Choses lues, choses vues (15): écrits sur l’art & le cinéma

© Alix Rosset

1.

Rien de moins que sept ouvrages – dont un certain nombre de rééditions, même si ces dernières sont d’une certaine manière des nouveautés – paraissent en ce début mai aux éditions de L’Atelier contemporain. Ils prennent la succession de bien d’autres parus depuis janvier, dont L’Aumaille de Kristell Loquet, Penser la perception de Jean Daive, Ce qui est arrivé par la peinture – Textes et entretiens 1953-2006 de Simon Hantaï, et Obstaculaire de Cédric Demangeot déjà recensés dans de précédentes « choses vues, choses lues ».

Commençons par cette collection de “livres d’art en format poche (11,5 x 16 cm)” baptisée “Studiolo” (du nom de ces “cabinets d’études” de la Renaissance italienne ; Bernard Moninot en a fait le titre d’une série d’œuvres des années 1990 – on notera au passage qu’un recueil des écrits et entretiens de Moninot a été publié l’an dernier, toujours à L’Atelier contemporain, sous le titre Prendre le temps de vitesse. Déjà forte de treize titres, “Studiolo” propose d’un seul coup cinq volumes, dont deux inédits, ce qui fait un peu plus de 1200 pages à lire, autrement dit plusieurs journées suivies de nuits blanches pour en venir à bout. Commençons par Francis Bacon à nouveau de David Sylvester, publié une première fois en 2006 par André Dimanche dans une traduction de Jean Frémon. Ce dernier écrit, dans sa présentation, que “David Sylvester est d’abord un écrivain. Son style épouse sa pensée et sa pensée naît de son expérience. Il regarde l’art et dit ce qu’il voit, il écoute l’artiste et dit ce qu’il entend, il rapporte l’un à l’autre et dit ce que cela lui inspire, ni plus ni moins. Il ne se pose pas en chef de file, il n’élabore pas de théorie, il ne se met pas en avant. Pour autant, jamais il ne tombe dans l’hagiographie, il sait rester critique.” De Sylvester, sont parus récemment à L’Atelier contemporain, L’Art à bras-le-corps, formidable anthologie de 672 pages établie et traduite par Olivier Weil, et En regardant Giacometti (publié tout d’abord, lui aussi, chez André Dimanche dans une traduction de Jean Frémon). Nous avons donc déjà eu deux fois l’occasion d’exprimer notre enthousiasme, que la lecture de ce troisième ouvrage ne risque guère d’émousser : il faut lire et relire Sylvester, le singulier, et pas seulement le célèbre volume d’entretiens avec Bacon (chez Skira) qui est un modèle du genre.

Francis Bacon à nouveau est en trois parties : Parcours / Regards / Extraits d’entretiens. Sylvester écrit des pages assez sidérantes, comme celle-ci : “Encore aujourd’hui, Bacon est largement considéré comme un lépreux. Les gens disent complaisamment qu’ils ont peur de se rapprocher de cette œuvre. Ils refusent d’admettre sa « violence ». Évidemment, l’œuvre de Bacon est violente, à la manière dont un Matisse ou un Newman sont violents par la force de leur impact : esthétiquement violent. […] Bien sûr, les œuvres de Bacon représentent souvent des convulsions, mais dans la vie, de telles contorsions accompagnent communément les plaisirs les plus intenses. Évidemment, la même expression peut apparaître sur un visage hurlant de plaisir érotique ou pleurant de douleurs […] Je ne prétends pas que Bacon peignait l’orgasme plutôt que l’agonie. Je dis seulement que ce qui intéressait Bacon était de peindre des positions du corps et des expressions du visage capables de représenter aussi bien l’agonie que l’orgasme et c’est cette ambiguïté et l’intensité du sentiment qui l’intéressaient.” Ou, pour donner la parole au peintre, ce fragment d’entretien où Bacon parle “de la manière dont l’herbe est peinte dans la Baignade de Seurat : c’est pour moi l’un des plus grands exemples de peinture de l’herbe qui soient. C’est sûrement un type de prairie qui a été foulée par les habitants de la ville la plus proche, par comme l’herbe de Renoir, qui est celle de la campagne ou d’un verger.” Précision de l’observation et de la notation. “La peinture est l’illusion de quelque chose.” “C’est le plus artificiel de tous les arts.” Il est heureux que Francis Bacon à nouveau redevienne disponible en poche ; même si l’on perd un peu, côté iconographie, il est aisé de retrouver les images dont il est question.

