Si s’embarquer pour ‘là-bas’ d’une façon ou d’une autre ce n’est en fin de compte qu’aller du pareil au même, est-ce que ça n’est pas ici qu’il faut s’efforcer de trouver cet ailleurs – ou ce piment – faute de quoi notre existence est dépourvue de toute saveur?
En d’autres termes, si toutes les errances ramènent à des points connus, pourquoi ne pas prendre les points connus comme prétextes à des errances?
Michel Leyris, préface de Contes et propos de Raymond Queneau, Gallimard, 1980.
On parle beaucoup, ces derniers jours, et pour cause, d’évasions dans et par la littérature et de voyages immobiles. On en oublierait presque que la contrainte est différente : littéraire pour les uns, sanitaire pour nous aujourd’hui. Pour autant, pourquoi ne pas les (re)lire ?
En 1794, Xavier de Maistre voyage autour de sa chambre : 42 jours d’arrêts à Turin, 42 chapitres, l’écriture est sa manière de trouver une liberté dans la contrainte. Un voyage immobile, « sans vapeur et sans voile », comme l’écrira Baudelaire, un peu plus tard dans Le Voyage.
En 1884, Huysmans enferme Des Esseintes dans sa « Thébaïde raffinée » de Fontenay aux Roses. L’expérience du dernier rejeton d’une lignée qui s’achèvera avec lui tourne à l’exploration solipsiste, de délires décoratifs, livresques, mentaux et plus largement à l’épuisement décadent d’une veine naturaliste. « A quoi bon bouger quand on peut voyager si magnifiquement dans une chaise ? », se demande Des Esseintes, qui prend de vrais/faux bains de mer, se rend à Londres sans quitter Paris, voyage au long cours dans sa maison, métamorphose une pièce en cabine de bateau et l’ensemble de sa maison en cabinet de curiosités (dont il est le spécimen)… En 2013, Thomas Clerc se donne la même contrainte : voyager sans sortir de chez lui, s’enfermer pour mieux errer, prendre le connu pour prétexte à la découverte. Il se donne trois ans pour faire le tour d’un appartement d’une cinquantaine de mètres carrés, selon une cartographie systématique, pièce après pièce.
Nous sommes dans le 10° arrondissement de Paris, près de la porte Saint-Martin, que Thomas Clerc a déjà arpenté dans Paris musée du XXIe siècle, le dixième arrondissement (L’Arbalète, 2007). La déambulation poétique, alors extérieure, reposait sur une « méthode » : « en marchant, je me saisis du monde dans le moment où il m’apparaît, par le corps et par les yeux, sans que voir me sépare ». Le titre renvoie à Walter Benjamin, le projet au topos du flâneur, piéton de Paris et autre passant(e)… Il s’agit pour Thomas Clerc d’être un « témoin », la cartographie urbaine est aussi géographie intime, dans des espaces à mi-chemin du public et du privé, extérieurs / intérieurs, déjà.
L’espace se réduit dans Intérieur : d’un arrondissement à un appartement, celui de l’auteur, rue du Faubourg Saint-Martin. Un lieu à épuiser avant de sans doute déménager « à la fin de ce livre ». Le livre sera donc la chronique d’un départ annoncé. D’un coup de sonnette initial à un autre, final, Thomas Clerc nous fait faire le tour du propriétaire : il invite son lecteur à une visite guidée qui tient aussi du parcours fléché quand un mot renvoie à une autre pièce de l’appartement. Le projet « fou » (l’adjectif est récurrent dans le livre) relève d’une monomanie assumée — « le fou s’enferme lui-même » —, il s’offre comme un portrait en creux de l’auteur et un parti-pris des choses, double inventaire d’un objet et d’un sujet. Le portrait passe par la description, la confession par l’exposition. Se dire est un arpenter.

Entrez !
Cet intérieur bénéficie d’une double exposition — au sens immobilier comme littéraire de l’expression : s’exposent ici autant un appartement qu’une intimité, « possiblement imaginaire, possiblement réelle » : « Quel est celui d’entre nous qui, dans de longues heures de loisirs, n’a pas pris un délicieux plaisir à se construire un appartement modèle, un domicile idéal, un rêvoir ? » (Poe, Philosophie de l’ameublement). Au seuil du livre comme du lieu, en toute logique : l’entrée (4, 35 m2).
Mais avant de faire son entrée, il faut s’attarder sur la dédicace du livre qui donne le la : « Je dédie ce livre à mon arrière-grand-père Auguste Clerc, décorateur et peintre d’objets religieux, orneur, assassiné par sa femme le 29 juin 1912, à l’âge de 48 ans ». La dédicace rappelle l’œuvre antérieure, la prolonge et l’amplifie, fait d’Intérieur une suite (au sens hôtelier comme musical ou romanesque) puisque ce crime était déjà évoqué dans Maurice Sachs, le désœuvré (Allia, 2005) et L’Homme qui tua Roland Barthes (et autres nouvelles) (L’Arbalète, 2007). Le crime est l’origine, toujours renouvelée, de l’écriture. Dans l’entrée, comme dans d’autres pièces que le lecteur va découvrir, des mots, jeunes : Guillaume Dustan (auteur d’un Dans ma chambre) ou Édouard Levé (amateur de contraintes comme autant de contrepieds) et la mention à venir dans le salon d’un « carnet mortuaire » dans lequel Thomas Clerc note « par tranches d’âge, les noms d’écrivains morts ». En épigraphe encore, une citation de Mallarmé, « La Décoration, tout est dans ce mot ».
