Constellation de printemps (9) : À bras-le-corps

© Alix Rosset

1.

L’Art à bras-le-corps est un livre de David Sylvester (1924-2001) dont l’édition a été établie, traduite et présentée par Olivier Weil pour L’Atelier contemporain. Sous-titré Parcours dans l’art du XXe siècle, il propose un “corpus de textes critiques et d’entretiens d’artistes, pour la plupart inédits en français, offrant un large aperçu rétrospectif de la façon dont David Sylvester a regardé, pensé et écrit l’art du XXe siècle.” Un portrait, si on veut, complété par quelques témoignages de Yve-Alain Bois, Jean Frémon, Fabrice Hergott, Nicholas Serota et Sarah Withfield. Composé de 21 cahiers de 16 pages, maquetté et relié de manière, comme toujours, juste et simple, c’est un ouvrage copieux, agréable à manipuler, dont on ne pourra rendre compte ici que d’une infime partie de son contenu. Un livre à l’écriture précise, incisive, exigeante et parfois drôle que l’on gardera après lecture à portée de main, afin de pouvoir le rouvrir sur un simple coup de tête.

Comme beaucoup d’entre nous j’imagine, j’ai rencontré pour la première fois le nom de David Sylvester en couverture de son livre d’entretiens avec Francis Bacon que Skira a publié en traduction française en 1976. L’exemplaire que je possède est une réédition augmentée, imprimée à l’occasion de l’exposition Bacon au Centre Pompidou (ouverte en juin 1996) dont Sylvester était le commissaire (assisté par Fabrice Hergott). Je dois avouer que, jusqu’à cette date, la peinture de Bacon ne me procurait guère de sensations : au mieux, une indifférence polie. Mais au sortir de cet accrochage intelligent et sensible, je me suis dit que, malgré mes réticences, ça vaudrait le coup de creuser l’affaire. Et pour cela, les écrits de Sylvester – L’Art à bras-le-corps en reprend quelques-uns de cette époque – m’ont grandement aidé. Ils mériteraient d’être intégralement cités tant ils sont percutants. Exemple : “On pénètre dans un bar ou dans une soirée et soudain on sent la présence de gens qui occupent des espaces dans lesquels on aurait pu s’installer. Ils surgissent dans notre champ visuel et chacun de leurs mouvements semble déclencher des vibrations qui nous assaillent. Ce sont des présences envahissantes, incontrôlables, qu’il nous est impossible d’ignorer. / Il émane des figures des peintures de Bacon une immédiateté brutale similaire. Qu’accompagne une odeur de mortalité. Mais aussi une grandeur tranquille qui suggère qu’il s’agit bien de demi-dieux ou de rois.” Comme on le sait, les figures qui hantent les tableaux de Bacon, sont le plus souvent des intimes. “Bacon avait quelque chose du génie de Picasso pour transformer son autobiographie en images chargées d’un charme et d’un poids mythiques.” Le plus curieux, c’est que, m’étant rendu au centre Pompidou en septembre 2019 pour visiter l’exposition Bacon en toutes lettres, cette fois avec confiance, j’en suis ressorti très déçu, retrouvant d’un seul coup mes réserves de jeunesse : grande fatigue à visiter cette accumulation de triptyques considérés selon leurs liens à la littérature. On avait envie d’hurler (comme le Pape Innocent X de Velasquez revu par Bacon) : un peu de silence ! Assez d’images ! Pour Bacon, nous dit David Sylvester, “l’image importe plus que la beauté de la peinture”, même si “son dessein était d’atteindre à « l’imbrication totale de l’image et de la peinture »”.

