne de la jeune Elsa qui vit seule avec sa mère, cette mère abusive dont elle dit très vite qu’elle voudrait « la chasser à coups de pieds et de poings » ? Le roman tire son splendide titre d’une réflexion tirée du Journal d’un écrivain de Virginia Woolf placée en exergue à votre texte : « L’âge de comprendre : l’âge de détruire… Et ainsi de suite. » Pourquoi avoir placé cette citation en ouverture et l’avoir choisie pour titre ? Comment doit-on ainsi comprendre cet âge de détruire ?
L’histoire a mis du temps à se trouver. Dans ses premières ébauches, le texte s’organisait autour d’une même journée, racontée selon deux points de vue – celui d’Elsa et celui de sa mère. C’était un jour d’école, où les deux personnages étaient séparés. On retrouvait ensuite Elsa devenue jeune femme, en route pour déjeuner avec sa mère, et là encore, je peinais à réunir les deux femmes. Comme si l’écriture n’osait pas les mettre en présence l’une de l’autre, ni pénétrer dans l’appartement où elles vivent ensemble quand Elsa est enfant. J’ai longtemps tourné autour de ces murs avant d’en franchir le seuil. Et puis, une scène a surgi, qui se passait la nuit, dans les lits superposés de la chambre d’Elsa. Le secret était percé. Et le récit s’est déployé. Il est composé à la première personne car j’ai besoin, pour écrire, d’être guidée par un rapport au monde sensible, subjectif, qui ne soit pas le mien. Le titre est venu assez tardivement. Je ne parvenais pas à en trouver un qui me semble juste. Je lisais le journal de Virginia Woolf, qui est une formidable compagne d’écriture, et je suis tombée sur cette formule. « L’âge de comprendre : l’âge de détruire… Et ainsi de suite. » Je me suis dit, tiens, il y a peut-être quelque chose là. J’ai posé le titre, pour voir s’il allait prendre, il n’a plus bougé. Et la phrase de Woolf m’a aidée à travailler. Elle met « comprendre » et « détruire » sur un même plan et les entraîne dans un même mouvement, une sorte de ronde, qui tourne en boucle, « et ainsi de suite ». Comprendre, c’est détruire ; détruire, c’est comprendre ; et on n’en a jamais fini. Ça me parlait fort des secrets de famille, de la loi du silence qui règne dans certaines maisons, du cheminement long et complexe qu’il faut faire pour « s’en sortir ». Comprendre ce qui se passe, reconnaître la violence pour ce qu’elle est, c’est déjà la combattre. C’est déjà lui résister.
Pour en venir sans attendre au cœur de votre roman, L’Âge de détruire présente donc l’histoire de la jeune Elsa dont l’enfance se place sous l’empire d’un traumatisme : celui, tout d’abord, d’une mère d’une extrême violence physique contre son enfant. Ce récit d’une enfance éprouvante constamment sous tension, placée sous la coupe d’une terreur certaine, se donne comme une histoire de la violence en renversant l’image stéréotypée d’un amour maternel en tyrannie quotidienne, comme lors de cette altercation entre la mère et la fille : « Elle m’attrape par le bras, elle me pousse contre la baignoire, je tombe à genoux, elle m’oblige à me redresser. »
Ma question ici sera double : en quoi cette destruction doit-elle se comprendre dans un double sens, propre et figuré, et dans un double mouvement, négatif puis positif ? Au sens propre, tout d’abord, par la violence inouïe de la mère contre son enfant comme une manière d’anéantir toute possibilité pour l’enfant de se construire, elle qui, par ailleurs, dira : « J’ai l’impression qu’on cherche injustement à m’effacer de l’histoire » ? Pourquoi vouloir l’effacer ?
