1.
Ayant récemment écrit quelques pages au sujet de Simon Hantaï – artiste né le 7 décembre 1922 à Bia, en Hongrie, et ayant vécu à Paris de septembre 1948 à sa mort, le 12 septembre 2008 – au moment de la sortie en librairie de Ce qui est arrivé par la peinture – Textes et entretiens, 1953-2006 (édition établie et présentée par Jérôme Duwa, L’Atelier contemporain), je renvoie qui aurait le désir d’écouter sa voix si singulière (ou de lire quelques fragments de ses écrits), au neuvième épisode de Choses lues, choses vues où elles ont été mises en ligne. Ce qui nous fait revenir aussi rapidement sur Hantaï – et cette fois principalement du côté des “choses à voir”, même s’il y aura encore des “choses à lire” –, c’est l’exposition rétrospective de son œuvre à la Fondation Louis Vuitton (ouverte au public du 18 mai au 29 août 2022). Commissaire de cette exposition dite du centenaire, Anne Baldassari a aussi assuré la direction du très copieux catalogue (392 pages, 30 x 29 cm, publié chez Gallimard en coédition avec la Fondation).
Malgré la petite foule qui s’était rendue à l’inauguration par une chaleur écrasante (et une relativement belle lumière), c’est dans le silence le plus complet (même si animé par de petites pensées) que, revenant plusieurs fois sur mes pas, j’ai traversé les sept grandes salles (sur dix, soit 2700 m2) de la Fondation où ont été accrochées, nous dit-on, 139 peintures de Simon Hantaï, la plupart de grand format, dont certaines encore inconnues, même pour qui suit depuis longtemps le dévoilement – le dépliement – de cette œuvre qui tient le mur dans le droit fil – l’énergie transformatrice – de celles de Cézanne, Matisse et Pollock. Ce silence – mot qui me fait venir inévitablement à l’esprit le nom de John Cage, tant il s’accorde avec celui de Hantaï, même s’il m’arrive d’entendre du côté de certains de ses exégètes (probablement à cause de Pli selon pli) celui de Pierre Boulez, musicien dont la démarche est pourtant aux antipodes de sa peinture – est aussi celui de la sidération : une forme d’arrêt du temps, pas seulement provoqué par la grande beauté des peintures, mais aussi nécessaire pour explorer l’ouverture de cette œuvre à l’accidentalité, son caractère immaîtrisé (douce illusion). Daniel Buren (répondant aux questions d’Anne Baldassari, dans le catalogue) : “Non seulement c’est fait à l’aveugle, mais en plus, c’est disposé à l’aveugle. Il ne sait absolument jamais, après avoir manipulé sa toile pliée, ce qui va se produire au dépli. Je pense cependant qu’au bout d’un certain temps il finissait par anticiper ce qui allait se produire, aussi il arrêtait de le faire. D’où selon moi, l’épuisement des séries, par excès de maîtrise.”

Buren avait déjà témoigné de ses liens précoces avec Simon Hantaï dans le catalogue de l’inoubliable exposition de 2013 au Centre Pompidou (dont les commissaires étaient Dominique Fourcade, Isabelle Monod-Fontaine et Alfred Pacquement). Le temps d’un long entretien, cette fois, lui permet d’aller plus loin, renouvelant son admiration, tout en marquant sa différence (de démarche – d’attitude). Après avoir rappelé que Hantaï, mettant en tension sur châssis ses peintures au départ sur toile libre, voulait obtenir “une toile tirée, lissée, effacée, ne conservant que ce que la couleur a produit au moment du dépli”, Anne Baldassari demande à Buren ce qu’il pense de “cette volonté d’effacer les traces du travail ?” Ce dernier répond : “Selon moi, il s’agirait d’une contradiction avec le propos théorique de Simon : ce que l’œuvre montre serait dû à une sorte d’opération « magique ». Tout ce qui l’a produite a matériellement disparu pour laisser place à une trace visuelle de nature énigmatique. La position de Simon est radicale sur ce point et il me paraît renouer, peut-être malgré lui, avec la grande tradition de la peinture occidentale, fondée sur la maîtrise, l’excellence, le métier mais aussi le secret, telle qu’elle a été illustrée par les plus grands peintres depuis le XVe jusqu’au XIXe siècle. On éprouve de fait devant sa peinture le même type de stupeur que devant la peinture d’un Léonard de Vinci… Comment c’est fait ? On ne voit pas la main, on ne voit rien… Et là, je me sens très loin de lui…” Buren évoque aussi son ami Michel Parmentier, disparu en 2000, qui fut peut-être encore plus proche de Hantaï dans les années 1960 : [Des productions des quatre membres de BMPT (Buren / Mosset / Parmentier / Toroni)], “c’est le travail de Michel Parmentier qui l’intéressait presque exclusivement. Ils étaient devenus rapidement très proches et partageaient nombre de présupposés et de principes. Il est même possible qu’il ait vu son travail avant que je le lui présente, en 1964.” Dans cette exposition du centenaire, on trouvera dans certaines salles, en contrepoint, des œuvres de Buren, de Parmentier et aussi de Matisse et de Pollock, de manière aussi juste que discrète. Le dernier vivant des quatre – Daniel Buren – a de plus réalisé une intervention in situ éphémère, Mur pour Simon, “un travail qui joue explicitement sur l’espace donné : 6 propositions visuelles successives du premier au dernier jour de l’exposition.”