David Sylvester © Sophie Withfield /L’Atelier contemporain

On sait aussi que Sylvester a établi le catalogue raisonné de l’œuvre de Magritte, ce qui lui aura pris vingt-cinq ans de sa vie. Dans son texte autobiographique, Curriculum vitae – une des pièces maitresses de ce grand livre, indispensable à tout amateur d’art du XXe siècle –, David Sylvester écrit que l’utilité de ce travail aura été de démontrer “que Magritte était un peintre et pas simplement un faiseur d’images, comme ses ennemis – et ses amis – tendaient à le penser. J’aime toujours beaucoup son œuvre ; mais il n’en reste pas moins que, comme Swann, j’ai sacrifié des années de ma vie pour quelqu’un qui n’était pas mon genre.” Mais ce travail chronophage ne l’aura pas empêché de cultiver ses vraies passions. “Je suis arrivé à l’art par l’art moderne – écrit-il en ouverture de Curriculum vitae – grâce à une reproduction en noir et blanc de La Danse de Matisse. J’avais dix-sept ans, j’étais fan de musique et je pensais encore que l’art n’était qu’un moyen de raconter une histoire. Le tableau de Matisse m’a fait prendre conscience de la musique des formes.” Yve-Alain Bois décrit Sylvester comme étant un exemple parfait de “critique passionné” : “Le droit à l’erreur est une chose que Sylvester défend de manière implicite – c’est le prix de la passion.” “Allergique aux théories, il insistait sur la nature empirique de son travail. Pourtant […] il mettait une certaine philosophie en pratique.” Dans un texte de 1996 intitulé Notes sur Cézanne, David Sylvester écrit : “La carrière de Cézanne s’apparente à un rêve hégélien dans lequel la thèse et l’antithèse seraient le dionysiaque et l’apollinien. Ou, pour le dire autrement, le moi et l’œil. […] Chez Cézanne, les œuvres produites sous la pression de motivations pleines de contradictions internes et dans un état de doute torturant atteignent un lyrisme enchanteur. / Mais Cézanne est aussi capable de faire jaillir une lumière d’une intensité telle qu’elle vous transperce le regard comme la glace brûle les mains.” Dans un essai sur Bonnard en 1962, il note qu’“il y a, en fait, plusieurs qualités intrinsèques aux peintures elles-mêmes qui évoquent des images remémorées plutôt que des images réelles. Il y a cette atmosphère de retrait et de rêverie. Il y a ce sentiment que nous avons que l’intensité de l’expérience – la tendresse passionnée ressentie pour des objets – n’est pas en rapport avec la densité des objets eux-mêmes qui sont fantomatiques, en apesanteur.”

© L’Atelier contemporain

Sylvester s’interroge longuement, notamment à propos de Jackson Pollock, sur les liens entre les différentes lumières – du jour, artificielles – qui agissent sur notre perception de la peinture qui, elle-même, dispense une forme de lumière. Il défend l’idée de pouvoir contempler “des tableaux éclairés par la seule lumière du jour, en particulier une lumière du jour faiblissante, ce qui est refusé en général au public.” À Barnett Newman qu’il interroge, il avoue que, face à ses toiles, “naît le sentiment d’une appréciation de soi, d’une certaine exultation de l’être. On a aussi conscience de l’altérité de la peinture, de sa présence distincte.” Un des passages du livre auquel j’ai été particulièrement sensible, c’est quand il écrit (en 1997) : “Je suppose que quiconque, quelle que soit l’époque, a été attentif aux nouvelles formes d’art apparues au cours de sa vie, a ressenti une affinité particulière pour l’un des mouvements artistiques qu’il a vu se succéder. Pour moi, ça a été le minimalisme. Je me suis senti parfaitement en phase avec lui, il me semblait que j’aurais pu l’inventer. Pourtant, j’ai été totalement incapable d’écrire à son sujet.” Jean Frémon remarque que “David Sylvester était un œil et une oreille avant d’être une plume. Non pas un œil discret qui regarde à la dérobée ou une oreille de passage qui attrape ce qu’elle peut. Non, c’était un œil, une oreille et une corpulence. Imposante. Alors poser son regard, pour lui, c’était l’imposer. Converser, c’était d’abord imposer le silence. Comme règle du jeu.”