L’entrée est seuil et art poétique du livre, elle en donne les clés, à travers des références explicites (Poe et sa Philosophie de l’ameublement) et d’autres que le lecteur suppose, comme la description du meuble à tiroirs qui décore cette entrée, un meuble qui rappelle Baudelaire et son « gros meuble à tiroirs encombré de bilans / de vers, de billets doux, de procès, de romances » qui pourtant « cache moins de secrets que mon triste cerveau ». Ce meuble est un monde en miniature, métalepse de l’appartement dans son ensemble, voire de ce projet de Vie matérielle…
Le parcours fléché se fait aussi dans ce jeu de références et filiations assumées, Jean-Yves Jouannais apparaît au détour de l’immeuble à travers l’évocation de son architecte « artiste sans œuvre », quant au meuble de l’entrée il a été conquis par un « effort balzacien ».
L’appartement est un espace littéraire saturé, un métacommentaire permanent, du porte-clés (un livre miniature de Poe en métal argenté) à la porte « ayant comme la feuille de papier 2 faces ». Saturé, aussi, parce que chaque « détail » est un souvenir littéraire, des photographies d’Édouard Levé au rappel d’avoir été « enfermé dehors », le jour de la mort de Guillaume Dustan. Saturé, enfin, parce que les mots sont (comme l’appartement) des poupées gigogne — dans la scénographie d’Intérieur le rôle des « poupées russes » est assuré par les trois casseroles Tefal de la cuisine L’intérieur est donc saturé, parce que les mots sont des chausses-trappes et échappées, vers le passé (l’étymologie qui déploie des sens parallèles) ou un ailleurs géographique et linguistique, comme le « velvet » si musical du rideau de la porte ou le patois du Pays de Loire ; saturé parce que les lieux sont le palimpseste d’une vie, de l’enfance à aujourd’hui en passant par la cassette de « Thomas Clerc soutient sa thèse ».
L’arpenteur débute son « inventaire détaillé » par une litanie de chiffres qui trouent la prose, au point que les « un » n’apparaissent qu’en chiffre (1). Le lieu est « retraite », ouvert à de rares visiteurs (pourtant on sonne, à chaque fin de fragment) ; c’est un appartement de « célibataire », mais l’amie est évoquée, elle est présente dans le souvenir et le désir comme dans la trace que son talon a laissé sur un carreau de la salle de bains. Le voyage prend aussi la forme d’une litanie de dates, dans cet appartement habité depuis… le 11 septembre 2001 (mais acheté plus tôt, apprendra-t-on dans une autre pièce). Toutes ces datations sont privées et résonnent pourtant d’un poids collectif, jusqu’au soupçon. Thomas Clerc a certes promis d’être « aussi fidèle que possible », et ce « possible » ouvre à la fiction.
L’appartement est « musée », exposition de soi mais aussi d’œuvres, comme dans un marché aux puces surréaliste — et l’on pense encore et toujours à Nadja de Breton : dans l’entrée, un Levé, deux photographies, décalées, mais aussi un Buffet — dans un morceau d’anthologie visant à démontrer que l’on peut « culminer en bas ». Là toujours des traces plus subjectives : une chemise qui consigne « la cartographie sociale de mon existence » (sorties, invitations…), des archives qui iront ensuite rejoindre les cartons à chaussures de la chambre. Dans ces documents, ces bribes d’une vie, professionnelle (maître de conférences, critique, performeur…), sociale, intime, se dessine immédiatement un autoportrait en creux. La mise à nu est offerte au lecteur (visiteur autorisé) dont le cambrioleur est le négatif (intrus).

Un meuble domine donc l’entrée, une armoire métallique grise à quatre tiroirs, dont Thomas Clerc va détailler le contenu, véritable capharnaüm témoignant de sa « passion pour les monuments personnels » et « l’administration du souvenir ». Les tiroirs sont un bric-à-brac d’utile et d’obsolète, une ode au zeugme et à l’oxymore, un fourre-tout qui permettra à l’écrivain de s’affirmer « post-conceptuel ». Le discours de la méthode mue en « loi de foucade » : « la littérature me touche parce qu’elle ne respecte rien », pas même les règles d’ordonnancement et les contraintes que l’on s’est pourtant données. Tant mieux.
SDB
La salle de bains succède à l’entrée, les deux pièces sont jumelles, la salle de bains ayant été « ajoutée, ou plutôt retranchée » à l’entrée… Le plan de l’appartement s’édifie sous les yeux du lecteur, les espaces s’additionnent, se font chambre d’échos et espace de correspondances. Entre l’entrée et la salle de bains, s’élève d’ailleurs un mur de verre matérialisant dans sa transparence l’absence de frontière. Thomas Clerc le note, de sa baignoire il voit l’entrée et même la cour de l’immeuble, derrière un rideau Ikea, blanc. Intérieur / Extérieur.
Il s’agit bien d’une salle de bains, le terme est important. Une salle d’eau supposerait une douche. Or la baignoire permet, au choix, horizontalité et verticalité, immersion ou position debout, au risque assumé de dégât des eaux, Thomas Clerc refusant le rideau de douche. La pièce renvoie l’écrivain non à Toussaint et sa Salle de bains mais à L’Age d’homme de Michel Leiris, autre forme d’exploration intérieure, via mythologies (personnelles), notices, rêves et fantasmes. Cette pièce est, plus que tout autre, « tautologique » et, appelé sans doute par l’adjectif, voici Barthes planqué dans l’armoire à pharmacie (on attendait Derrida, c’est raté) :
« Comme Roland Barthes l’a fait remarquer dans ses notes de Cours au Collège de France éditées par mon homonyme, la « pharmacie d’1 individu est son autobiographie ». N’ayant fait qu’étendre cette remarque à l’ensemble de mes possessions territoriales, et fidèle à la règle topographique qui est la mienne dans cette sorte d’inventaire, je ne me déroberai pas à mon exposition interne ».
