Laure Gauthier : « Frayer musique » ? (les corps caverneux)

© Laure Gauthier

Retour sur Les corps caverneux, recueil poétique majeur paru cette année aux éditions Lanskine, via un entretien entretien de Pierre Drogi avec Laure Gauthier.

Ta quatrième de couverture s’applique à ranger le livre sous la bannière d’un désir physique, subverti ensuite en lieu-refuge de l’intériorité. Elle procède par glissements de sens et par paradoxes, faisant du creux, du caverneux, l’espace du désir puis l’espace qui protègerait éventuellement du désir, dans une intimité non réductible. Pourquoi le désir ? Et pourquoi avoir choisi comme point de départ les corps désirants ? Quel rapport ces corps entretiennent-ils avec l’intériorité ? Est-ce au fond la question que le livre tente de poser ou de résoudre ?

Les premières esquisses ou visions du texte se sont tissées autour de l’image du creux, du cercle, puis de la caverne, comme images d’un temps circulaire échappant à notre temps occidental rectiligne, ces deux temporalités que je mets en tension dans le livre. En tension et en mouvement. Il est question de nos corps à la fois dans leur physionomie, leurs cavités, leurs failles, leur organicité, et leur énergie, dans le mouvement de vie et de désir qui les anime. « les corps caverneux », c’est à la fois un nom incongru qui désigne l’organicité du désir, le fonctionnement anatomique de celui-ci, et une allusion à la préhistoire, aux grottes et à l’art pariétal tels qu’ils subsistent en nous : je procède par analogie, par glissements sémantiques et parfois par ruptures. Ainsi se construisent différentes analogies entre nos temporalités profondes, celle de nos failles, de nos trous, de nos fragilités que j’envisage comme un reste de la préhistoire, et par ailleurs nos corps désirants, qui sont des lieux intimes, intérieurs. Le désir comme les espaces intimes creusés par le trauma ou les rêves éveillés, échappent au contrôle rationnel et procèdent selon une temporalité autre, non assignable au temps rectiligne qui gouverne notre société de consommation positiviste.

Dans le livre, je m’adresse bien sûr à notre énergie de vie, qui s’exprime notamment par le désir. Il y est question de ce mouvement de vie, de cette intensité, qui permet de se cabrer, de lutter contre les schémas pétrificateurs de la société, d’éros donc; le corps y est omniprésent, aussi comme abri de la pensée, comme oreille de l’intimité et refuge d’où repenser l’espace et le temps.
Les corps caverneux sont des béances du corps féminin et masculin qui se remplissent, et bien sûr le texte évoque la force insurrectionnelle du désir qui, comme toute énergie de vie, peut se retourner en énergie mortifère : ce livre évoque la puissance de l’érotisme mais aussi sa mise à distance. Le désir est une des énergies de vie qui permet de redresser la tête, à condition, comme tout le reste, de ne pas nous chosifier, de maintenir l’ouverture vers l’autre et la pensée. S’il devient un but en soi, donc une possession, une stase, une consommation (comme nous le martèle aussi la société de consommation qui sait nous caresser dans le sens du poil), il perd sa force émancipatrice. De ce point de vue, mon livre caresse qui le lit à rebrousse-poil. Il s’agit de retrouver les nappes phréatiques en nous, notre fond en mouvement, nos désirs profonds et transgressifs, trouver la force de penser afin de sortir, ensuite, de la caverne à la lumière de la connaissance. L’exergue du livre qui met en tension une citation de Georges Bataille dans son livre sur Lascaux et une d’Alain Badiou interprétant l’Allégorie de la caverne, soulève ces questions d’emblée, ces tensions irrésolues.

La société de consommation entre avec un pied de biche dans notre intimité qu’elle entend contrôler, remplir, « combler ». C’est donc une urgence que de s’adresser à ces espaces-temps caverneux en nous, les faire parler, les entendre. Ce sont les derniers territoires libres où puiser l’énergie d’aller un chemin autre que celui qu’on nous tend. Les corps caverneux sont dans ce texte autant de lieux de repli, de protection, mais aussi des avant-postes d’observation et d’action sur la vie singulière et collective : je tente d’affirmer une pensée qui peut sembler paradoxale, à savoir que les lieux les plus fragiles en nous, nos plis les plus intimes sont les lieux les plus à même de résister aux assignations, aux tyrannies, aux injonctions individuelles et collectives.