Autre bel entretien réalisé par Anne Baldassari pour ce catalogue : avec Zsuzsa Hantaï (née en 1925). Il s’intéresse principalement à sa rencontre avec Simon, donc au temps de leur jeunesse, au contexte Hongrois de la guerre – Zsuzsa, “dénoncée comme juive et emmenée au camp d’internement d’Oradea”, avait réussi à s’échapper ; “plus tard [dit-elle] nous avons examiné le sujet avec Simon et nous avons découvert que sur les 3000 personnes arrêtées seulement quatre avaient survécu. Je suis l’une d’elles, parce que je me suis cachée” –, et surtout de l’après-guerre (à partir de1945, l’année de leur rencontre). L’évocation qu’elle fait de ces années décisives est précieuse : “En septembre [1948], nous avons dû venir à Paris parce que nos nouveaux visas nous y attendaient. Le premier jour, j’ai trouvé un petit hôtel sur l’île Saint-Louis. Puis Simon est allé au consulat hongrois et ils lui ont dit qu’il n’y avait plus de bourses pour les pays d’Europe de l’Ouest, qu’on pouvait rester dix jours ou deux semaines à Paris, et qu’ensuite on devait rentrer chez nous. Simon pensait que c’était trop court mais il hésitait à s’opposer aux injonctions du consulat. Alors, c’est moi qui ai décidé qu’on devait rester et laisser nos passeports à la préfecture de police. Voilà ! Nous sommes devenus des personnes déplacées, des apatrides ! Nous sommes restés ici, toujours. […] Mais nous ne nous sommes jamais sentis exilés, nous étions ailleurs, dans le présent, à la découverte du monde, euphoriques […] Simon n’était ni d’ici ni de là, ni de Hongrie ni de France. Simon habitait sa peinture…”

Certains seront tentés de comparer cette grande exposition du centenaire à la précédente de 2013, que ce soit via le choix des œuvres ou des textes du catalogue. Je pense pour ma part qu’elles sont complémentaires et il se peut que, dans quelques années, une nouvelle exposition (espérons-la par principe avant-dernière) confirme que notre connaissance actuelle du travail de Simon Hantaï est loin d’être épuisée. Voir, revoir, mémoriser – en nous, dans les archives –, se repasser le film de temps à autre, une fois la présentation au public terminée. Depuis 9 ans – notons au passage que l’ouverture de l’expo Hantaï au Centre Pompidou a eu lieu un 22 mai ; celle à la Fondation Louis Vuitton vient d’avoir lieu le 18 mai –, l’accrochage proposé par Fourcade, Monod-Fontaine et Pacquement n’a cessé de se bonifier dans le souvenir. Et reparcourir le catalogue nous laisse toujours sans voix devant la cohérence des choix, tout en étant impressionné par la qualité des textes. Tout est parfaitement équilibré. L’accrochage permettait de saisir avec clarté les passages d’une période à l’autre, d’une série à l’autre. Et la trouée de lumière naturelle, à un endroit stratégique du parcours, était bienvenue. Ce nouvel agencement de l’œuvre proposé par Anne Baldassari ne souffre pas de la comparaison, ne serait-ce que parce qu’il propose autre chose. Réduisant les dix premières années du travail de Hantaï à quelques peintures surréalistes de modeste format, et surtout à cinq petites toiles annonciatrices de l’œuvre à venir (“le pliage comme méthode”, pressenti dès 1950), l’accrochage Vuitton s’ouvre clairement par les “peintures à signes” de 1957 et les “écritures” de 1958-59, avant de proposer de beaux aperçus des séries majeures des années suivantes (Mariales, Catamurons, Panses, Meuns, Études, Blancs, Tabulas, Sérigraphies et Laissées) en partie représentées par des œuvres encore jamais regardées, et d’inviter à découvrir le “dernier atelier” (quelques travaux des années 1982-85, peu dévoilés jusqu’ici). Même si certaines de ces œuvres “jamais montrées” peuvent faire naître, du moins dans un premier temps, de légères réserves, leur côté expérimental stimule toujours le regard. Il faut aussi oublier l’architecture de la Fondation pour ne plus voir que la peinture ; alors cet accrochage finit par s’imposer comme étant aussi mémorable que celui des salles du dernier étage du Centre Pompidou. Ce que l’on découvre au présent se frotte au souvenir, et c’est bien ça qui crée des étincelles, jusqu’à l’éblouissement. Ce qu’on saisit, dans une relance incessante, jamais brisée, est avant tout une ouverture au dialogue – la sidération dont j’ai déjà parlé ne contraignant pas qui regarde à la passivité, bien au contraire.