Poursuivons avec trois ouvrages de l’historien d’art Michel Thévoz, né en 1936 à Lausanne, conservateur de la Collection de l’Art Brut de cette ville, depuis sa fondation en 1976 jusqu’en 2001, et auteur d’un peu plus de trente de livres, dont Louis Soutter ou l’écriture du désir (L’Âge d’homme, 1974), Dubuffet ou la révolution permanente (Skira, 1986) et Hans Holbein (inédit) viennent d’intégrer (les deux rééditions ayant été revues) la collection “Studiolo”. Celui sur lequel je me suis immédiatement précipité est un stimulant essai de 400 pages sur le relativement mal connu Louis Soutter, artiste s’étant “engagé dans le dessin comme dans une aventure qu’il ne maîtrisait pas. Et dont il attendait précisément qu’elle le conduise dans l’inconnu, dans des zones dangereuses, où les artistes ordinaires ne vont pas” (je reprends un fragment d’enregistrement radiophonique avec Michel Thévoz, qui précise que) “ce qu’il attend du dessin, c’est une perte de contrôle, c’est que ça le conduise à formuler graphiquement quelque chose qui vient peut-être du « lointain intérieur », mais qui en même temps vient du « mystérieux extérieur ».” Comment ne pas se passionner pour un tel artiste ? Dans un de ses livres récents (L’art suisse n’existe pas, Les Cahiers dessinés, 2018), Thévoz écrit que “chez Soutter la cassure est nette, et d’une portée métaphorique. Rappelons que, cultivé, formé aux beaux-arts, promu à la direction d’une école d’art à Colorado Springs, Louis Soutter a subitement tout abandonné, sa femme, sa carrière, ses biens, et last but not least, la peinture. Et le moins qu’on puisse dire à cet égard, c’est qu’il a réussi son échec. A-t-il été la victime ou l’instigateur de ce déséquilibre générateur, toujours est-il qu’il en a tiré un parti artistique.” Après un bref avant-propos, Louis Soutter ou l’écriture du désir s’ouvre par une biographie d’une centaine de pages, impossible à résumer tant cette vie est – une fois encore – singulière. Né en 1871, Soutter interrompt ses études d’architecture pour devenir musicien, étudiant le violon avec Ysaye – instrument auquel il restera fidèle et qui lui permettra à certains moments de son existence de gagner sa vie. Difficile de ne pas être sensible à qui se voue à des pratiques plurielles, ce que les puritains et les faux exigeants reprocheront à Soutter, l’accusant, soit d’être piètre violoniste (ce dont, dépourvus de tout enregistrement, on ne peut juger), soit d’être un peintre de second plan (mais la postérité retiendra qu’il fut un extraordinaire dessinateur, de ceux qui auront vraiment compté tout au long du premier vingtième siècle. J’avoue faire partie de ceux qui considèrent sa dernière période, celles des encres et peintures “au doigt”, comme ayant généré des œuvres vraiment remarquables).