Question corollaire. La mise en relation de textes « amoureux » ou érotiques et de textes portant sur l’élan désirant lié à la consommation (dans une société dite « de consommation », impliquant corps consommants et corps consommés) apporte-t-elle un élément de réponse à cet écart (vise-t-elle sa possible réduction) ? Ou vise-t-elle à exacerber la contradiction ?

Le désir est une énergie, il n’est pas un bien ou un mal, mais l’énergie de vie qui peut se renverser en penchant mortifère. La psychanalyse, surtout Lacan, a bien montré ces renversements possibles du caractère émancipateur du désir vers une forme d’aliénation. L’ultralibéralisme fait ventre de tout et cherche aussi à « investir le désir » pour vendre : nos désirs sont galvaudés, encagés, dépréciés et déviés finalement ; or, il nous faut à la fois trouver les sources profondes du désir et les protéger pour ne pas les laisser se faire dévoyer, transformer en pornographie mortifère, en stase : c’est ainsi que les injonctions libérales dévaluent en nous le désir en le sur-sollicitant. Il ne s’agit pas de le fuir, bien au contraire, mais de savoir faire barrage à la consommation du corps, au corps consommé, consumé.

La question de l’amour affleure dans le texte, souvent par le biais d’un je qui s’adresse à un tu anonyme. La question est prudemment mise à distance, voilée, et traverse le texte, parfois sous la forme d’un geste ou d’un dialogue ou de l’expression du désir par une voie impersonnelle comme dans la section « désir de nuages ».

On trouve ici des corps parlants, qui sont des lieux de passage, de frayage, de « Bahnung » au sens freudien, donc des endroits depuis lesquels faire l’expérience du monde, depuis lesquels le repenser. C’est bien cela qui nous manque, de faire l’expérience du monde. En nous rivant à la consommation, on nous éloigne de l’expérience. On nous chosifie. Cela s’est toujours pratiqué, mais à chaque époque on doit être capable de regarder en face la façon dont on nous pétrifie. Pour cela, je mêle la perspective personnelle à des perspectives impersonnelles comme celle du nuage : ces écarts, des tensions évitent la stase, donne de l’élan, du mouvement qui est condition de liberté.

L’un des enjeux du livre ne serait-il pas de faire un pas de côté à l’égard du désir comme consommation ou dévoration, et de mesurer ainsi l’écart entre désir et intériorité ?

Le livre risque quelque chose dont je ne délimite pas la circonférence. Le texte est une coulée de lave, vivante, qui adresse quelque chose à son et à sa prochain.e, laisse vivre des tensions, leur donne une langue, des tensions qui sont ratiboisées violemment par la vie en société et plus particulièrement par la nôtre. Le désir est l’une des expressions de notre force de vie, un des mouvements émancipateurs qui nous fait à la fois toucher nos tréfonds, consolider l’intime, et nous adresser à l’autre, sortir à l’extérieur. Mais la lame de fond du désir ne peut être le seul mouvement vers l’extérieur et l’on sait, au plus tard depuis les Leçons sur la sexualité de Freud ou le Séminaire sur le désir de Lacan, qu’il est à double tranchant sur l’arête entre la vie et la mort.

Le livre évoque le corps bien au-delà de sa dimension sexuelle : il s’agit pour moi d’accepter nos failles, nos vides, d’entendre le fond de la caverne que nous sommes aussi, accepter nos singularités, nos déraillements, notre hirsutisme. La poésie permet de voir un rébus là où la société voit un rebut :

« On est tous là
avec nos coudes, nos pliures et nos excroissances
comme un canapé trop grand qui ne rentre pas dans la pièce Ça passe par la porte ? Par la fenêtre ?
Agrandir la fenêtre aux normes ou mettre le canapé au rebut ? Non, reconstruire les pièces autrement,
comme un rébus » (Les corps caverneux, p. 51)

C’est bien un des enjeux du texte que de maintenir notre hirsutisme intact, bien sûr nos désirs en font partie, mais aussi nos pensées, notre intuition, notre sensibilité, tout ce qui se développe de biais dans une inventivité ou une complexité que les normes ne tolèrent pas. Il s’agit de les maintenir envers et contre toute normalisation, et cet enjeu est politique. La poésie participe en maintenant une langue complexe, aussi complexe que l’être humain et que le réel, à maintenir nos failles ouvertes, à écouter nos tréfonds et à recueillir leurs enseignements. Or, on ne met pas au pas des êtres qui arriver à consolider leur singularité, leur pensée, leurs désirs. Entendre ce que nos failles nous disent afin de ne plus les remplir de sucre, d’achats ou de bruits.