J’ai déjà repris quelques fragments des deux grands entretiens qui inaugurent le catalogue de cette exposition du centenaire. Cinq essais – de Jean-Luc Nancy (son tout dernier écrit – ou un de ses derniers –, semble-t-il), Georges Didi-Huberman, Jean-Louis Schefer et Anne Baldassari (reprenant le texte de sa monographie de 1992, enrichie d’une préface : Didascalies) – leur font suite. Puis, après une chronologie sous forme de “récit” (établie par Anne Baldassari), ce sont plus de 200 pages de grandes reproductions des œuvres exposées – sans négliger l’importante présence de photos, d’archives de toutes sortes, préservées, entretenues par la famille qui travaille sans relâche à faire passer le “message” (la peinture de Simon Hantaï est toujours, et peut-être plus que jamais, vivante) de manière quasi-militante. On aurait pu craindre que faire appel à certains essayistes ayant déjà beaucoup écrit sur cette œuvre (Schefer faisant exception) ne pourrait apporter que quelques variations supplémentaires à du déjà-dit – mais non : chacun relance son “affaire” de manière plus ou moins inattendue, notamment Georges Didi-Huberman (auteur en 1998 de L’Étoilement, et déjà contributeur du catalogue de 2013) qui propose, sous le titre Enfouies, nées, soulevées, de nouveaux éclaircissements, évitant ainsi de céder au charme du ressassement. En voici les premiers mots : “La couleur n’existe pas, en ce sens qu’elle n’est pas une, ni jamais toute. Les couleurs, elles, existent en ce sens qu’elles se différencient, dialoguent entre elles, se confrontent, s’embrassent, se confondent, s’échappent d’ici et reviennent plus tard, car elles ne tiennent jamais tout à fait en place. Les couleurs s’effrangent, se divisent ou se démultiplient. Elles éclatent ou se replient, même dans ce qu’on appelle un tableau monochrome. Les couleurs ont été enfouies, les couleurs naissent et renaissent, les couleurs se soulèvent, s’enfuient. Elles pâlissent quelquefois, ou bien s’embrasent, ou bien s’enterrent, ou bien s’envolent. Nos yeux quelquefois s’en troublent : ce que nous voyons devient flou, nous ne savons plus ce qui se passe, c’est juste moiré, versicolore, mouvementé comme un ciel d’orage. Nous n’avons pas compris que nous pleurions déjà devant un bouquet de bleus.” Et les derniers : “On pourrait ainsi regarder les Tabulas de Simon Hantaï : comme des plans d’anamnèse. Des surfaces de couleurs – c’est-à-dire de temps – enfouies, puis dépliées, nées, soulevées, s’ouvrant à nous.” Tout est très juste et, de plus, magnifiquement formulé : la rencontre a vraiment eu lieu, le dialogue demeure fructueux, trouvant de nouveaux branchements, et de nouveaux interlocuteurs comme Charles Baudelaire (cité jusqu’ici une fois seulement dans la contribution de Georges Didi-Huberman au catalogue de 2013, Bouquet de fleurs bleues et de fleurs du mal).