C’est peut-être, pour moi, la plus grande violence de l’histoire. Prétendre que les violences de l’enfance n’ont pas eu lieu, demander à Elsa d’effacer sa mémoire. C’est tout l’enjeu de la deuxième partie du livre, « l’âge deux », qui se passe vingt ans après « l’âge un », dans lequel Elsa est petite fille. La mère la convoque pour lui demander de jeter ses affaires d’enfant, seuls restes de cette époque de leur vie. Mais les violences de la mère, leurs surgissements, leurs gestes, ne sont pas ce qui occupe la plus grande partie du livre, finalement. Ce qui est raconté, c’est le quotidien hanté, habité par cette violence, ce « mal » comme l’appelle Elsa, qui dort et qui peut se réveiller à tout moment – avec laquelle la mère elle-même se débat.
La phrase que vous pointez, « J’ai l’impression qu’on cherche injustement à m’effacer de l’histoire », intervient au moment de la mort de la grand-mère d’Elsa, la mère de sa mère. C’est une autre histoire de violence qui s’est jouée une génération au-dessus de la tête de la jeune narratrice.
Détruire prend donc également un sens figuré ensuite dans la mesure où, contre la destruction de la mère, viendra la violence de la compréhension des actes délétères de la mère, comme si l’écriture se donnait comme le temps d’une destruction positive de la tyrannie, comme si détruire devait se donner comme un geste cathartique ?
Destruction positive, ou déconstruction, oui. Comprendre, pour Elsa devenue adulte, détruit aussi quelque chose en elle. En même temps que les murs de l’appartement s’effondrent (métaphoriquement) et qu’elle s’échappe, enfin. L’émancipation est à la fois heureuse et douloureuse, c’est comme ça. C’est aussi pour ça qu’elle est difficile à conquérir. Je crois qu’il y a par ailleurs, à la fin du roman, la nécessité de faire surgir le monstre au grand jour, de l’obliger à se montrer. Les violences qui jalonnent l’histoire de cette lignée de femmes – Elsa, sa mère, sa grand-mère – sont systémiquement masquées, enfouies sous des récits ou sous d’autres violences. Leurs marques sont à peine visibles (il y a la petite cicatrice à côté de l’œil de la mère, mais c’est tout). Elsa tente de rompre le mauvais sort. Elle veut en finir, pour de bon, avec cet héritage infernal.
Dans L’Âge de détruire, ce récit d’une grande violence ne consiste pas uniquement à relater des coups portés à l’enfant mais également à mettre en évidence la relation incestueuse que la mère a avec l’enfant. Dans un climat de terreur et de soumission, la mère exerce une tyrannie affective et sexuelle sur l’enfant qu’elle soumet régulièrement à des attouchements intimes nocturnes. A ce titre, diriez-vous que, par la mise en évidence de ces pratiques maternelles délictueuses, votre récit s’inscrit dans le sillage du roman post MeToo ? Pourriez-vous le classer ainsi dans ce mouvement qui, refusant le discours, cherche dans la puissance du récit non pas seulement à chercher des coupables mais à les comprendre ?
Les penseuses qui ont accompagné le mouvement MeToo ont mis en avant l’idée selon laquelle la famille est une sorte de zone de non-droit où des crimes peuvent être perpétrés des années durant en toute impunité. Dans le roman, le secret est d’autant plus préservé qu’il n’est partagé que par deux femmes (Elsa vit seule avec sa mère). Il n’y a pas de témoin à leur relation – à part, furtivement, Issa, la copine d’école qu’Elsa invite à dormir chez elles. C’est par les yeux d’Issa qu’Elsa commence à regarder leur vie autrement. C’est aussi à travers elle que peut se raconter ce qui se passe entre Elsa et sa mère, la nuit, quand celle-ci vient dormir dans les lits superposés ; parce qu’Elsa cherche des gestes d’amour, elle reproduit sur son amie des gestes violents. Je crois qu’il n’est pas possible de comprendre ces gestes, et je ne cherche pas à les expliquer. Le récit tente plutôt de raconter comment Elsa parvient à voir ce dans quoi elle est prise et à forger ses propres armes pour se défendre. Cet apprentissage passe beaucoup par le regard. L’écriture, comme Elsa, scrute chaque signe qui peut lui en apprendre davantage, sans l’analyser. Elle observe la mère, bien sûr, mais pas seulement. Les objets occupent une place très importante dans le récit. Ils sont les témoins muets de l’histoire, ce à quoi l’esprit s’accroche pour se rappeler que ça a bien eu lieu. L’essentiel passe par eux. Ce sont les cloques de peinture au plafond au-dessus du lit d’Elsa, les petits savons sur le rebord de la baignoire, la table de la cuisine où elles mangent tous les jours… Les deux parties du livre sont construites autour de l’appartement – l’âge un commence au moment où la mère l’achète, l’âge deux s’ouvre sur le jour où elle décide de le quitter. L’Âge de détruire n’est pas un roman psychologique. C’est le roman d’un lieu, un roman de regard et de sensations.