Louis Soutter, Auto/style, 1940 © L’Atelier contemporain

Mis en pension par sa famille dans un asile de vieillards à Ballaigues dans le Jura vaudois à l’âge de cinquante-deux ans, et ce durant une vingtaine d’années (jusqu’à sa mort en 1942), Louis Soutter a été soutenu par son cousin Le Corbusier : “Dessine, Louis, c’est le bonheur. Et crois-moi ton ami” (l’admiration de l’un pour l’autre était réciproque) ; et aussi par Jean Giono qui lui a obtenu une chambre particulière en cet asile qui l’aura rendu “terriblement malheureux”, jusqu’à le conduire à faire quelques fugues. Michel Thévoz : “Marcheur infatigable, il arrive qu’il s’absente une semaine entière […] Un jour d’hiver où il avait traversé le jura, on l’a retrouvé inanimé dans la neige au col du Marchairuz. Avec sa démarche inclinée, comme s’il se penchait contre le vent, son élégance insolite, son étui de violon à la main, il intrigue ceux qu’il croise.” L’écriture de cet essai, particulièrement vivante côté biographie (et très aiguë en ce qui concerne le regard porté sur l’œuvre), s’ouvre par une citation d’Artaud et s’achève avec une référence au “voleur de feu” : “Il est vrai pourtant que nous avons affaire à l’œuvre d’un aliéné, mais au sens où l’entendait Rimbaud : « je est un autre ». C’est à cet autre que Soutter a prêté sa main – la gauche de préférence – en abdiquant toute prétention à contrôler et même à comprendre ce qui s’exécutait sous son nom, par cette main.” Avec le courage de “laisser parler son inconscient”. J’en resterai là, à regret, afin de laisser un peu de place aux autres ouvrages. On aura compris que ce livre est indispensable. Les autres ne le sont pas moins, mais s’il ne devait n’y en avoir qu’un…

Un peu plus rapidement – donc : Dubuffet ou la révolution permanente est un essai érudit, documenté, qui donne la parole à son sujet, exploré de manière très ouverte, plurielle, non seulement en historien de l’art, en conservateur de “collection“, mais aussi en philosophe, en analyste n’hésitant pas à allonger l’auteur d’Asphyxiante culture sur un divan. C’est une fois passé la quarantaine que Dubuffet “entre définitivement en peinture” en 1942 – l’année de la mort de Soutter –, suite à une “renonciation à tout ordre esthétique”. On connaît plutôt bien l’histoire, mais on en redemande volontiers. Le livre de Michel Thévoz travaille son sujet – l’homme “qui aura oscillé entre les cures de folie et les pratiques de lucidité” (lit-ton en 4e de couverture) et l’artiste – de manière chronologique : des premières œuvres notables (séries du Métro ou des Murs) aux Mires et aux Non-lieux de la toute fin (1983-84), en passant par ce qui est probablement le plus “populaire” : L’Hourloupe, tableaux et polystyrènes peints des années 1960 aboutissant à ces Édifices de la décennie suivante, spectaculaires, comme celui de New-York (m’approchant de lui lors de ma première visite de cette ville, je me souviens avoir ressenti quelque chose d’étrangement familier).

Thévoz écrit que “Dubuffet a toujours fait profession d’anti-humanisme, il a tenté d’abord d’épouser le point de vue de la truite ou de l’insecte, puis les pulsions de la matière, du basalte, du sable, et de ce qu’il y a de moins objectif encore, du gaz carbonique et de la radioactivité.” Et Dubuffet lui-même : “La fonction essentielle de toute œuvre d’art est selon moi de provoquer pour qui en fait usage (mais d’abord pour son auteur même au moment qu’il la fait) une échappatoire au blocage de la pensée qu’entraîne son conditionnement. […] L’œuvre d’art, dès lors qu’elle entend s’affranchir de la pensée conditionnée, se doit de s’élancer hardiment dans le non pensable, si absurde qu’il apparaisse.” Révolution permanente, en effet, jusqu’au dernier souffle : “il aura réussi par son œuvre à métaboliser même sa mort.”