Du texte de Jean-Luc Nancy, On ne peint que pour, je relève ne pas avoir été étonné qu’il s’ouvre avec ces mots : “ « On ne peint que pour Dieu » : Simon Hantaï a plusieurs fois prononcé cette phrase, qui a parfois donné le motif d’exposition.” Mais ne nous trompons pas : “Au lieu de comprendre la phrase à partir de « Dieu » il faut penser ce nom à partir de « on ne peint que pour ». Au reste, le nom de Dieu – ou de dieu, du divin – demeure en dépit de toute assignation religieuse le nom qui ne nomme pas mais qui dé-nomme le dehors de l’humain et du langage.” Quant à celui de Jean-Louis Schefer, Simon Hantaï, le monde est infini, je note qu’il cite les noms d’Henri Michaux et de John Cage, de Laurence Sterne et de Virginia Woolf, de Roman Opalka et de Paul Klee qui ont le mérite de proposer de nouvelles portes d’entrées au labyrinthe que compose, quasi-musicalement, ce monde en effet infini (labyrinthe ou hantologie ? Une ancienne conversation avec Jean-Luc Nancy me revient en mémoire…). Quoique très organisée, se déroulant de manière inévitablement chronologique, cette exposition propose, au fond, tout comme celles qui l’ont précédées, un parcours labyrinthique où chaque visiteuse et chaque visiteur doit y mettre du sien pour accorder ses désirs : celui de s’y égarer / celui d’y retrouver du familier – et c’est bien cela qui en fait, en premier lieu, le prix.

Je relèverai, pour finir, une citation d’Anne Baldassari, prélevée dans sa préface à sa monographie de 1992 pour le Centre Pompidou : “Ma rencontre avec Simon Hantaï eut lieu en 1984 […] Le peintre, qui se refusait depuis son retrait volontaire de la vie publique, en 1982, à toute relation avec les institutions muséales […] décida d’interrompre pour un temps son silence. Auparavant, [il] s’était arrêté de peindre durant trois années, entre mai 1976 et la fin de 1979. Il confère à ces suspens une dimension théorique. Les blancs de sa biographie, à l’instar des blancs de la toile – marges, bordures, lacunes, réserves, manques, intervalles, entailles –, donnent leur sens à sa peinture comme à sa démarche. On doit les lire comme le négatif inhérent à son œuvre : une manière de détacher le peintre du travail, de voir la peinture pour elle-même, autonome dans son accomplissement.” On notera qu’à l’exception de Daniel Buren, aucun peintre n’a été invité, cette fois, à interroger les liens entre son travail et celui de son aîné, alors que dans le Catalogue de 2013 figuraient des témoignages de Jean-Michel Meurice, Pierre Buraglio et François Rouan (plus Buren comme déjà dit). Meurice est cependant présent dans cette exposition, mais en tant que cinéaste documentariste, auteur de deux films incontournables avec Hantaï. Il sera intéressant, dans quelques années, de solliciter des contributions de plus jeunes artistes n’ayant pu connaître Hantaï personnellement, mais qui n’en auront pas moins tiré quelque chose – un autre mode de filiation – de leur confrontation avec cette peinture qui (on est en droit de le penser) continuera d’interpeler ses meilleurs regardeurs. Nous sommes en attente de nouvelles voix, donc de nouvelles voies d’accès à cette œuvre plus présente – et à voir au présent – que jamais. Si vous le pouvez, allez faire un tour du côté du bois de Boulogne pour vous rendre compte par vous-même du pouvoir de résistance inouï des Catamurons ou des Tabulas, d’Écriture rose ou de tel Meun (et de tant d’autres) : la force d’inscription matérielle de toute une vie dans la peinture, comme le dit si bien Zsuzsa Hantaï. Cette magnifique exposition nous permet de vérifier une fois de plus que, bien que déjà inscrite dans l’histoire, chaque toile, pour qui la regarde intensément, vient tout juste d’être peinte.

2.