Ce qui se révèle également remarquable dans votre récit, c’est sa structure double qui, ponctuellement, aux côtés du récit qui dévide l’histoire terrible de cette relation mère-fille, place comme autant de contrepoints les dialogues nocturnes entre la mère et la fille. Pourquoi était-il important pour vous de placer à intervalles réguliers ces échanges filiaux ? S’agissait-il pour vous de souligner non pas uniquement la violence de la mère mais son intime détresse qui, précisément, affleure avec force dans les mots qui y sont échangés ? Enfin, ces dialogues néanmoins souvent terribles là encore, ne sont pas sans faire penser à ceux des contes pour enfants comme Le petit chaperon rouge : en ce sens, diriez-vous que L’Âge de détruire pourrait se lire comme une manière de conte cruel, conte dont il est par ailleurs question dans le récit au sujet notamment du personnage de la grand-mère ?
J’aime beaucoup cette idée de conte cruel, ou conte noir. Les contes se passent d’explications. En très peu de mots, ils déploient des mondes et parviennent à toucher ce que nous portons au plus profond de nous. Il n’y a pas non plus de psychologie dans les contes. Les personnages sont agis par des mouvements qui les dépassent. C’est le cas pour Elsa et sa mère, je crois. Il y a chez elles une terreur ancienne, celle de la petite fille perdue, toute seule, au cœur de la forêt. La mère est en proie à une détresse puissante. Elle ne parvient pas à habiter le lieu qu’elle a choisi. Elle a cru se construire un refuge et les murs se referment sur elle comme un piège. Elle s’accroche désespérément à tout ce qu’elle peut – elle s’enroule autour du corps d’Elsa, dans le lit, comme une naufragée à une bouée jaune. Les dialogues qui ponctuent le texte donnent de l’épaisseur aux nuits de l’appartement. Un peu comme un hululement de hibou dans le lointain nous fait ressentir la profondeur d’un bois.
Si Virginia Woolf se donne à la lisière de votre roman comme une influence majeure, on pense également à la romancière anglaise quand se déroule le récit lui-même, notamment lorsqu’il est question de la chambre de la narratrice. En effet, à l’emménagement dans le nouvel appartement, Elsa découvre que sa chambre ne sera pas à elle : « Je ne peux pas dormir seule », comprend-t-elle très vite. Ainsi, cette fille unique va dormir dans un lit superposé que seul l’inceste de la mère viendra expliquer par la suite ou que ne parviendra hélas pas à conjurer les premiers émois amoureux d’Elsa pour sa camarade Issa. A ce titre, le cheminement même de la narratrice ne consiste-t-il pas, contre cette chambre partagée malgré elle, à trouver finalement, loin de sa mère, une chambre à soi au sens même de Virginia Woolf, pour vivre, être libre et ainsi écrire à loisir, parvenir à ne plus se tenir « au bord de la vie des autres » ?