Troisième et dernier livre de Michel Thévoz : Hans Holbein. Maniérisme, anamorphose, parallaxe, postmodernité, etc. J’avais déjà lu dans L’art suisse n’existe pas (déjà cité) un premier texte sur le sujet (Hans Holbein Ambassadeur de la postmodernité), que ce petit livre d’environ 150 pages reprend et amplifie, et dont voici l’incipit : “L’histoire de l’art, qui se contente généralement d’expliquer le présent par le passé, et la création imaginaire par des influences venues de la tradition ou du contexte, est rabat-joie. Au demeurant, elle n’est pas crédible.” J’ai lu d’une traite ce qui nous est présenté comme un “essai provocateur” qui “renverse la perspective historique et postule que Holbein a été influencé par Andy Warhol”. Et je ne sais pourquoi, j’ai retenu un numéro de page (103), afin de pouvoir la retrouver plus tard : “Tout à l’inverse du « supplément d’art », c’est-à-dire de la marge d’intervention ou du clinamen que les amateurs d’art voudraient préserver pour sauvegarder le mythe du génie créateur et son apport formel, Holbein travaille à éliminer la mauvaise graisse de l’interprétation, le pathos, ou la « patte » du dessinateur ou du peintre. Il aurait voulu être une machine, mais il ne disposait pas encore du polaroid de son mentor Andy Warhol.” Bien entendu, dans ce livre plutôt passionnant, il est aussi question de business (de côte), de prestidigitation et de trompe-l’œil, d’Henri VIII et des Ambassadeurs, d’Érasme, de suicide (le corps du Christ au tombeau est-il celui d’un suicidé ? “Hans a représenté un cadavre avec tant d’art que c’est la mort elle-même qui semble prendre vie” écrit le poète Nicolas Bourbon, un ami de Holbein), etc.

© Alix Rosset

L’espace, bien plus que le temps, manque pour recenser les autres volumes parus récemment chez ce même éditeur. On y reviendra probablement car il ne suffit pas de chroniquer le présent – ce qui arrive, comme ce qu’on va chercher. Dernier livre de cette salve “Studiolo”, Pieter de Hooch, un peintre à l’infinitif d’André Scala est un inédit auquel, ne l’ayant encore traversé avec l’attention qu’il mérite, je m’interdis d’ajouter le moindre commentaire. L’ouvrant une dernière fois au hasard, je tombe sur ces lignes qui incitent à en entreprendre une lecture : “Bien que Hollandais, Pieter de Hooch est un peintre de la distraction, du regard absent. On ne trouvera jamais chez lui une dentelière attentive, concentrée sur son ouvrage”, [même si] “cela arrive néanmoins dans ses œuvres silencieuses.”

Passons aux ouvrages de “grand format”. Mon Pollock de père de Francesca Pollock, fille de Charles, le frère aîné de Jackson, est publié en lien avec une exposition (du 20 mai au 18 septembre 2022) au FRAC Auvergne à Clermont-Ferrand. Un cahier de photographies et reproductions d’œuvres de Charles Pollock conclut ce récit assez convaincant, par le ton, et plus qu’intéressant par les informations qu’il véhicule. Si les tableaux du “grand frère” me parlent assez peu (on ne redessinera pas la légende), ils méritent d’être “exhibés”, comme disent les Américains. La question posée : Quel sens donner aux toiles de Charles Pollock et à son silence ? justifie à elle seule ce travail contre l’effacement.

Vies de forêt est un nouveau livre de Karine Miermont, après Marabout de Roche que nous avions apprécié. Cette traversée des lieux, matière à récits (au pluriel), ou relevés de sensations, semble avoir été entreprise pour faire mentir l’idée qu’une déforestation de la littérature contemporaine se serait accomplie parallèlement à la déforestation de la planète. Certes, on abat depuis toujours des arbres pour le bon plaisir des lecteurs. Mais dans les romans d’aujourd’hui, la banlieue a remplacé la forêt. Dont acte. Vies de forêt est de plus un beau titre.

Abrupte fable, répertorié dans le même catalogue “Littérature”, est une anthologie d’écrits poétiques de Christian Dotremont, dont on commémore cette année le centenaire (il est né le 12 décembre 1922, soit 5 jours après Simon Hantaï et 5 jours avant Claude Ollier). J’y reviendrai plus longuement quand sortira fin août, aux mêmes éditions, le très attendu Dépassons l’anti-art, un rassemblement d’“écrits sur l’art” de Dotremont, établi (comme cette anthologie) par Stéphane Massonet. En attendant, je ne peux que recommander ce choix judicieux et cohérent, notamment à ceux et celles qui ne possèdent pas le volume des Œuvres poétiques complètes (édition établie par Michel Sicard et préfacée par Yves Bonnefoy – Mercure de France, 1998), mais aussi à qui le possède pour, une fois ces deux livres rangés côte à côte, avoir le plaisir de passer de l’un à l’autre.