C’est bien l’autre Thomas Clerc qui a annoté ces Cours, l’homonyme, le Thomas Clerc maître de conférences à Nanterre et non le topobiographe — ainsi se poursuit la distanciation entre le « il » et le « je » ou cette question de double et « antifrères » que développe Thomas Clerc dans L’Homme qui tua Roland Barthes (et autres nouvelles). Écrire diffracte et expose le sujet (la salle de bain est lieu du nu, note Thomas Clerc) comme son projet : se peindre (topique et règle du je depuis Montaigne), se dire à travers un espace intime, inventorier des « possessions ». Intérieur est aussi le journal d’un corps, de ses petits maux — mycoses, mal au crâne, aphtes, conjonctivites. Au passage, le lecteur se voit offrir une prescription : en cas de déprime, « poèmes de Pessoa ou de Lacan », en lieu et place d’antidépresseurs.
La salle de bains est peu meublée, le lavabo ayant un pied contrecarrant tout aménagement. Le porte-serviette existe mais c’est la porte de la salle de bain qui en tient lieu, détournement de sa fonction première et nom commun pris à la lettre. Ainsi se fait jour une autre règle de cette exploration, esquissée dans l’entrée, détourner les objets de leur fonction prosaïque : là (dans l’entrée), c’était un range-disques servant de classeur à courrier (mais restant vierge, inoccupé), ici la porte-serviettes. Les objets sont détournés, esthétisés, leurs noms deviennent des programmes lexicographiques : « j’essaie de donner à chaque objet sa chance » et « aucun objet n’est autonome : la serviette doit chercher son espace de rangement comme la porte se proposer à 1 usage qui la dépasse ». La recherche esthétique puise donc bien sa règle du jeu dans le prosaïque : « chaque objet doit être dépassé pour naître », programme général de ce livre à contrainte.

La salle de bain est aussi un monde, avec ses saisons (bains l’hiver, douches l’été) et ses perspectives : l’étendoir (astucieux) qui évoque jardins et collines et un linge qui sècherait au grand air ou le monde refait en s’immergeant dans la baignoire. La pièce est chambre d’échos et références, du plus pop (Claude François, inévitable) au plus cinématographique (Psychose d’Hitchcock, déjà macguffin dans un lustre de l’entrée), en passant par le monde de l’art (du bleu Klein aux carreaux de Jean-Pierre Raynaud) — soit Un hémisphère dans 3,70 m2.
Comme l’entrée, cette pièce est un « Fiat Luxe », sujette aux digressions (ici l’hygiène d’un « obsessionnel à tendances phobiques », le nudisme, le rapport au corps, à la maladie, la « poésie objectiviste » des noms de médicaments mais aussi le refus radical de la procréation) comme aux soudaines et hilarantes ruptures de registre. Les objets flanchent, ces débiles (au sens archaïque et dix-neuvième de fragiles) : la brosse à dents refuse de rester droite derrière l’un des robinets, « sa taille trop fine l’en empêche, elle s’écroule comme 1 danseuse étique » ; le parapluie, planqué derrière la machine à laver, « a tendance à s’affaisser d’inaction »… Le lecteur, lui, n’a aucune raison de flancher et ne demande qu’à poursuivre. Ça tombe bien, les toilettes s’offrent à lui, « par contumace ».
Petit coin
Comme le peignoir de la salle de bains, ou d’ailleurs comme Thomas Clerc, le lecteur « nomadise » et aborde donc une nouvelle contrée, les toilettes, autre pièce d’eau. Si le programme général est d’aller au fond du connu pour trouver du Nouveau, de porter un regard autre sur le quotidien, les choses, et l’infra-ordinaire, il est difficile de faire plus prosaïque que cette « pièce ou non-pièce » (1 m2). Là, la pièce la plus petite de l’appartement (son « petit coin ») mais aussi « la plus démocratique ». Elle a trois fonctions, uriner, déféquer, se branler même si le titre courant (« veuve poignet ») renvoie ironiquement à une tout autre activité, que vous découvrirez dans le livre. Là, même carrelage que dans la salle de bains, même refus de l’ornement de mauvais goût. Puisque Thomas Clerc a « la faiblesse de croire à la puissance du signifiant », tout aura un sens dans cette pièce trop négligée par d’autres, de la décoration spartiate (évitant l’écueil du « goût de chiottes ») au lustre « blanc/noir/orange » comme s’il était le drapeau d’un « pays qui n’existe pas ». Dans cette Invitation au voyage, les toilettes elles-mêmes sont un embarcadère.
Signifiante aussi, l’étagère qui signe l’appartement intello : la pièce est salon de lecture avec sa « parabibliothèque de périssables », conservés par amour de l’actualité « datée » : magazines, revues, journaux. Plus complexe (sans doute signifiante mais l’interprétation demeure ouverte), une autre activité, répétitive, rythme du quotidien (et clin d’œil à Balzac ?) : « tous les après-midis je jette le fond de café » dans la cuvette, avec possibilité (non exploitée) de lire l’avenir dans le marc dispersé. Notons que c’est étrangement aux toilettes que le lecteur croisera D’Annunzio et… Des Esseintes, mais aussi les plus attendues « latrines » de Théophile Gautier (dans sa préface à Mademoiselle de Maupin), manière de faire de ce « petit coin » un manifeste esthétique. Il n’est, en littérature, aucun lieu inutile. D’ailleurs, sur la face intérieure de la porte, une création personnelle (feuille d’alu et sorte de miroir sans reflet) renvoie à la question fondamentale : « Je fais de l’art ou de la merde ? ».