Le grand intervieweur, celui qui a su faire parler Cy Twombly, Jasper Johns ou Richard Serra, n’était guère adepte du bavardage. S’il n’était pas une “plume”, du moins au sens journalistique ou mondain (“culturel” et “mondain” fusionnant facilement en ces milieux), ses écrits, très bien agencés, tiennent la route ; leur lecture ne lasse jamais, on en redemande. Ce désir sera bientôt exaucé, car L’Atelier contemporain annonce la publication à l’automne prochain, dans sa collection de poche “Studiolo”, de deux essais de Sylvester consacrés à Francis Bacon et Alberto Giacometti.

2.

Les Fleurs de cimetière est un livre d’Edmond Baudoin publié par L’Association. C’est, si j’en crois la page “du même auteur” de cet ouvrage, au moins son soixante-quatorzième – les soixante-treize précédents ayant été publiés par au moins vingt-cinq éditeurs différents (dont vingt-et-un aujourd’hui à L’Association), mais il est probable qu’en réalité, il y en ait quatre ou cinq de plus. Si ce nouveau livre présente toutes les caractéristiques d’un “essai testamentaire”, on peut raisonnablement supposer qu’il sera loin d’être le dernier, tant Baudoin semble infatigable.

Examinons-en la facture. Publié dans la collection “Éperlutette” (de format 22 x 29 cm), plutôt épais (288 pages), il est en noir et blanc pour l’essentiel (mais près d’une cinquantaine de pages sont en couleurs). Le résultat semble un grand montage, intégrant des matériaux divers, souvent pris sur le vif, comme arrachés à des carnets, de route ou d’intérieur, l’ensemble étant relié par un récit autobiographique, à peu près linéaire, mais où rien de ce qui arrive n’est pour autant prévisible, même pour qui a suivi son parcours (ce qui est mon cas depuis un peu plus de 35 ans). Bien entendu, il arrive que l’auteur se répète, ce dont ce dernier convient volontiers. Ce n’est d’ailleurs pas un problème, car, à chaque fois – à chaque fausse répétition, à chaque vraie variation –, le résultat est différent. Edmond Baudoin aura 80 ans l’an prochain. Le premier livre qui a suscité quelques regards critiques sur son travail, Passe le temps, a été publié par Futuropolis en 1982. Il avait alors 40 ans et ses deux premiers albums, passés inaperçus, étaient parus l’année précédente. La Queue du lézard – admirable de bout en bout – est sorti en 1983 chez le même éditeur. Et puis, ça n’a jamais arrêté, même quand son éditeur privilégié, Futuropolis, s’est trouvé en crise. Bien entendu une production aussi pléthorique ne peut qu’être inégale. Mais, contrairement à certains de ses collègues qui, avec le temps, finissent par produire des caricatures boursouflées de leurs “chefs d’œuvre” de jeunesse, Baudoin se montre perpétuellement en recherche, de manière parfois naïve (régénérant une forme d’émerveillement enfantin, et transposant dans son dessin avec ingénuité certaines métaphores qui lui sont propres), mais le plus souvent assez pointue (manifestant une grande intelligence, du dessin bien entendu, mais pas seulement). Dans Les Fleurs de cimetière, il cite Peter Handke ou Gilles Deleuze et adapte à sa façon Thomas Mann : “L’art n’est pas une vocation mais une malédiction. Quand cette malédiction commence-t-elle ? Tôt… Terriblement tôt.” Ajoutant de sa plume : “Est-ce qu’un jour la beauté se suffira à elle-même ? De la beauté continuellement viendrait de la beauté.”