Et noter in fine le titre de la septième parution de mai : Entre Mémoire et oubli, nouveau volume collectif de la collection “Beautés” sous la direction de Camille Saint-Jacques et Éric Suchère, qui “aborde le dilemme de notre relation à la mémoire et à l’oubli en tentant d’en souligner la complexité, les multiples facettes, et quelques-unes des contradictions les plus fécondes”.

2.

Approchant bientôt les 30 titres, le cinéma de Hong Sangsoo nous est devenu, de film en film, vraiment familier. Introduction – non son tout dernier (Juste sous vos yeux sortira en septembre, et The Novelist’s Film, présenté cet hiver à Berlin, devrait suivre), mais son plus récent accessible en vidéo (chez Capricci) – est le prétexte de ces quelques lignes au sujet de cet auteur “complet” (crédité quasiment à tous les postes, et signataire aussi bien du scénario et des dialogues que de la musique – cette dernière n’ayant d’autre ambition que d’égrener quelques accords, plutôt neutres).

La familiarité avec l’univers d’Hong Sangsoo est devenue telle qu’on pourrait penser que chaque nouvel opus n’apporte qu’une infime variation à un incipit originel. Il me semble au contraire que ce cinéma se renouvelle – non qu’il change de parure pour faire illusion, mais parce qu’il ne cesse de rejouer une partie engagée dès la fin des années 1990. Introduction est remarquablement court : 1h06. C’était déjà le cas de La Caméra de Claire (1h05), film réalisé (en 2018) dans l’urgence, comme si, une fois l’idée venue, il fallait, quoi qu’il en coûte, la mettre en pratique. Et c’était une réussite : surgissement de l’imprévu dont on a tant besoin. En compétition à Berlin, un an avant Introduction, La Femme qui s’est enfuie dure 1h17, ce qui n’est pas bien long non plus, mais le souvenir qu’il nous laisse perdure bien au-delà de tout décompte. Le temps des films de plus de deux heures (comme Night and Day ou Women on the Beach) reviendra-t-il ? Question d’économie, de resserrement probablement, mais aussi d’incorporation de ce qu’on ne saurait mesurer – ce qui n’occupe de l’espace et ne prend du temps que dans les têtes de qui écoute et regarde : tous ces manques que les spectateurs doivent combler pour y trouver leur compte.

Hong Sangsoo Introduction © Capprici

Tourné en trois temps (et en trois lieux) entre mi-février et mi-mars 2020 – l’arrivée du virus a-t-elle interrompu le tournage, ou n’a-t-elle n’a rien changé ? Mais alors pourquoi donner ces dates en ouverture ? –, Introduction a obtenu le Prix du scénario (l’Ours d’argent) au 71e festival de Berlin, ce qui est étrange, car ses qualités débordent largement ce cadre. J’ai aussi entendu quelques spectateurs s’interroger sur son aspect “lacunaire”, comme si certaines scènes n’avaient pu être tournées. Si c’est le cas, c’est une chance inestimable. Le film tient par son caractère énigmatique, “troué”, où il faut prendre ce qui s’y déroule au présent, avant d’en reprendre la vision pour confronter ce qu’on y (re)découvre, toujours au présent, à ce qu’on a mémorisé.

Donnons-en schématiquement la trame : 1. Youngho (un jeune homme) a rendez-vous avec son père divorcé, un acuponcteur, qui le fait attendre. 2. Juwon (une jeune femme, amie du jeune homme) est à Berlin avec sa mère pour chercher un appartement où s’installer le temps de ses études. Young-ho débarque sans prévenir. 3. La mère de Youngho l’invite à déjeuner pour lui faire rencontrer un “acteur connu” devenu son compagnon. Ils boivent trop, tout dérape. Youngho retrouve – en songe ? – Juwon sur une plage. On comprend qu’ils sont séparés depuis un certain temps.