En cuisine
Xavier de Maistre parlait de son Voyage autour de ma chambre comme d’une « excursion », donnant au verbe « extravaguer » un double sens — souligné par le néologisme : se promener (tout droit, en diagonales, en zigzags) mais aussi errer dans sa tête, au risque de la folie. Même prose excentrique chez Thomas Clerc alors que se profile la cuisine, « cœur de la maison », pièce fonctionnelle et bien plus que cela. Elle est même, selon l’auteur, la « pièce principale » — mais interdite aux obèses et géants, du fait de son porche étroit — d’ailleurs Édouard Levé devait se baisser pour entrer, comme le raconte Thomas Clerc dans L’homme qui tua Roland Barthes (et autres nouvelles), page 328.
La cuisine (5,95 m2) est une ligne de démarcation (rideau de lin, simple l’été, doublé l’hiver), faisant entrer le lecteur dans la seconde partie de cet Intérieur, l’espace social de l’appartement (cuisine, salon, bureau, chambre), « second cercle du territoire ». Après le « canyon », la « prairie ». De fait la cuisine est américaine et ouvre vraiment sur le salon, élargissant le champ de vision donc l’espace — paradoxe tout parisien puisque le choix de la cuisine américaine est lié au… manque de place (« l’Amérique et sa conquête de l’espace ont réduit le mien »).
La cuisine est prise dans une « alternative entre le cacher et le voir ». Il s’agit de ne laisser dépasser que le beau, de planquer éponges, intendance et vivres : le leurre n’est plus seulement une esthétique mais bien ici une pratique. Il faut masquer et aérer, la cuisine est un lieu fourbe, l’espace des odeurs et autres « débordements » — la vaisselle et le « marécage usé » de l’égouttoir. En exposition, « 1 tuyau de gaz en cuivre (peint en blanc) au tracé compliqué » qui se veut une forme de manifeste contemporain, aussi post-conceptuel que son propriétaire puisqu’il « cumule les qualités de l’Eiffel-Piano-Rogers ». Et voilà la cuisine ouverte sur le centre Pompidou tous tuyaux dehors et l’armature métallique de la Tour Eiffel, deux monuments iconiques transportés en plein 10° arrondissement par la magie d’une analogie… À noter également un lion en pierre, du carrelage vert « Edgar Poe » (ce qui unit la référence littéraire de l’entrée et le matériau de la salle de bains et des toilettes), une bouilloire, des « yogours » (private joke soulignée) et un De Gaulle (« plaisanterie nationale »), une applique orpheline (mais seuls l’objet et son propriétaire sont au courant, voilà les lecteurs mis dans la confidence) et la phalle, immortalisée par Arte :

On s’en voudrait d’oublier l’aspirateur Miele : Thomas Clerc n’est pas Marcel Duchamp (il n’élève pas la poussière) ni Jeff Koons (l’aspirateur n’est pas sous vitrine) mais lorsqu’il passe « la bête » au crénage jaune il s’imagine Freddie Mercury en « petite tenue ». L’aspirateur associe « puissance et mobilité », il donne même une « grande leçon : prendre plaisir à s’abaisser pour la poussière ». Mais nulle complainte du progrès dans cet inventaire des placards.
Chaque pièce de l’appartement cache ainsi son alphabet secret (cuisine, casseroles, chemises, chocolat, chapka, cancer, café), sa « charade » possible et son roman potentiel, « sa science-fiction » comme une image dans le tapis (que dans le chapitre SALON, Thomas Clerc nomme image dans le lino, j’y reviendrai). Dans LA SALLE DE BAINS se trouvaient les mémoires de l’inventeur du chauffe-eau (planqués dedans), dans LA CUISINE voici le conte de la fée du logis ou celui du « coquetier fictif ». Le texte compte et conte, s’échappe, entre souvenirs d’enfance (la râpe à fromage) et littéraires puisque c’est au presse-agrumes en plastique qu’il revient de faire surgir le précurseur d’Intérieur : « Il y a pour chaque objet 1 sorte d’anti-frère, de contre-modèle réussi ou raté, comme ce livre est la reprise surdimensionnée du Voyage autour de ma chambre. Je suis 1 anti-Xavier de Maistre ! ».
La cuisine n’est pas le « cœur de la maison » parce qu’on y mange (Thomas Clerc n’est pas, il le dit lui-même, de ces Français qui cuisinent) mais parce qu’elle est l’abyme du blason, casseroles comme tasses à café sont des variations sur le titre, cet « intérieur » exposé, cœur mis à nu, cœur d’un rayonnement aussi, géographique (d’autres quartiers de Paris mais aussi la Scandinavieou le Mexique) et artistique (Sartre, Truffaut, Zola, Nietzsche, Jean Rhys, Balzac, Stendhal, Barthes encore et toujours).
La cuisine américaine ouvre sur le salon, pièce par laquelle se poursuivra la visite. Mais l’avancée doit conserver la mémoire du territoire déjà traversé (« de même que ma salle de bains est 1 Mondrian raté, mon égouttoir est 1 Le Corbusier pourri »), avec ses personnages du Cluedo (après le docteur Olive, avec sa clé anglaise dans l’entrée, « Mlle Blanche, dans la cuisine, avec un poignard »), ses objets détournés (ici l’étagère à bouteilles garde-manger), ses détails qui n’en sont pas, ses dates (le 20 septembre 2011, Thomas Clerc a préparé un gaspacho), ses choix : « J’ai dit adieu au beurre, au sucre, au sel, aux œufs, à la charcuterie et au Nutella, comme en matière artistique et littéraire, je ne digère pas les nourritures infâmes, le Coehlo, le Chagall, le Katherine Pancol ».