Et sur un autre plan, pas si éloigné du propos précédent, attribues-tu une dimension satirique à ton livre ?

Dans les corps caverneux, l’écriture est particulièrement mobile, elle réagit aux attaques de l’extérieur, et, d’une séquence à l’autre, se déplace sur différents versants. Il y a de l’humour à l’œuvre, sporadiquement, discrètement, et on trouve à plusieurs reprises une dimension satirique. Il n’est pas possible de s’en prendre aux travers de la société de consommation sans ce trait satirique, tant les mécanismes de saturation et de mise au pas qui y règnent sont caricaturaux. Pour les déjouer, il faut à un moment la satire. Si le texte parle avec gravité, j’essaie que l’écriture ne soit pas en deçà des pétrifications qui nous chosifient : pour cela, je vais parfois vers une certaine violence dans l’écriture, comme pour faire exploser une issue bouchée, d’autre fois vers la satire. C’est alors une respiration, un contre-rythme, quelque chose se soulève, puis se réarticule. L’humour est un moyen de survie. Si mes textes sont souvent graves, l’humour y opère par moment. Cette dimension satirique de la poésie est particulièrement à l’œuvre dans la critique du tourisme de masse à Rodez (« rodez blues »), comme dans la scène de l’hypermarché ou de l’EHPAD (« une rhapsodie pour qui »). J’ai un faible pour la coexistence du tragique et du comique, ce qui est très courant en Europe centrale, mais minoritaire en France. Dans la cité dolente qui sortira chez Lanskine en mars 2023, et qui est une relecture de l’Enfer de Dante, cette dimension satirique est également très importante.

Laure Gauthier © Inèse Cassagnau-Gauthier

Deuxième « étonnement », en parcourant l’ensemble du livre : tous ces textes rassemblés proposent des récits, quoi qu’il en soit ensuite du caractère instable ou volatil de ces récits. Quelle cohérence leur attribues-tu en les plaçant, comme une suite, sous un même titre, et avec des procédés mettant en scène leur coalescence (phrases majuscules disséminées au fil du livre et traversant les sections comme un lien) ? Sont-ce bien sept éléments d’un même tableau (malgré la diversité des motifs évoqués) ? Dessinent-ils un parcours unique ?

Il s’agit d’un livre, conçu et construit comme tel et non d’un recueil de textes assemblés a posteriori pour la publication. J’ai conçu les corps caverneux d’emblée, dès les premières esquisses fin 2017, comme une traversée d’espaces menacés. Le principe d’une narratrice anonyme qui ferait l’expérience de plusieurs lieux menacés s’est imposé dès le début, je savais dès lors qu’il y aurait une trame narrative continue-discontinue. Cela s’inscrit dans le prolongement d’autres textes comme kaspar de pierre qui se déploie en plusieurs espaces-temps (maison 1, 2, 3 ; diagnostic 1, 2, marche etc.) mais est tenu par un fil narratif, l’expérience présente de kaspar.

Cette fois encore, ce qui unit les différentes séquences, c’est bien l’expérience singulière, le chemin que se fraie la narratrice anonyme au travers des différents lieux : Rodez, une chambre, un lycée la nuit, une forêt, un Ehpad, un hypermarché etc. Mais ça n’est pas un roman, donc je ne m’occupe pas de remplir des trous biographiques ou de rendre lisse et homogène cette traversée des lieux. C’est la langue qui trace un chemin, le texte avance par la langue, par à coup ou par coulée de lave. En ce sens, il est poésie. C’est la langue qui prend l’expérience à bras le corps.

Il y a bien une assez grande hétérogénéité entre les séquences car, à chaque attaque de l’extérieur, à chaque violence évoquée, j’ai tenté de redistribuer les cartes, d’aller puiser ailleurs : ainsi la séquence satirique qui évoque la consommation dans un hypermarché (« une rhapsodie pour qui ») est écrite très différemment de celle qui évoque le tourisme de masse à Rodez (« rodez blues ») ou celle consacrée à la mère malade (« ehpad mélodie »). Certaines fois, comme dans « désir de nuages », le point de vue subjectif côtoie de près le point de vue objectif, d’autres fois comme dans « ehpad mélodie», on frôle la chanson. L’ensemble se construit de façon musicale. Dans chaque séquence, je fais entendre et résonner l’intime, la musique de nos espaces creux, pour qu’on écoute ce qu’ils ont à nous dire.