Si l’on retrouve quelques figures connues de la troupe habituelle de Hong Sangsoo, les deux jeunes acteurs (choisis parmi ses étudiants) apportent un ton nouveau. Les scènes sont ponctuées par quelques étreintes, tandis que le temps change : la neige tombe soudainement, par exemple – chronos & précipitations dans un magnifique noir et blanc. Les liens se tissent via l’absence, l’oubli, et le blanc agit parfois comme une gomme. Quand le ton monte, comme dans la scène où l’excès d’alcool conduit le “grand acteur” à accabler de reproches le jeune homme – qui, apprenti-comédien, a eu peur d’embrasser sa partenaire devant la caméra –, on est au bord de la dissolution. La narration reprend d’autant plus de force que le décompte du temps devient impossible, et l’espace, de plus en plus envahissant, jusqu’à mettre à l’épreuve les corps. Ce cinéma si bien cadré, si bien capturé, si bien monté, est d’une étonnante sensualité.

Pour finir, le titre : Introduction. À quoi ? À qui ? Introduction à l’univers de Hong Sangsoo ? Non, un grand artiste se reconnaît à ce que chacune de ses œuvres peut s’affirmer en tant que porte d’entrée de l’ensemble. Peut-être est-ce tout simplement une recommandation faite aux spectateurs : introduisez-vous, en douce, apportez votre empreinte – ici, c’est ouvert, l’usage d’une grande rigueur ne saurait l’interdire, bien au contraire.

Trente ans avec Alain Resnais, que Les Impressions nouvelles publient en ce riche mois de mai, est un recueil d’entretiens menés par François Thomas entre 1984 et 2013 – treize au total : neuf pour Positif, un pour CinémAction et trois inédits – qui se rapportent, de manière chronologique, à la filmographie du cinéaste à partir de L’Amour à mort jusqu’à son dernier film, Aimer, boire et chanter, en passant par  Mélo, I Want To Go Home, Gershwin, Smoking/No Smoking, On connaît la chanson, Pas sur la bouche, Cœurs, Les Herbes folles, Vous n’avez encore rien vu. Deux entretiens supplémentaires (en 1990 et 2012) concernent respectivement la bande dessinée et le théâtre, deux passions bien connues d’Alain Resnais qui fut, au début des années 1960, une des personnalités les plus engagées en faveur de la reconnaissance de la bande dessinée, ainsi qu’un spectateur de théâtre assidu.

Né le 3 juin 1922, Resnais a soixante-deux ans lors de la sortie de L’Amour à mort, et quatre-vingt-onze, le 22 décembre 2013, au moment de son ultime dialogue avec François Thomas. Belle et mystérieuse longévité… On pourra infiniment s’interroger sur ce qui l’aura incité à continuer – “peu de jours avant son hospitalisation en janvier 2014, Resnais travaillait encore à son projet d’adaptation de Arrivals & Departures, une pièce d’un de ses auteurs favoris, Alan Ayckbourn” –, et relever qu’avec humour, le cinéaste s’était mis sous la protection de “Saint Manuel de Oliveira”. Thomas écrit que “Resnais le rigoureux, Resnais le facétieux était, dans sa conversation, aussi imprévisible que ses films.” Il est vrai que le charme et l’intérêt de cet ouvrage viennent de ce que le courant passe entre les deux hommes (c’est même une histoire d’amitié), quelques courts-circuits se produisant çà et là : signe de vie, de non-épuisement de la routine que pourrait provoquer une trop forte connivence. Ce rassemblement, projeté depuis longtemps, aura permis au cinéaste d’en réviser quelques points de détail. Quoi qu’il en soit, on est frappé par la grande homogénéité de ces 270 pages.