Salon
Le salon (15 m2) est la pièce à part d’Intérieur, pièce double (triple si l’on compte la CUISINE américaine, voire quadruple puisqu’une chaise rend la frontière avec le BUREAU extrêmement labile) : elle a son « coin repas » et son living. Le livre se fait, plus que jamais, palimpseste. Comme dans chaque lieu de l’espace général, nous trouverons des meubles « définitoires » (nappe, chaises) et d’autres, nomades, comme la table de bridge, la montre Bulova ou le téléphone mobile qui passent de pièce en pièce. Et puisque le livre dans son ensemble est une forme de Cluedo, voici Mme Pervenche, dans le salon, avec le chandelier accompagnée du (fauteuil) Colonel moutarde…
Comme dans tout l’appartement, se pose le problème, crucial, d’une lutte contre le désordre — pour « poursuivre » « l’entreprise », il faut d’abord desservir le repas et ses reliefs, « la vie matérielle secrète des natures mortes hollandaises d’une pauvreté pleine ». Dans le (trop) petit appartement parisien, tout est une bataille pour l’espace : seule la description permet de l’étendre — en l’arpentant, en en déployant chaque centimètre —, le 2/3 pièces (en termes immobiliers) devenant 7 pièces elles-mêmes (dé)mesurées en fragments. Intérieur n’est pas qu’un Cluedo ou un anti-frère du Voyage autour de ma chambre, c’est aussi une Poétique de l’espace à la Bachelard, une « poésie compensatoire de l’illimité » que l’on trouve en soi. Le verbe « secréter » prend là tout son sens, définissant la pratique même de Thomas Clerc : produire, féconder et dévoiler l’intérieur, le secret du lieu comme de l’être qui l’habite.
C’est avec le salon que l’on perçoit pleinement la portée politique et sociologique de ce livre, la force de sa réflexion sur un quotidien, un ici et là, un habitus à travers des réflexions sur l’aspect le plus matériel de la vie : ce qu’une condition sociale (un emploi, un salaire) induit d’un intérieur en terme de m2 parisiens ou de types de meubles, certains hérités et singuliers, d’autres purement fonctionnels et reproduits à l’infini version Ikea. C’est aussi avec le salon que l’on mesure combien l’imaginaire permet d’échapper à ce prosaïsme matériel : l’espace (quels que soient la surface ou le quartier) est un champ d’expérimentation. Ainsi un dégât des eaux devient un Michel Blazy ; et deux meubles deviennent, dans un imaginaire onomastique partagé par l’auteur et son lecteur le « Dentiste » et le « Corsaire ». A Rebours n’est pas si loin, le dégât des eaux aurait d’ailleurs pu être célébré par un « Huysmans de l’impétigo », écrit Thomas Clerc, et les noms donnés aux meubles de son salon rappellent le chapitre du dentiste dans A Rebours comme celui où la salle à manger devient cabine de bateau.
Le salon est ainsi l’espace d’un début d’invasion livresque qui prend plusieurs formes : ce sont d’abord les piles de livres, sur les meubles, dans les meubles — ainsi, dans le Corsaire, la « bibliothèque pirate » ou dans le Dentiste, planqués, les livres rebuts, « bibliothèque de navets » qui est l’autre de la bibliothèque officielle, en plein air du BUREAU. Ce sont aussi toutes les références qui innervent la prose, renvoyant à la grande bibliothèque du monde (Barthes et le téléphone, Poe et le tapis) mais aussi aux autres livres de Thomas Clerc : dans une référence à Jeff Wall, c’est Nouit (2009) en creux ; une bougie bleue ne sera pas décrite, elle l’a déjà été à la page 78 Paris, Musée du XXIe siècle ; le crime, sans cesse commenté et mis en perspective, rappelle aux lecteurs fidèles L’Homme qui tua Roland Barthes (et autres nouvelles) et aux lecteurs attentifs la dédicace d’Intérieur.
De fait, le salon (pièce centrale) renvoie à Intérieur lui-même, en donnant quelques clés du lieu pour mieux brouiller les cartes : le livre est un Grand Jeu, un Cluedo, une « impulsion sérielle », « un musée », un écrit sous influence (celle de Bruce Nauman). Intérieur devient affaire de famille (le père, Modiano, l’aïeul) et pleinement matriochka : si les mémoires de l’inventeur du chauffe-eau se planquaient potentiellement dans la SALLE DE BAINS, c’est bel et bien une photographie en slip de bains de l’ex-propriétaire de l’appartement qui a été retrouvée dans le lino du SALON — micro-récit que Thomas Clerc poursuivra en cachant un texte dans la latte d’une fenêtre, j’y reviendrai. Il y a enfin les livres potentiels, imaginés, projetés, une tentation croissante qui accompagne celle de quitter l’appartement (voire de l’ouvrir aux visites guidées) : ici une autre écriture sérielle et cumulative, « l’histoire complète » des propriétaires du meuble Corsaire « depuis le XVIe siècle, mais comment faire, sinon la fictionner ? »
Le salon est donc bien celui d’un homme atteint de « livromanie », au point de ne plus pouvoir ouvrir une fenêtre, tant les piles sont exponentielles. Au point aussi que l’entreprise devient « donquichottesque » et que gagne la tentation du « etc. », alors que « ce mot en toute rigueur devrait être banni ». C’est aussi dans cette pièce que l’Intérieur s’ouvre à l’extérieur, la pièce accueille des invités (ainsi la délicieuse liste des gens célèbres qui sont venus chez moi, en initiales à décrypter) et des meubles donnés — une télé « spatiovore », une table basse. Et puisque le « etc. » a été introduit, Thomas Clerc peut bien l’avouer, en dépit de toutes les affirmations antérieures de ce livre à contraintes : « Je suis un homme de faux principes ».

Bureau, une « TGB » personnelle
Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ?