Difficile maintenant de parler d’autre chose – non sans affinités, certes, mais devant être rangé dans un autre rayon de la bibliothèque (où, certes, les constellations s’opèrent d’un rayon à l’autre, et certainement pas en plaçant les ouvrages qui les composent côte à côte). Prenons un livre de format modeste (12 x 17 cm), publié par un éditeur exigeant, mais discret (La Bibliothèque), et retenons d’abord son sous-titre : Traces, archives, images. Alors le passage s’opère aussitôt, comme dans les Aventures de Philémon de Fred : nous sommes sur le “A”, c’est-à-dire dans un espace-temps partagé entre qui “entame un dialogue hors des sentiers battus”. Un lieu non fantomatique (même si peuplé de fantômes), mais concret : où chaque signe s’adresse à la totalité (ou quasiment) des sens, donc au regard, à l’écoute, au goût et au toucher (on aurait tendance à oublier l’odorat, mais un ouvrage imprimé diffuse certaines odeurs, d’encre et de papier, qui participent au plaisir de la lecture). Où est passé le passé est le titre de ce livre enchaînant sept dialogues entre Laurent Olivier, archéologue et Jérôme Prieur, écrivain et auteur de documentaires cinématographiques.
Commençons par rappeler la nécessité de tels ouvrages. Il n’y en a pas assez, à mon sens, alors que cette forme d’échange, quels que soient la méthode pour en rassembler la matière (micro, courrier postal, électronique) et le degré de correction (de relecture) en usage, est presque toujours favorable à la mise à nu de ce que chacun, isolément, pourrait garder enfoui : pensées, témoignages, récits. Laurent Olivier et Jérôme Prieur “se sont rencontrés en 2004 grâce au film que [Prieur] a réalisé sur Vercingétorix.” Le cinéaste révèle, dès le premier échange, que “comme la plupart des enfants, [il a] voulu être archéologue.” Il précise : “Je ne sais si ce désir d’enfant, cette pulsion archéologique, a à voir avec notre volonté de connaître notre roman des origines, mais il y a du roman, du désir de roman, dans cette recherche de ce qui s’est passé avant nous, non pas à l’échelle familiale, mais à l’échelle collective, voire mythique. Ce qui me frappe aussi dans ces modèles archéologiques, c’est la conception du passé que cela présuppose, véritablement un fantasme du passé. Sous terre, il y aurait un autre monde, à peine abîmé. Entre le sol et nous, entre le passé et le présent, il y aurait une porte à franchir, une porte dérobée bien sûr, cachée depuis des siècles, qu’il faudrait réussir à pousser. Derrière, le passé nous attendrait, quasiment intact, en ruine peut-être, seulement en désordre.” Puis Laurent Olivier prend la parole : “Mais pourquoi de nous deux, c’est moi qui creuse dans le sol désormais et pas toi ? Il m’a fallu trouver quelque chose en plus, que je ne possédais pas. Je devais avoir neuf ou dix ans et j’étais en vacances chez ma grand-mère, dans les Ardennes. Je voulais être un Indien. Dans la forêt, j’ai vu les traces, que l’on ne remarque pas. Là où le sol est déformé par ce qu’il recèle, là où il prend une couleur qui n’est pas la sienne. J’ai compris que les traces étaient renfermées dans la terre et que certaines d’entre elles affleuraient à la surface. Il suffisait de regarder à ses pieds ; c’était là, tout simplement.”
Chacun de ces chercheurs de traces dévoile à l’autre – et à la tierce personne à qui s’adressent aussi ces échanges – ce qui fait leur métier, ce en quoi il ne s’agit pas simplement d’exercer un métier, mais de créer du lien entre diverses activités : creuser, fouiller, recueillir, interpréter, agencer, tisser, monter en contrepoint, cartographier. Le lointain proche se frotte au présent qui déjà commence à s’éloigner, mais pour mieux réapparaître. Pour que ça opère, dit Jérôme Prieur, “il est indispensable que quelque chose du passé y soit non seulement contenu aujourd’hui même, mais y soit demeuré intact, qu’un fragment du passé aussi minime soit-il, demeure présent, au présent. Cette magie, employons le mot, est vitale.” Qui a vu ses films comprend de suite ce dont il s’agit. Laurent Olivier : “Contrairement à ce que la plupart des gens s’imaginent, nous ne travaillons pas en effet exactement sur le passé : nous extrayons ce qui subsiste du passé dans le présent. C’est en réalité le présent que nous explorons – comme le médium qui contient le passé, aurait pu dire Walter Benjamin. […] C’est cela qui rend le passé – je veux dire ce qui reste du passé, matériellement – aussi fascinant. C’est là ; c’est présent, et en même temps c’est évanoui, insaisissable. Parce que c’est une présence fondue d’oubli. C’est ce que je perçois quand je tiens dans mes mains un tesson de poterie sorti du sol : un morceau de pot fabriqué par quelqu’un que j’ignore, et qui a occupé pendant des années la table d’une famille que je ne connais pas… Ces fragments sont, à proprement parler, des revenants.”