J’ai un goût prononcé pour les recueils d’entretiens – effet probable de l’exercice de la radio, où la voix enregistrée est matière première. J’irais même jusqu’à dire que, plus il y en a, mieux ça vaut (cela suppose évidemment des transcriptions de qualité et un réel travail d’élagage – ce qui est ici le cas). S’il ne lâche pas les mots à la légère, Resnais n’est pas un “taiseux”, il se prête au jeu, manifestant un esprit libre, peu imbu de lui-même, se penchant avec curiosité et confraternité sur les travaux de ses contemporains. Je me souviens qu’au moment où le DVD s’est imposé, au carrefour des deuxième et troisième millénaires, j’étais tombé sur Resnais faisant ses emplettes dans une des boutiques les mieux achalandées du Quartier Latin. J’avais alors bien observé ses choix (une enviable pile de DVD), repérant notamment Beetlejuice de Tim Burton (il en parlait avec un ton gourmand). Le nom de Burton apparaît trois fois dans l’index qui prolonge ces trente ans d’entretiens où les noms les plus régulièrement cités sont ceux de ses acteurs et de ses auteurs de théâtre favoris – celui d’Alan Ayckbourn revenant la bagatelle de quarante-trois fois. On remarque aussi certaines absences, mais elles sont peut-être plus dues à l’intervieweur qu’à l’interviewé.

Au moment où ces entretiens démarrent – donc en 1984 –, comme je n’avais qu’assez peu apprécié le travail de Resnais après Je t’aime je t’aime, j’allais de moins en moins voir ses films à leur sortie, restant cependant fidèle à l’esprit des courts métrages, et surtout de ses trois premiers longs métrages : Hiroshima mon amour, L’année dernière à Marienbad et Muriel. J’étais alors sur la réserve, mâtinant méfiance et admiration. Bien plus tard, au début des années 2000, quelques échanges décisifs avec Bernard Stiegler et Peter Szendy (qui s’intéressaient de près à On connaît la chanson) m’ont incité à renouer avec sa production cinématographique la plus récente. Encore une histoire trouée, marquée par des lacunes. Prenant du plaisir à lire aujourd’hui les entretiens au sujet de films que je connais mal, j’apprécie en premier lieu les notations – récits ou réponses – de Resnais sur le caractère artisanal, aussi précis que furieux, de son travail, qui m’intéressent bien davantage que les intentions qui pourraient l’animer. Son anglophilie me touche aussi de près – avec le regret qu’il n’ait pu aboutir son projet “Harry Dickson” (dont demeurent cependant de magnifiques photos de repérage en noir et blanc). Et puis il y a eu Les Herbes folles et sa magnifique affiche dessinée par Blutch. D’un film à l’autre, je sens passer quelque chose comme une perturbation atmosphérique – signe d’une grande œuvre, toujours recommencée.

“François Thomas – Depuis votre premier long métrage il y a cinquante ans, avez-vous le sentiment d’avoir fait des progrès comme metteur en scène ?
Alain Resnais – Non, pas du tout. Chaque film pose les problèmes que pose un premier film. Je repars chaque fois de zéro, et peut-être même que le trac et l’inquiétude augmentent à mesure” (31 mars 2009).

Il y eut l’exposition Charlie Chaplin dans l’œil des avant-gardes au Musée d’arts de Nantes en 2019, à l’origine d’un colloque dont ce livre, Modernité de Charlie Chaplin, sous la direction de Claire Lebossé et José Moure, procède : dix-sept contributions pour un peu plus de trois cents pages illustrées.  Charlot / Chaplin est un sujet inépuisable, comme Tintin / Hergé (réflexion induite par la publication de ce livre aux Impressions nouvelles). Cette approche (modernités / l’œil des avant-gardes) s’avère particulièrement fructueuse : enfin un colloque s’adressant à bien d’autres aficionados que l’habituelle petite troupe d’universitaires spécialisés. Bien entendu, une fois embarqués, passant d’un texte à l’autre – avec, comme toujours, plusieurs entrées, chacun naviguant à sa guise –, on repère quelques répétitions, ce qui se comprend aisément, tant les interrogations sur la réception des Charlot par les dadaïstes et les surréalistes, ou l’évocation des Chaplinades de Fernand Léger ne créent aucun sentiment de lassitude. Comme l’écrit Claire Lebossé dans son introduction, “Art du mouvement par excellence, la cinématique caractéristique de Charlot fascine immédiatement les artistes.” Comme le souligne Robert Desnos, il est “révolutionnaire” : incarnation de la subversion poétique du monde (Claire Lebossé). Pas d’index, cette fois, mais on peut l’imaginer comprenant tous les noms qui importent au vingtième siècle, de Tzara à Duchamp, de Klee à Michaux, de Walter Benjamin à Victor Chklovski.