© Edmond Baudoin / L’Association

Edmond Baudoin ne cesse de poser des questions. Il y répond parfois, mais ne donne jamais de solutions définitives. Le champ de réflexion chez lui reste en permanence ouvert. Autre caractéristique, plutôt rare en son domaine, la bande dessinée (qu’il ne pratique jamais comme genre éprouvé, mais comme mode d’expérience) : il entretient sa propre légende en s’auto-représentant, transposant noir sur blanc dans ses planches ses faits et gestes, notamment en compagnie de personnes de sexe féminin. On ne va pas ici résumer sa vie (elle est dans ses livres, il faut absolument les lire pour en apprécier les détails : en relever toutes les contradictions), mais on peut rappeler qu’après avoir été un obscur expert-comptable niçois, il est devenu un amant lumineux, mettant en scène ses amours – la  relation homme/femme (plus précisément homme “mûr” / jeune femme) étant toujours liée à la pratique du dessin : comme il fait l’amour, il fait aussi le portrait que celles avec qui il entame, ou reprend, une liaison. À l’approche de ses 80 ans, il se permet d’écrire : “Des femmes jeunes me visitent. Elles croient que j’ai leur âge, elles voudraient, font semblant. Elles ont la vie devant elles, un devenir dans lequel je ne serai pas. Je me plonge dans leur devenir et dans leur sexe, on ne va pas faire d’enfants. Elle me feront exister dans leurs écritures, leurs danses, leurs peintures. Je touche leur devenir, elles touchent mon devenu. Elles écoutent mes histoires, prennent dans mon panier ce qui leur sera utile, elles m’offrent des je t’aime. Un jour elles s’en vont, « je dois maintenant continuer tout seule » elles me disent « mais je t’aimerai toujours ». / Le jour de leur départ, j’ai une boule dans la gorge. Si c’est l’été je regarde les hirondelles, je m’achète un livre de philosophie si c’est l’hiver.”

© Edmond Baudoin / L’Association

Dans ce livre apparemment “testamentaire”, marquant en tout cas selon ses propres dires un point final autobiographique – comme si : ça suffit comme ça ! assez parlé de moi ! – on relève quelque chose de nouveau, de non épuisé : la relation que le dessinateur entretient avec ses enfants. Car, s’il ne s’agit plus pour lui, et ce depuis longtemps, de redevenir père. Il connaît cet état, l’ayant été à cinq reprises – dont quatre assumées au moment de la naissance de l’enfant. Il s’était déjà longuement étendu dans bien des livres précédents sur son rapport aux femmes, sur ses liens privilégiés avec son frère Piero, sur ses parents ; il lui manquait encore de porter un regard aigu, paternel mais pas seulement, sur ses enfants, quatre fils et une fille. Il s’inquiète de leur santé, écoute leurs confidences. Il manifeste sa peur que l’un d’entre eux parte avant lui. Il avoue être devenu, non seulement grand-père, mais aussi arrière-grand père (la légende en prend un coup). Il tente de rassembler sa famille dans son lieu d’origine, Villars-sur-Var dans l’arrière-pays niçois, dont il ne cesse de dessiner le paysage environnant – un de ses plus beaux livres a pour titre Le chemin de Saint-Jean –, comme il le fait partout où il se rend. S’il commence toujours par relever les traits – le visage, commençant par les yeux – de celles, et aussi de ceux, qu’il rencontre au hasard de ses pérégrinations et voyages, il se montre non moins attentif aux arbres : on découvre une somptueuse série à ce sujet dans ce grand montage, et elle compte au moins autant que les corps féminins souvent dénudés qu’il traduit au pinceau avec une grâce incomparable. S’il se montre parfois bavard, y compris dans ses images, Les Fleurs de cimetière c’est d’abord du plaisir pour l’œil qu’il convient de découvrir imprimé, et non sur écran (je l’ai lu une première fois ainsi, par nécessité, et j’avais été déçu ; la relecture sur papier a remis les choses en place, preuve de la matérialité du travail d’Edmond Baudoin et de l’excellence de la fabrication à L’Association). Mais il convient aussitôt d’ajouter que ce n’est pas chaque image en elle-même qui importe, mais ce qui se joue de l’une à l’autre.