Faites l’inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l’usage et le devenir de chacun des objets que vous en retirez.
Questionnez vos petites cuillères.
Qu’y a-t-il sous votre papier peint ?
Georges Perec, L’Infra-ordinaire
Du salon au bureau, à peine une limite, un seuil : une chaise est posée entre les deux pièces, deux pieds dans l’une, deux dans l’autre, figuration d’un voyage immobile — A quoi bon bouger quand on peut voyager si magnifiquement dans une chaise ? — comme de la manière d’être au monde de Thomas Clerc, universitaire et écrivain, à jamais le « cul entre 2 chaises ». La chaise se veut également métalepse du livre : « la double position de cette chaise-frontière fait clignoter le texte entre fiction et document », « ainsi est-elle moins immobile, moins juste chaise ». C’est le cas de tous les meubles de cet appartement : l’écrivain leur rend leur mobilité, via des associations, des échos, des mises en perspective. Rien n’est donné, tout à conquérir, comme l’espace-temps du livre, son « 2dans 2hors ». Intérieur est aussi une forme de champ/contre-champ : à mesure que Thomas Clerc nous offre son intérieur, il s’en détourne, un « étranger / intime » se transmet, change de main.
Avec le bureau, ce drôle de livre devient manifestement le journal d’un écrivain et un laboratoire. Certes, sur une chaise, patientent les copies de ses étudiants, mais leur occupation de l’espace est (idéalement) temporaire. Mais un bureau, c’est aussi le meuble sur lequel Thomas Clerc écrit (même s’il le fait aussi sur la table de bridge, nomade) et la double muraille de livres. D’ailleurs sur le plan qui ouvre chaque chapitre, ce sont ces trois meubles qui sont indiqués — sur un plan d’architecte, on aurait les interrupteurs, les prises, les convecteurs, mais Intérieur nous propose un plan d’écrivain donc le chapitrage d’un livre-inventaire.
L’espace poursuit son déploiement et le temps l’accompagne. À l’appartement se superposent d’autres lieux occupés par Thomas Clerc depuis sa naissance en 1965 (il donne une autre date pour sa naissance en tant qu’écrivain) : « Combien d’appartements cachés derrière le sien ? », demande Thomas Clerc, questionnement qui rappelle l’interrogation de Georges Perec sur ce qui se cache sous notre papier-peint. Il a fallu avoir été ailleurs pour être « là où vous êtes », des quartiers cossus de l’enfance (un appartement de 14 pièces, un autre voisin de celui de Lacan, bruissant de voix et confessions) à la rue du Faubourg-Saint-Martin, en passant par la rue Quatrefages, par deux fois, adresse de Perec — soit en numérologie parisienne, « Paris 7, 16, 5, 10, 5, 11 et 10 », nouvelle série magique de nombres. Intérieur de Thomas Clerc, ou des lettres et des chiffres.
Ce bureau, ce sont aussi des objets aux couleurs stendhaliennes (le « verre vert ») et d’autres qui figurent des « 2dans 2hors » : des stylos — dont le Jotter de Parker (plume bon marché (12 €) devenu denrée rare puisque sa fabrication a cessé) et un Ibook G4, le must en 2005, désormais ordinateur préhistorique, et, autre oxymore de cet objet, portable désormais sédentaire tant sa batterie manque d’autonomie, faisant de lui une image en creux et tout en ironie du voyage immobile. « Francis Ponge a chanté les choses : il me semble que dans bien des cas il faille aussi les faire déchanter ».
Le bureau, « monument total et oppositionnel », a deux hémisphères, la rangée de tiroirs de gauche figure « le sacré », celle de droite « le profane ». Dans cette classification qui tient de Baudelaire (pour l’hémisphère) comme de Mircea Eliade, à gauche, les archives, clés USB, brouillons et avant-texte, projets abandonnés et journaux (un laboratoire d’écrivain, en somme) et, à droite, les outils de production (papier, fiches de travail, informatique mais aussi un tiroir 2, mélange de sacré et de profane, la chemise obèse des performances). Le texte se définit en s’énonçant, comme l’a montré le saut du tiroir 1 au tiroir 3, « l’ordre du texte n’est pas celui du réel ». Il faut se méfier des apparences, « ce livre n’est pas 1 simple photo de mon appartement, mais aussi sa graphie ». Le passage de pièce en pièce étend les principes de composition mais le bureau en expose aussi les limites.
La bibliothèque, en deux pans (le R comme frontière), est un « Pays », un vertige, un impossible : 700 ouvrages, en constante expansion, quasi quotidienne. Dire ces livres « pourrait faire entrer ce texte dans un infini à la Borges », d’autant plus complexe qu’il reste à Thomas Clerc 19 arrondissements parisiens à arpenter. Cet « exposé » de titres sera donc le dernier livre de l’auteur, dans 50 ans… Le BUREAU, cette « TGB » personnelle, cède au principe du « etc. » exposé dans la pièce précédente. À défaut de pouvoir passer en revue les titres de livres, Thomas Clerc commente le principe de leur classement (alphabétique), note des chocs de noms d’auteur (liés à leur proximité alphabétique), dit des débuts et des fins, revient sur Perec, expose sa collection de cartes postales et les bibelots qui la ponctuent. Une petite statue de Napoléon devant les œuvres d’André Gide est un « petit dispositif narratif » et un roman potentiel : la série ouvre à tous les virtuels.