Ne pouvant faire un balayage complet des nombreux champs ouverts par cette publication, relevons quelques trouvailles, comme l’idée d’arte povera de Chaplin, en résonance avec celle de ready-made : “Dans cette perspective tour à tour burlesque, héroï-comique ou pathétique, le geste qui libère de l’emprise maléfique des objets, ou qui dénote encore leur empire sur l’homme, fait de Charlot une préfiguration de l’artiste de l’arte povera qui, on le sait, privilégie le geste créateur au détriment de l’objet fini, notamment en donnant du sens à des objets insignifiants” (Sylvain Louet). On appréciera aussi quelques rappels historiques, comme le fait que Claude Debussy a été un des premiers à reconnaître le talent de Chaplin après l’avoir vu sur scène en 1909 aux Folies-Bergères (Emmanuel Dreux). Ou que Nathalie Gillain fasse de Plume (d’Henri Michaux) un “frère de Charlot”. Sans oublier cette lecture des Lumières de la ville à la lumière, justement, du théâtre kabuki (Ono Hiroyuki) : “À l’époque du cinéma muet, Chaplin était surnommé « Professeur Alcool » au Japon, en raison de l’extraordinaire popularité de son personnage en état d’ébriété.” Ou ce titre d’une intervention de Morgane Jourdren qui résume bien le projet de ce volume : Un petit homme au cœur d’une vision avant-gardiste. Ou encore Hands off love, célèbre défense de Chaplin attaqué par les moralistes de tous poils dans La révolution surréaliste (octobre 1927). Mam’zelle Charlot rencontre Rrose Sélavy et ils/elles ont des choses à se dire. Restons-en là pour éviter de faire déborder la marmite et offrons le dernier mot à Chaplin qui, après avoir prétendu, lors d’une évocation de ses débuts au music-hall, que “Le mot « art » n’entra jamais dans ma tête ni dans mon vocabulaire. Le théâtre, pour moi, c’était un moyen d’existence et rien de plus”, se montrera plus tard en irréductible de l’art cinématographique : “Ma technique est le résultat de méditations personnelles, c’est le fruit de ma propre logique et de mon propre point de vue ; elle ne doit rien à ce que font les autres.” L’art est la vie. Et la vie continue, celle des films de Chaplin de plus belle…

David Sylvester, Francis Bacon à nouveau, L’Atelier contemporain, collection “Studiolo”, mai 2022, 8,50 €
Michel Thévoz, Louis Soutter ou l’écriture du désir, Dubuffet ou la révolution permanente, Hans Holbein, L’Atelier contemporain, collection “Studiolo”, mai 2022, respectivement 11,50 €, 9,50 € et 7,50 €
André Scala, Pieter de Hooch, un peintre de l’infinitif, L’Atelier contemporain, collection “Studiolo”, mai 2022, 7,50 €
Francesca Pollock, Mon Pollock de père, L’Atelier contemporain, avril 2022, 25 €
Karine Miermont, Vies de forêt, L’Atelier contemporain, mars 2022, 20 €
Christian Dotremont, Abrupte fable, édition de Stéphane Massonet, L’Atelier contemporain, mai 2022, 20 €
Collectif sous la direction de Camille Saint-Jacques et Éric Suchère, Entre mémoire et oubli, collection “Beautés”, L’Atelier contemporain & le FRAC Auvergne, 216 pages, 25 €

Hong Sangsoo, Introduction, Capricci DVD, mai 2022, 16 €
François Thomas, Trente ans avec Alain Resnais, Les Impressions Nouvelles, mai 2022, 288 pages, 20 €
Modernités de Charlie Chaplin, sous la direction de Claire Lebossé et José Moure, Les Impressions Nouvelles, mai 2022, 320 pages, 22 €