S’il était clair d’emblée que ce serait un livre, en revanche la construction a évolué au fil des mois et des années. J’avais écrit assez tôt « les corps cav. » et « désir de nuages » et c’est tout à la fin, début 2020, que j’ai écrit « rodez blues ». Mais le livre s’est construit différemment quand j’ai ajouté la présence de la « clocharde du monde » en réécrivant « rodez blues » et en ajoutant les dernières lignes à la fin du texte, comme un récit-cadre qui prend une forme dystopique et transforme la lecture a posteriori. Cet instant dystopique nous fait nous retourner autrement sur le livre, le futur antérieur nous invite à la relecture et à méditer sur l’ensevelissement généralisé que nous subissons, et aussi sur la vaste muséalisation du monde.

Ensuite, les phrases en majuscule sont venues parfois lier les séquences entre elles. Là encore, au départ, elles se sont imposées de façon assez musicale, comme une basse continue. Dans kaspar de pierre, on trouve des vers en gras sur chaque page, dont on ignore le statut quand on lit le texte pour la première fois, puis, à la fin du livre, ces vers reviennent tous de façon aléatoire en un grand poème qui est une sorte de chant kaléidoscopique juste avant la mort de kaspar hauser qui, elle, est hors champ / hors chant. Dans les corps caverneux, il s’agissait de ménager des contre-rythmes, d’entendre particulièrement certaines phrases comme « j’ai vu mourir les musées » ou « qui a eu l’idée des fleurs en plastique ? » : ça crie à un moment, ça se détache. Ce sont donc des émergences mais aussi en effet des sutures, des fils qui lient une séquence à l’autre ou une partie du texte à l’autre.

Troisième étonnement : le caractère à la fois allusif et déceptif de chacun de ces récits. Le lecteur peut croire avoir affaire chaque fois à une mosaïque incomplète : ils apparaissent troués, interrompus, volontairement déceptifs (soit qu’on constate, soit qu’on provoque ou assume la déception). Allusif d’abord : le texte ramène l’événement à des commentaires des événements sous la forme d’apartés, par exemple. Il commente ce qui est dit et le transporte sur plusieurs plans, il change de point de vue en route… Le sexe est, par exemple, traité de biais, par rebond, dans ses répercussions mentales, ses conséquences psychologiques, ses résonances, ses à-côtés. Il est accepté comme une donnée, « dit » sans tabou particulier, mais on n’est pas dupe de ses implications mentales, morales, voire artistiques… ou des enjeux de pouvoir ou de domination qui s’y rattachent (toute une alchimie des relations de l’un à l’autre).

Tenter d’écrire la violence du monde ou sa complexité, c’est comme une partie de mikado, une alchimie complexe, un jeu avec l’inextricable pour tenter d’arriver à arracher un rai de lumière ou à dégager une issue. J’appelle poésie ces écritures qui ne seraient pas en-deçà de la complexité de la vie, de ce qu’on appelle le réel et dont le sens nous échappe grandement : la langue épouse le terrain de la complexité tout en offrant des contretemps, tout en permettant de sortir du décor : j’organise des moments très saturés, et je provoque des avalanches, puis viennent des moments de grand dépouillement, des clairières.
Il y a plusieurs fils narratifs qui se croisent ou courent en même temps, d’autres qui s’interrompent. Au centre, on trouve un je comme un creuset, qui dispense une parole à la fois intime, incarnée et générale. Mais sa voix transite par des points de vue ouverts et aussi impersonnels, le point de vue du nuage, celui de la montagne…. Je laisse toujours des tensions irrésolues, je ne dialectise pas, ou pas toujours, les oppositions. On trouve ainsi des données scientifiques sur les nuages, des informations topologiques ou géologiques dans « rodez blues », des données scientifiques sur les cavernes dans « une rhapsodie pour qui ». Par ailleurs, une adresse traverse le texte, une adresse à un autre ou une autre, anonyme. Il n’y a pas d’identité du tu pas plus que du je. L’écriture est mobile, on la traverse. Le texte très écrit parfois se brouille, s’inachève, des phrases ou des vers ne sont pas menés à leur terme, le sens se voile. Parfois, il faut la force de l’inachevé, la langue jetant par-dessus bord ses usages ou le sens pour atteindre la force haptique de la vie, toucher à des sources plus profondes de sens.

