Lectures transversales 65: Saneh Sangsuk, Une histoire vieille comme la pluie

© Julien de Kerviler

À première vue, descendre dans l’eau pour attraper un crocodile, c’est vraiment jouer avec la mort, mais à la réflexion pas du tout. Le crocodile est un animal stupide, et dangereux certes, surtout quand il se trouve dans l’eau. C’est un animal attaché à son territoire. Même le tigre, qui est un animal cruel, rusé et ingénieux, doit se méfier du crocodile. Il a trop peur d’être saisi par une patte et entraîné sous l’eau pour y finir noyé. Le crocodile se moque bien de savoir qui est sa proie et d’où elle vient. J’ai vu de mes yeux vu, un matin de saison froide, alors que je grimpais recueillir du miel en haut d’un arbre immense où les abeilles avaient fait des centaines de nids de toutes tailles, la brume recouvrait encore toute la jungle telle un linceul, de grosses gouttes de rosée lumineuse encore accrochées aux brins d’herbe, les coqs sauvages s’égosillant encore en battant des ailes et les fleurs de saï-yout exhalant encore leur parfum entêtant, j’ai vu un tigre à la poursuite d’un sanglier, sortis de je ne sais où. Le tigre galopait à fond de train. Le sanglier fuyait comme un dératé, feintant sans cesse, un coup à gauche un coup à droite. Il n’avait pas encore mal, alors il ne songeait pas à se battre, bien que ses broches soient redoutables. Couinant comme le font nos cochons, il a soudain filé droit sur un étang et s’est jeté à l’eau. Le tigre l’a suivi. Le sanglier s’est mis tant bien que mal à patauger pour lui échapper. L’un et l’autre sont des animaux de la terre ferme qui savent nager. Dans sa fuite, le sanglier s’écartait de plus en plus du bord de l’étang, le tigre toujours à ses trousses. D’un bond, le tigre a happé une patte arrière du sanglier et a fait demi-tour pour regagner le bord à la nage avec sa proie, mais alors il a dû s’arrêter net. Un énorme crocodile flottait silencieusement et sans prévenir a refermé sa gueule sur le cou du sanglier, lequel fuyait bel et bien le tigre pour tomber sur le crocodile, comme le veut le dicton. Les mâchoires du crocodile, raboteuses, primitives et puissantes, avec leurs crocs et dents jaunâtres espacées, étaient hideuses. Il était clair que le crocodile voulait le sanglier lui aussi et grâce à sa force supérieure et au fait qu’il avait l’avantage du territoire, il tirait le sanglier et tirait aussi le tigre qui refusait de lâcher la patte arrière de sa proie et les propulsait vers les eaux profondes.

Saneh Sangsuk, Une histoire vieille comme la pluie (2003), traduit du thaï par Marcel Barang, Éditions du Seuil, 2004, pp. 109-111.

© Julien de Kerviler