On le voit, ce dialogue explore quelque chose d’essentiel, encore et toujours à creuser. Cette idée de faire se rencontrer archéologie et cinéma documentaire s’avère, à chacune de ses sept étapes, fructueuse. J’ai beaucoup lu ces derniers temps Jérôme Prieur (rattrapant un certain retard, et relayant ici-même au fur et à mesure mes lectures) et vu ou revu ses films (le dernier, achevé, s’intitule Les suppliques. Lettres au maréchal Pétain ; le précédent – vu récemment projeté au Mémorial de la Shoah –, Darlan, le troisième homme de Vichy), mais j’avoue qu’avant la sortie de Où est passé le passé, j’étais dans l’ignorance des écrits de Laurent Olivier, alors qu’il y est pourtant question de sujets plus passionnants les uns que les autres : des Celtes, des Indiens (Ce qui est arrivé à Wounded Knee. 29 décembre 1890), et même d’art contemporain (Jean Le Gac. L’effraction douce). Des pistes à creuser – non à même le sol, mais en librairie ou en bibliothèque.
3.
Hubert Lucot est mort à Paris le 18 janvier 2017 : je recopie mécaniquement cette phrase et me rend compte que ça fait plus de cinq ans. La dernière fois que j’ai échangé quelques mots avec lui, c’était au cours d’un hommage à un ami commun, Jean-Claude Montel, que l’on avait retrouvé mort dans son domicile de la rue du Capitaine Némo à Nantes, au début du printemps 2013. Lucot avait apporté avec lui une sorte de grand cahier où il notait tout. Il avait lu des extraits de son travail en cours qui était un journal de deuil, celui d’A.M., son épouse, morte d’un cancer du pancréas le 9 août 2012. Il venait de publier Je vais, je vis, saisissant premier volume d’une tétralogie à venir (mais cela, nous ne le savions pas encore – lui non plus, j’imagine) sur le thème du cancer et de l’attente de la mort, dont les trois suivants sont sortis en 2015 (Sonatines de deuil), 2016 (La Conscience) et 2022 (À mon tour – achevé, semble-t-il, fin juillet 2016). Les quatre volumes – tous publiés chez P.O.L – totalisent environ 1750 pages : une somme assez terrible à lire, mais souvent drôle, et toujours sensible, émouvante, dans le droit fil des livres précédents de Lucot, avec quelque chose d’indéfinissable en plus, probablement lié à l’urgence, à l’attente insupportable de devoir inscrire à la toute dernière page d’une œuvre en grande partie autobiographique le mot FIN. Mais – cela nous ne le découvrons qu’aujourd’hui – ce dernier mot a été finalement : RÉMISSION.
À mon tour – titre imparable, dévoilé peu avant sa mort par l’auteur lui-même, à la grande stupéfaction de ses auditeurs, à la fois amusés et sérieusement refroidis – est donc le dernier livre d’Hubert Lucot. “Il clôt « Le Cycle de la mort ». Il s’agit d’un journal des années 2015 et 2016, alors que l’auteur apprend « qu’à son tour » il est atteint d’un cancer.” Je reprends, et monte, quelques lignes publiées sur le site des éditions P.O.L : “C’est un des sales privilèges de l’âge que de voir mourir autour de soi, avant de se retrouver soi-même face à l’épreuve… Hubert Lucot n’est pas épargné et ses livres en portent la trace depuis la maladie et la mort de sa femme, AM, son inspiratrice si souvent, et de sa sœur. A ces récits il ajoute des commentaires et des considérations extrêmement percutants sur le monde tel qu’il va ou plutôt ne va pas, il évoque les souvenirs des disparus ou disparaissant, et tisse ainsi une tapisserie riche, si contrastée, dont le temps est la trame.” L’avant dernier livre (La conscience) avait pour “figure centrale, Thierry Fourreau (maquettiste de l’éditeur P.O.L, qui s’occupait des livres d’Hubert Lucot) mort en mai 2015 : « Mettant en page mes phrases, il ne lira jamais celles que je lui consacre ».” Comment écrire (l’auteur dit carrément “cajoler”) ce Cycle de la Mort dont À mon tour constitue le quatrième tome ? Hubert Lucot : “Un expert hypothétique vient me distraire : vos jours sont comptés. Je le sais depuis toujours.” Étrangement, ce récit-journal intime, écrit semble-t-il