Une des façons de laisser respirer le récit, c’est d’échapper à la convenance de lui donner « forcément » une fin, une suite « logique », je ne fais pas roman, même s’il y a récit. Je laisse parfois la pensée de côté, bifurque ou interromps. Il y a des choses limpides, d’autres obscures ou en filigrane. Il n’y a pas d’habituation possible, de « chausson » de la langue, on doit accompagner, épouser le terrain au fil du temps, au fil des séquences. J’ai besoin de l’accompagnement du lecteur, de la lectrice. Parfois aussi, quand une phrase pourrait tomber dans une routine ou un attendu trop grand, je l’interromps comme « l’espoir du b » qui n’est pas devenu « l’espoir du beau » et chacun.e peut y voir-entendre ce qu’iel veut. Je pense le livre comme une ruche, et chaque séquence comme une alvéole où l’on vient butiner et on ressort avec autre chose que l’on transporte dans l’espace suivant, par pollinisation, ça se construit ainsi. Je me garde d’élaborer des espaces-temps trop délimités et rationalisés. Même s’ils sont très réfléchis, il faut en faire l’expérience sensible, et y revenir pour que certaines choses apparaissent, plus cachées. Je trouve important que l’on puisse lire un texte, le traverser une première fois, puis à mesure qu’on y revient, apparaissent des faces cachées qui nous parlent autrement, comme des chansons ou des musiques secrètes qui nous accompagnent.

Déceptif ensuite : ces récits aboutissent à une issue qui ne répond pas aux attentes (on ne trouvera jamais l’hospice où fut enfermé Artaud, on y renonce, au seuil ? on bifurque). En route, l’enjeu initial a perdu en importance. Ces récits sont donc évanescents. Mais des élans lyriques les déchirent, comme des accès de foudre, qui trouent la trame et qu’on peut lire indépendamment, créant une tension à l’intérieur de chaque ensemble.

Oui, on peut lire les récits indépendamment, aussi dans le désordre, même si se frayer un chemin de « rodez blues » à « désir de nuages », dans l’ordre du livre, est important, à un sens particulier. Néanmoins, je me méfie d’une trop grande directionnalité, d’une trop grande intentionnalité : les choses apparaissent parfois sans qu’on le prévoie on les prépare pour que quelque chose émerge, se déclenche à un mot, à un silence, à certains remous dans le texte que l’on prévoit en fonction de la progression de la langue ou du récit. Mais le texte avance aussi de façon autre, se révèle insensiblement par nuées, par tensions, il est une matière organique, vivante, et parfois il y a une trouée. Elle peut être un contretemps silencieux, un entre-deux ou bien aussi un « accès de foudre ». Ces contretemps sont des moments d’émergence.

Je ne sais dire si l’enjeu initial a perdu en importance au fil du livre, car ce que dit « rodez blues » quant au tourisme de masse, quant à la muséalisation de la vie, aux tendances mortifères de notre société, ce qu’éprouve la clocharde du monde, revient, transformé, autrement, à la fin avec « désir de nuages » mais aussi dans le texte, avec d’autres accents, dans « la chambre et l’abeille » ou encore « une rhapsodie pour qui ? ». Il y a vraiment comme basse continue la volonté de se cabrer contre des tendances mortifères et muséales et aussi l’encouragement à faire l’expérience de la vie. L’ensevelissement sous les biens de consommation, la nourriture à outrance ou les villes-musées, les médicaments du grand âge sont aussi des données présentes. Le livre appelle à trouver profondément en nous ces énergies qui nous font relever la tête et continuer. A chaque livre, je me demande comment je vais avoir la force d’inventer une langue qui ne soit pas en-deçà des attaques de l’extérieur. Ces attaques, je ne les thématise pas, je les laisse vivre, trouer le texte, le menacer ; le texte est une matière vivante, traversée de tensions, de dangers, d’espoirs et de forces vivantes. Donc oui, parfois le cours du récit se trouve abîmé : la langue se doit de ne pas rester à un endroit, comme un continuum artificiel, mais de laisser vivre aussi la menace, de laisser transparaître la violence du monde, celle qu’il faut regarder en face pour la réduire et la contrer.