La littérature ne vaut-elle pas pour sa diversité, ses volumes, son refus de l’uniformité ? La lecture comme l’écriture sont des moyens de « démultiplier, d’intensifier la vie ». La prose se troue de noms propres et de nombres (64 A, 106 C, 33-tours, 45-tours, CD), évoque Guillaume Dustan et Susan Sontag, l’amour de la New Wave, les arts plastiques, elle devient territoire de l’art et non de la seule littérature. Comme dans le salon, la visite se fait art poétique, via Sol Le Witt ou William Wegman. Elle est invention d’un nouveau signe typographique (le guillemet unique), exploration du temps (l’horloge Jaz, les fouilles archéologiques), aveu d’amour pour le dictionnaire, ce livre des livres, et projet d’écriture.
Il y a d’autres livres imaginés dans cette pièce (une histoire de la New Wave), il y a ceux déjà écrits (Maurice Sachs, en double dans la bibliothèque ; Paris, musée du XXIe siècle), ceux qui absorbent la recherche universitaire (les journaux d’écrivains). Mais aussi des agendas qui contiennent « la part objective de ma vie ». Ajoutons la théorie du « mi-2hors, mi-2dans », l’attrait pour les appartements traversants (sur cour et sur rue) et l’on comprend que cette « station » dans le bureau dépasse très largement les 9 m2 de la pièce.

N’oublions pas l’écureuil qui rappelle l’escargot que commente Daniel Arasse dans On n’y voit rien, il est ce détail saugrenu qui fait sens, le décrochage comme signe, dans une poétique de l’incongru (ou de la définition d’un projet par un élément disparate) qui fait tout le sel de cet Intérieur.
La chambre Clerc
Nous voici enfin au seuil de la dernière pièce, la représentation se termine. Avec le lieu le plus intérieur sans doute, le plus intime certainement, le plus chargé, aussi, puisque, dans l’univers de Thomas Clerc, la chambre est indissociable d’un autre Dans ma chambre, signé Guillaume Dustan (et rappelons que Thomas Clerc publie les Œuvres complètes de Dustan aux éditions P.O.L)
Dans ma chambre, premier livre de Dustan (1996, l’écrivain a 31 ans) devient le dernier fragment d’un Intérieur qui s’ouvrait déjà sur Dustan et Thomas Clerc enfermé dehors, il venait d’apprendre sa mort. On pense à cette phrase dans la préface de Clerc au roman de Dustan, « l’extrémisme rencontre ici sa borne ». Évidemment, Thomas Clerc parle de tout autre chose — le côté trash et pop de Dustan, le sexe, la langue — et cette citation est une distorsion. Mais elle dit quelque chose, quand même, d’un projet qui souligne sa part conceptuelle, de contraintes qui, pour demeurer fécondes donc littéraires doivent intégrer leurs propres limites, en jouer, les dépasser. L’auteur à contraintes est aussi celui qui sait déroger à ces principes. Et c’est bien cette tension qui anime la dernière pièce de ce huis clos : en finir, en sortir.
Tout écrivain n’a de cesse de se placer devant une impasse, une entrave. Aller à la limite et la franchir, si possible allegro. Parce que la littérature est dans ce déplacement / dépassement, ce refus des bornes, de l’ancien pour aller ailleurs, vers un inconnu. A quoi bon répéter ? Reprendre, oui, mais pour montrer autrement. C’est ce que fait Intérieur dès son seuil — le « je dédie ce livre à mon arrière grand-père Auguste Clerc » qui place le livre dans une filiation privée mais aussi dans une généalogie littéraire, la dernière nouvelle de L’Homme qui tua Roland Barthes, remise en perspective, posée pour être dépassée. La dernière pièce d’Intérieur est donc un « cul de sac » : plus de pièce à visiter (on aura fait le tour de l’appartement), une fenêtre qui donne sur rue, certes, la rue du Faubourg Saint-Martin, mais elle a déjà été arpentée dans Paris, Musée du XXIe siècle. Le dixième arrondissement. Il faudra sortir, quitter l’appartement, le projet, cette contrainte : Coup de sonnette (en écho à tous ceux qui ont retenti à la fin de chaque « pièce ») et « porte ouverte », vers l’ailleurs.
La chambre est un espace délimité, un repère, le lieu de « l’identité la plus précieuse et la plus intense » (Œuvres complètes de Dustan, t. I, p. 35). C’est encore une fois un « 2hors 2dans » puisque le lecteur y entre, un lecteur que Dustan comme Clerc (tout aussi pop, moins trash) « constitue(nt) comme un voyeur », « un espace à la fois privé et public ». « Intériorité paradoxale », poursuit Thomas Clerc, parlant de Dustan (donc de sa manière, aussi, de se démarquer), « définie par un lieu plus que par une conscience » mais aussi par une « pulsion scopique ».
Pas plus que la chambre n’est le lieu du secret, l’autobiographie n’est donc le signe de l’intime, mais celui où s’abolit l’opposition privé / public. Comment ne pas rapprocher la chambre des plaisirs de celle qui rend, selon Virginia Woolf, l’écriture possible ?
Une Chambre à soi finit par réunir Woolf, Dustan et Clerc.

La chambre d’Intérieur correspond, en chiffres, à 11 m2 60 et 93 pages. Y entrer, c’est découvrir le plan complet de l’appartement et deux ouvertures y mènent, par le bureau et par le salon. « Pièce la plus intime, la plus réservée, celle qu’on ne visite pas chez des inconnus et même des amis proches jaloux de leur repaire, la chambre est double : on l’occupe et elle nous comprend ». La chambre est la contrainte : sa forme laisse peu de liberté à son aménagement (deux portes, une fenêtre, une cheminée). Elle est, en quelque sorte, la figuration du livre, dans ses limites formelles de départ :
• trouver sa place et une liberté, à partir d’un lieu restreint, laissant une faible marge de mouvement. « Il faut qu’il y ait forme pour que l’art me touche ».