Il est question de devenir autonome, avant tout. Au début de l’âge deux, Elsa a quitté l’appartement de sa mère pour emménager dans un quartier voisin. Les deux femmes se voient très régulièrement. Quand la mère annonce qu’elle veut vendre l’appartement pour aller vivre ailleurs, ce qui frappe Elsa, c’est qu’elle ne sait pas vraiment vivre sans elle. Elle est incapable de choisir ses légumes au marché, elle ne cuisine pas, elle n’a jamais passé le permis de conduire… des petites choses indolores qui trahissent l’emprise encore à l’œuvre mais dont Elsa s’accommode bien, parce qu’elle a trouvé un lieu à elle, où elle se sent bien ; ce qui constitue peut-être un autre piège. Mais à la différence de sa mère, qui ne sait pas habiter son espace, Elsa sait se construire un « chez-elle ». Rompre le lien exclusif que sa mère exige d’elle lui permettra peut-être de nouer d’autres relations, de rejoindre « le monde des autres ». Le récit s’arrête avant « l’après ». Quant à l’écriture, dans le livre, Elsa n’écrit pas. Rien n’indique qu’elle s’y mette, mais après tout, on peut l’imaginer.
Ce qui ne manque également pas de frapper est la puissance de la voix qui porte L’Âge de détruire. Si le récit d’enfance se fait patient, clinique et effrayé, il n’en oublie pas à intervalles réguliers de faire parler l’adulte et de se muer ainsi en puissance métaphorique. Quittant l’évocation biographique, le récit se saisit des destins racontés pour leur insuffler un souffle épique dont l’ampleur est indéniable : l’âge de comprendre, c’est l’âge, étymologiquement, de tout rassembler, de prendre ensemble, une manière d’incorporer l’histoire, de la faire sienne pour mieux la dire. On peut ainsi comprendre les remarques de la sorte : « Soudain, j’ai mille ans et j’ai enfanté toutes les mères du monde », au moment où elle embrasse Issa : « C’est une ronde, un vol d’oiseaux emmêlés dans les nuages. C’est une panthère au pelage profond comme la voûte céleste, doux comme l’océan. » ou encore la magistrale chute du roman : « Nous tuons les tueurs pour les soulager de tuer. » En quoi ces puissances métaphoriques permettent, selon vous, de dépasser la violence pour entrer dans un récit des intensités dont la vie, la puissance du vivant, seraient les maîtres mots ?
J’ai l’impression que les frontières entre l’enfant et l’adulte sont plus troubles que ça. Le regard de l’enfant est traversé de fulgurances, d’éclats de lucidité, qui appartiennent à l’enfance, je crois. De même que le récit de l’adulte est encore clinique et effrayé, vulnérable. J’aime beaucoup le sens de « comprendre » que propose Vinciane Despret dans Au bonheur des morts : « comprendre ne revient pas à expliquer, mais à fabuler autour ». On pourrait entendre : faire siens des éclats figés, infracassables, écrasants, de réel, pour les changer en récits autonomes, vivants.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur les influences qui ont été les vôtres lors de l’écriture de ce roman. Si on sait que vous venez d’un horizon théâtral pour être déjà dramaturge, quelles ont été plus directement les influences romanesques qui ont été les vôtres pour L’Âge de détruire ? Est-ce que votre écriture dramaturgique a joué également dans le processus de création de votre récit ?
Virginia Woolf, bien sûr. Annie Ernaux est aussi une lecture très importante, notamment Une femme et La femme gelée. La pianiste d’Elfriede Jelinek. Sukkwan Island de David Vann. Intérieur de Thomas Clerc. Vies minuscules de Pierre Michon.
Le roman est un territoire d’écriture très différent de celui du théâtre, pour moi. Il obéit à d’autres lois. J’ai eu la sensation de tout redécouvrir – le rapport à la temporalité, à l’espace, au corps, à la voix, l’intériorité des personnages. L’écriture théâtrale se travaille surtout à l’oreille. L’Âge de détruire s’est écrit d’abord avec les yeux.
Pauline Peyrade, L’Âge de détruire, éditions de Minuit, janvier 2023, 160 p., 16 € — Lire un extrait