au jour le jour (mais probablement relu plus d’une fois), a des vertus addictives, non parce qu’il entretiendrait un faux suspense sur ses derniers moments, mais par sa santé littéraire : comme l’a écrit un jour Maurice Roche, “il fallait avoir une sacrée santé pour supporter une maladie pareille.” Un merveilleux mélange : Melencholia (titre de l’ami Jean-Claude Montel), humour et sens du détail touchant (comme dirait Beckett) : de page en page, on se trouve en grande proximité avec ce qui manifeste pourtant une grande pudeur – nul voyeurisme ou autocomplaisance. L’auteur documente ses lecteurs sur son état, et ces derniers entendent une voix – le ton de sa voix, pas forcément défaillante – et ressentent une présence (Lucot était assez imposant quand je l’ai connu au début des années 1980 – là, il détaille son amaigrissement progressif ; mais il ne cesse pour autant de faire passer une gourmandise jamais perdue, un appétit pour tant de choses). Comment parler d’un tel livre ? D’une telle “chronique du quotidien, animé de promenades, de rencontres, de travail, de séjours à l’hôpital” où le malade en sursis ne se coupe jamais du monde, ressent intimement les détonations des attentats parisiens de Charlie Hebdo et du Bataclan ? Il sait que c’est “son tour”, mais ne se réfugie pas dans une antichambre de la mort ; il vit pleinement sa vie, même si pas toujours de manière heureuse, jusqu’au bout. Le 27 juillet 2016, il note, avec précision : “Je me suis réveillé à 7h47, je me suis retourné plusieurs fois dans le lit, j’ai regardé l’heure : 8h43. Une fois encore, une tranche de temps avait été anéantie.”
Et quelques mois auparavant : “Un diplodocus de la voirie parisienne passe lentement sous ma table enfenestrée ? Partiellement cadrée, cette benne ne me donne à voir que le gigantisme de ses rouages. Ses grincements ronflants l’éloignent, je la salue : elle m’a incité à reprendre la plume après neuf jours de vide : 21 décembre 14 – 8 janvier 15h04. / Le 31 décembre, installé dans un fauteuil après la molle nourriture du thaï – et venant de traverser le Sahara avec un escadron aussi gris que le sable sur l’écran en verre –, j’ai ressenti à 17 heures un affaissement fiévreux. / Je fais le vide sonore auprès de mes proches pour protéger mon proche avenir : « Ne me téléphonez pas avant le 1er janvier midi, j’ai la grippe, je dois dormir. » J’incrimine l’immunodéficience acquise par la chimiothérapie. / Je redoute la longue maladie, je savoure le lit. Le temps autre que je vis, plus rapide que le temps ordinaire, confond harmonieusement veille, sommeil, rêveries et somnolence. Que d’hallucirêves, que d’hallucimots ! Je n’ai pas le temps de les noter que perdure un tableau à peine coloré ; au centre, un petit rectangle entouré de blanc signifierait « les œuvres littéraires » ou simplement la chronique domestique : les Verdurin sont des provinciaux de Paris ; la teinte jaune-vert provient-elle des Poussin vus dans l’exposition « Moïse », alors qu’un beau rouge symboliserait l’amour ?” Une page parmi d’autres de ce livre dont, curieusement, on regrette qu’il doive s’interrompre à la page 359 sur ce dernier mot : RÉMISSION. Une solution : reprendre Autobiogre d’A.M. 75, le premier livre d’Hubert Lucot publié par Paul Otchakovsky-Laurens, et y rechercher un tout dernier fragment avant de refermer cette chronique :
“La littérature ? Comme la Révolution : quand on n’a rien à perdre. Alors chaque mot frappe, inouï, la parole de l’un des morts (celui qui est encore, au XXe siècle par exemple) a un aspect matériel et demeure, tout bonnement.”
Collectif, Simon Hantaï, sous la direction d’Anne Baldassari – catalogue de L’exposition du centenaire à la Fondation Louis Vuitton (du 18 mai au 29 août 2022), Fondation Louis Vuitton / Gallimard, mai 2022, 392 p., 49 € 90
Laurent Olivier et Jérôme Prieur, Où est passé le passé, Éditions La Bibliothèque, mai 2022, 148 p., 14 €
Hubert Lucot, À mon tour, éditions P.O.L, mai 2022, 368 p., 23 €