• trouver un lieu nouveau, revisiter le topos, après Maistre (Voyage autour de ma chambre), après Dustan (Dans ma chambre) c’est-à-dire revisiter l’adjectif possessif, absent chez Thomas Clerc (CHAMBRE).
Un miroir était « déjà là » quand Thomas Clerc a emménagé. Objet permanent, il fait le lien entre les différents propriétaires du lieu mais il n’en garde aucune mémoire, sa surface est sans trace. Pourtant tout change, « quand j’ai commencé ce texte, le miroir n’avait pas de moustache ». Intérieur est un Miroir d’encre, ce type d’autobiographie non narrative, par séries ou associations, des rubriques qui s’agrègent, selon une Règle du jeu, ici des pièces.
Thomas Clerc, depuis le début du livre, se fait parfois archéologue. Ce sera le cas ici pour décrire un placard fermé dans le mur, « l’amas sans faste de ce coin reculé ». L’espace a été détourné, de réserve alimentaire devenu étagère à cravates, à archives (mais les cartons demeureront fermés, « mon texte n’est pas un texte de textes »), chaussettes, slips, etc. Le lieu garde la trace du cambriolage (un trou dans un carton à chaussures) et nous renvoie (mentalement du moins) dans l’entrée. Dans ce placard, véritable caverne d’Ali Baba, on trouve aussi les mémoires de recherche (dont la thèse non publiable depuis qu’a paru La Forme des jours de Michel Braud), des œuvres roulées (un Pierre la Police) mais aussi un sac de photographies dont un projet à la Opalka, « album d’une vie », une photographie à chaque anniversaire, le 27 avril, autre œuvre avortée (motif du placard).
Le motif de l’autoportrait devient prégnant (le miroir, l’album d’une vie, un masque neutre, adjectif indissociable de Barthes et de l’édition critique de ses cours au Collège de France par Thomas Clerc), la chambre est évidemment un terme photographique, écho à Dustan et Barthes dans une chambre claire.
Ou Clerc, puisque le jeu onomastique est souligné deux fois par l’auteur.
Le temps se substitue peu à peu à l’espace, le temps qui passe, qui manque (pour être pleinement exhaustif), qui viendra (de refaire cet inventaire, « à des années de distance »). La tentation d’un faire le vide se fait jour : jeter des objets (la tirelire porcelet), rompre avec la minutie du clerc de notaire, avec le procès-verbal. Des espaces de la chambre sont laissés hors de la vue du lecteur (comme le pan d’étagère de l’aimée) ou refusés : comment dire le fatras hétéroclite d’une « collection de muséum de sous-préfecture » ? Les objets excèdent, dans tous les sens du terme, certains inutiles (les lunettes, jamais portées), d’autres débordants (la cheminée couverte de livres). Le rapport à cet Espèce d’espace devient plus ouvertement conflictuel. La penderie décourage « l’arpenteur en fin de course », elle a été fabriquée par le même artisan que la bibliothèque, subira-t-elle le même sort qu’elle, une description large ? D’ailleurs le personnage du Cluedo convoqué dans la chambre est Mademoiselle Rose, « avec la corde ! ». Il est des envies d’en finir, des dégoûts (383) face à cette Odyssée intérieure. « La fièvre obsidionale me guette ».
Alors le texte déborde et se recentre, en se redéfinissant : « la vie est un inventaire poétique », « j’écris une poésie de la propriété ». « Mentalement ailleurs », Thomas Clerc s’échappe dans des réflexions digressives, il mêle slips et bourgeoisie, art et décoration, dedans/dehors. Il s’enfouit, même : dans une latte de la fenêtre, avant de la fixer, « je glisse 1 papier contenant 1 poème qui donnera au logis sa plus-value cachée. Le futur propriétaire ne le sait pas, mais il vit sur 1 trésor autographe que je lui destine ». Il se diffracte, renvoyant à Charlotte Perkins Gilman (Le Papier peint jaune), Raymond Roussel, Michel Foucault et d’autres.
La chambre est l’espace de la lecture, du sommeil et du sexe (le bienvenu miroir), d’un « j’écrilis ». Mais elle sera aussi celle du vêtement, rêve de dressing, description d’autres types de pièces (vestimentaires, après les pièces de l’appartement et des pièces de monnaie). Apparaissent une malle saisonnière et une valise de voyage — qu’avons-nous fait jusqu’ici, sinon voyager ? — les vêtements sont une « ligne de fuite » et ce sont eux qui « font l’interface intérieur/extérieur », nous allons pouvoir sortir. Tout devient projet d’écriture autre et échappée. Déjà dans L’Homme qui tua Roland Barthes (dans la nouvelle « L’homme qui tua V.D. Nabokov »), Thomas Clerc écrivait que le « rebord de la fenêtre de la chambre » est « un de ces endroits qui n’appartiennent plus vraiment à la maison, qui en sont le prolongement extérieur » (p. 173). De ces endroits qui indiquent l’extérieur…

Interrupteur sur off, rideaux fermés, « chambre noire », pourtant le livre ne se referme pas, ou alors à la manière stendhalienne : tout est légué « à la personne à laquelle j’ai dédié ce livre », manière de souligner un retour à l’entrée du livre. Et pour que rien ne se ferme vraiment, pour les lecteurs amateurs de Cluedo littéraire ou épigones d’un Pierre Bayard (et son Affaire du chien des Baskerville), signalons qu’entre autres réécritures, une phrase complète de Marguerite Duras se cache dans ce livre comme la photo du propriétaire en slip de bains dans le lino. À vos loupes !
Thomas Clerc, Intérieur, Folio, février 2017 (L’Arbalète, 2013), 416 p., 7 € 99 — — Lire un extrait — Le livre est téléchargeable en ePub sur des sites de librairies indépendantes comme Leslibraires.fr.