© Edmond Baudoin / L’Association

Une dernière fois : est-ce bien un livre testamentaire ? Sans chercher à répondre, portons attention aux mots qui ouvrent cet essai : “Les mamans n’ont pas dans l’organisme toutes les calories nécessaires, les richesses essentielles pour parachever le cerveau de leurs bébés. Pour cette raison, à l’instant de l’accouchement, nous ne sommes pas finis. C’est quand, la vraie naissance ? J’écris sur quelqu’un qui va mourir inabouti.”

3.

Mémoires d’une savonnette indocile est un livre de Luc Moullet publié chez Capricci. C’est un ouvrage assez épais (près de 400 pages) et, tout comme celui de Baudoin, de nature autobiographique. Mais l’incipit de ces mémoires n’est pas “Je suis né.” Le chapitre 1, J’ai pas eu mon goûter, s’ouvre sur ces mots : “C’est le 27 décembre 1942, vers 16 heures, que je suis allé pour la première fois au cinéma, au Paramount de Paris. Lettres d’amour, de Claude Autant-Lara, n’était pas vraiment un film pour un môme de cinq ans : j’ai beaucoup baillé.” Si le très jeune Moullet a tout oublié de ce film, celui qui a aujourd’hui plus de 80 ans (il est né en 1937) se souvient assez précisément de rencontres, de lieux, de films – ceux des autres (il a commencé comme critique) comme les siens (il passe à juste titre pour être un auteur de “films qui font rire sur des sujets sérieux”) –, de situations qui ont jalonné sa vie. Le grand plaisir que procure la lecture de ces mémoires vient notamment du sens du détail exercé par son auteur, d’une précision parfois excessive (mais c’est aussi ça qui nous conduit parfois à exploser de rire).

Il n’est pas nécessaire de de connaître tous les films de Luc Moullet pour apprécier ce que ce dernier nous conte à leur sujet, même s’il est préférable d’en avoir vu quelques-uns. On peut d’ailleurs supposer que ce seront ses “fans” qui se précipiteront les premiers sur cet ouvrage qui s’adresse plus largement aux aficionados de la nouvelle vague dont il aura été le plus jeune représentant. Ses mémoires sont, certes, une autobiographie de cinéaste, autocentrée, mais il s’agit aussi d’un livre de témoin s’intéressant à bien d’autres que lui, prompt à enchaîner les anecdotes – toujours savoureuses –, parfois cruel en adepte du “détail qui tue”, mais le plus souvent amical, et reconnaissant : tout sauf une langue de vipère ou un expert en règlements de comptes.

Mémoires d’une savonnette indocile © Capricci

Je me souviens avoir découvert le nom de Luc Moullet dans la version de 1975 du Dictionnaire des cinéastes de Georges Sadoul complété par Émile Breton, au Seuil, que je lisais alors comme un roman : “Le franc-tireur du cinéma français, une œuvre en marge, toute d’humour et de nonchalante rigueur.” Puis, très vite, Claude Ollier (je reviens toujours à lui, c’est étrange, mais il se trouve que cet homme de l’écart ne cesse de hanter le présent) m’a parlé de ses films, m’encourageant à guetter leur projection en salle. Moullet et Ollier, accompagnés par Jean-André Fieschi, étaient allés couvrir le Festival de Cannes 1965 pour Les Cahiers du cinéma. 1965 est aussi l’année où, après s’être essayé au court-métrage (le formidable Un steak trop cuit ou Terres noires), Luc Moullet passe au long avec Brigitte et Brigitte qui obtiendra au Festival d’Hyères le prix spécial du jury : “Le président du jury, Robbe-Grillet, qui était surtout un commensal très agréable et plein d’esprit, détestait mon film presque autant que je détestais les siens, et il se vengea en m’offrant une potiche dégueulasse.” Puis ce seront Les Contrebandières, Une aventure de Billy le Kid, Anatomie d’un rapport, Genèse d’un repas, La Comédie du travail, etc. (sans oublier les films pour la télévision et une bonne trentaine de courts remarquables comme son mémorable documentaire sur Des Moines, Iowa, Le Ventre de l’Amérique ou le très pince sans rire Foix).