Il m’a semblé que le motif central du livre pourrait être le vide. Le livre tourne en effet autour d’un manque – de quelque chose qui manque « dans tous les cas », « dans toutes les situations », à tous égards. Quel vide interroges-tu, au juste, si ce terme de vide correspond bien à ce qui anime le livre ?

Le livre tourne autour de nos failles, de nos trous. Ces creux en un certain sens sont du vide, mais du vide habité, chargé de sens, du vide qu’il faut préserver et écouter. Je m’attaque à ce que l’occident considère comme vide et veut donc « remplir », « combler ». Le malentendu autour de la notion de vide est sans doute un des enjeux majeurs du texte. En effet, c’est sur ce malentendu que repose en partie notre dépendance à la consommation. On nous attrape par là, en nous faisant peur, en nous mettant dans l’angoisse, en nous présentant le silence, la solitude, l’âge ou la mort, la peur, la tristesse ou le trauma comme le pire à fuir. On nous persuade que le vide est la mort et on cherche à remplir nos besoins, nos silences, nos désirs, nos jachères, d’activités, de positivité, de sucre ou d’achats. Il s’agit de tenter de maintenir d’autres temps, la poésie y participe, tenter de nous aider à entendre ce qu’ont à nous dire nos espaces creux. Quand il y a silence, on quand on déplace la langue, la transforme poétiquement, on entend combien notre vide murmure, combien il est habité autrement. Un livre de poésie est par rapport au vide, ce que la pièce 4’33 de Cage était à la musique pour faire entendre combien le silence était habité. On a de plus en plus de mal, dans une société de la sursaturation à supporter le silence, de même qu’on ne veille plus les morts, qu’on est démuni face à la vieillesse. La poésie peut tenter d’offrir un contretemps, nous faire sentir tout ce qui s’y trame d’essentiel en nous.

Si on cimente nos failles et remplit nos espaces vides, on risque de se fissurer, d’exploser ou d’imploser. Il faut d’urgence entendre les « enseignements silencieux de la caverne », comme le formulait Bataille au sujet de Lascaux. À mesure que l’on dévalue le silence, l’ennui ou le temps long ou tout ce qui serait inactivité ou activité non spectaculaire ni quantifiable, on nous attire et nous cloisonne au dehors en nous demandant de nous autoévaluer en permanence ou d’évaluer toutes les activités qu’on ne cesse de nous proposer nous attirant à la surface des choses. Le texte montre la violence de ces mécanismes et fait entendre combien ce plein sonne vide. Combien ces désirs-là qui jouent sur notre peur du vide viennent saper notre instinct de vie. Ce plein prétendument positif est entièrement mortifère. C’est le sens aussi de la section « ehpad mélodie » où il est question d’accepter la mort. La philosophie chinoise a des enseignements importants à nous délivrer sur le plein et le vide, Lacan aussi dans le séminaire sur l’angoisse ou sur le désir notamment mais pas seulement : l’écriture peut nous faire habiter et traverser les espaces délaissés, ces espaces-temps intimes tellement dévalués, et nous inciter à les éprouver autrement. Les revaloriser. Cela concerne l’individu mais aussi la collectivité, et en ce sens aussi la poésie est politique.

Au moment où l’on tente de nous rendre lisses et positifs et que l’on veut nous remplir comme des baudruches, j’essaie de faire entendre la musique secrète de nos corps caverneux : les sept séquences correspondent à sept « attaques » de la société sur notre intimité et en réponse résonnent sept musiques secrètes et caverneuses, comme par exemple le blues dans « rodez blues », le rock dans « une rhapsodie pour qui », une musique des cavernes dans « les corps cav. » ou une musique des nuages dans la dernière section « désir de nuages ».

Je prolonge le trait d’énergie dans des collaborations : avec le guitariste et compositeur Olivier Mellano, nous donnons des lectures concerts où je tente d’imaginer en mots une musique de nos espaces vides, tandis qu’Olivier Mellano dans son improvisation la puise dans le silence qui prolonge les mots et la déploie comme un halo épousant les frontières d’un au-delà du langage.

Laure Gauthier, les corps caverneux, éditions Lanskine, février 2022, 136 p., 15 €