Dix ans auparavant, Moullet, alors âgé de dix-huit ans, s’était vu refuser trois articles aux Cahiers sur des “films vedettes” (de Buñuel, Ray et Cukor). Du coup il avait proposé de faire un article sur Le Bandit d’Egdar G. Ulmer, avec en appendice la filmographie plus ou moins complète de ce cinéaste nettement moins en vue : “Mieux vaut perdre sept jours à rédiger un index que de passer deux ans dans une école de journalisme ou de cinéma.” Truffaut qui, comme on le sait, “préparait avec ses amis une OPA sur les Cahiers”, accepte papier et filmographie. Puis, quelques jours avant la sortie du Bandit en avril 1956, il écrit au jeune critique : “Bazin, avant de quitter Paris, m’a chargé de vous restituer vos articles qui, décidément, ne conviennent pas aux Cahiers.” “Je frôlai la crise cardiaque, mais répondis illico à Truffaut. […] Dans ma réponse, je faisais mon autocritique, la plus sincère possible. Et le surlendemain, je lus la nouvelle missive de F.T. : « Je reçois à l’instant votre lettre et j’y réponds de suite tant elle est sympathique et me révèle un Moullet insoupçonné, plein d’humour, décontracté et lucide. » […] Ce fut ce jour-là que toute ma vie se décida, avec moult péripéties, alors que le passage de la critique à la réalisation se fit aussi simplement que si j’étais allé mettre une lettre à la poste.”

Luc Moullet et Jean Narboni © Capricci

Cet échange et la manière dont il est rapporté donne le ton. On aimerait égrener bien d’autres passages de cette veine dont Mémoires d’une savonnette indocile (quel titre épatant) n’est pas avare. Si Luc Moullet ne cesse de compter ses sous en cinéaste économe devant lutter avec l’adversité pour concrétiser ses désirs, ou répondre à des commandes parfois ric-rac question budget, il est prolixe dans ses écrits : généreux en diable. François Truffaut avait décidément trouvé les mots justes : plein d’humour, lucide (les deux allant souvent de pair). Dans un chapitre de ses Mémoires, intitulé La bande des cinq, Moullet s’exerce à faire le portrait de ses aînés : Godard, Rivette, Truffaut, Rohmer, Chabrol (seul le premier pourra lire aujourd’hui ce qui est écrit à son sujet – le fera-t-il ?). Il vise juste, comme toujours, oscillant entre l’expression d’une forme d’amitié et l’envie de ferrailler, quitte à commettre parfois des piques, mais jamais gratuites. “Contrairement aux idées reçues, l’élément moteur de la nouvelle critique fut, non pas Truffaut, qui était surtout un excellent divulgateur, mais Rivette. C’est lui qui donnait le la […] et les autres suivaient.” Quant à Godard, on sent bien qu’il le considère comme le “plus grand”, même si ce n’est pas en ces termes qu’il manifeste son admiration : “Godard, qui semble a priori voguer dans les mêmes eaux expérimentales que Rivette, en essayant toujours des effets nouveaux […] a réussi une œuvre ample et plus diverse que Rivette. […] Un cinéma en évolution permanente. […] Autant Godard est dans la vie très renfermé, ours, pète-sec, […] autant il est expansif, effervescent, histrion dans ses films. Il a tout mis dans son œuvre, rien dans sa vie, le contraire de Claude Sautet.” Luc Moullet, qui doit à Godard d’avoir démarré sa carrière de cinéaste, deviendra assez rapidement son propre acteur. Il est certain qu’une des forces de son cinéma vient du fait qu’il n’est pas seulement un auteur, mais aussi un acteur, la fusion des deux créant un personnage inoubliable. Moullet publiera en 1993 aux Éditions des Cahiers du cinéma un livre intitulé Politique des acteurs.

Mémoires d’une savonnette indocile © Capricci

Impossible, une fois encore, de faire le tour de ce que ces Mémoires d’une savonnette indocile apportent à qui les traverse avec attention. Car, si on y trouve en permanence une forme de drôlerie pas si courante, ce qu’on relève en premier lieu, c’est une intelligence vive et rusée. L’esprit critique est toujours bien ancré chez ce cinéaste de plus de quatre-vingt ans qui dit aujourd’hui ne pas vouloir faire “le film de trop” (“j’ai bien un court projet, Électroniquées, mais à quoi bon ?”). Une critique non “contenutiste”, pour reprendre une de ses expressions favorites, qui parle de ses films en chroniqueur, en archiviste. Il prend même le temps de reconnaitre ses erreurs, d’exprimer des regrets, tout en se montrant fier de ce qu’il a fait, ce en quoi il a bien raison, car son cinéma est tout sauf épigonal : unique, irremplaçable. Un homme des roubines comme il se définit lui-même, esprit brillant, et cependant très physique, qui prétend que ce qui restera de lui, “c’est une formule : la morale est affaire de travellings.” “On me situe entre Brecht et Courteline, entre Buñuel et Tati. Je suis un maverick issu de ploucs préalpins, un marathonien capable de monter en vélo à 5390 mètres, mais qui ne sait pas skier, ni danser, ni nager, ni conduire.”

Luc Moullet skiant sur du goudron © Capricci

Ce livre de témoin – de premier ordre – est aussi un autoportrait dans un miroir à plusieurs faces. Cet essai autobiographique l’aura-t-il “aidé à se définir” ? Ce n’est pas à nous d’apporter de réponse, mais le dévorant (quelques nuits blanches suffisent), on y aura autant appris qu’on se sera divertis. Pour combler l’attente d’une nouvelle rétrospective ou d’une édition vraiment complète de ses films – des plus fameux aux plus méconnus –, on en recommande vivement la lecture.

4.

Spécimens est le troisième volume de la série de Léo Quiévreux aux Éditions Matière amorcée par 1. Le Programme immersion et 2. Immersion. Celui-ci est moitié moins épais que les deux précédents (80 pages au lieu d’un peu plus de 150), mais non moins dense. On ignore si cette série est aujourd’hui close ou toujours en cours. C’était la même chose pour les volumes un et deux : on y trouvait à chaque fois un achèvement possible. Mais il serait probablement plus exact de parler de narration suspendue plutôt que d’apposition d’un point final.

Le projet de cette série est irracontable, ce qui ne signifie pas qu’on ne puisse en résumer “l’histoire” qui y est contée (il y aura toujours une bonne âme pour s’en charger). Mais ce qui contribuera à lui apporter “un” sens (façon de parler) ne pourra qu’échapper à toute tentative de réduction : il convient donc d’y mettre du sien quand on en entreprend la lecture, que l’on soit en quête (ou non) de récit, qu’on soit sensible (ou non) à ce qui se passe de mots, que le regard zigzague (ou non) en ces pages aussi lumineuses qu’obscures. Un sentiment de grande liberté gagne le lecteur dès qu’il saisit que ce qui pourrait sembler à première vue fermé, voire étouffant (ne laissant en apparence que peu de place à son imagination), est en réalité ouvert à l’échange. Alors, du coup, il sort de sa passivité et devient partenaire de jeu.

Qui s’immerge, en habitué comme de passage, dans ce qui compose pour l’instant une trilogie, a le choix de se perdre dans des nœuds de significations inextricables, ou de cheminer pas à pas, prenant ce qui arrive sans forcément chercher à comprendre, tel un enfant mi endormi mi éveillé, attentif à ce qu’on lui conte. On ne peut qu’être sidéré par cette noirceur, redoublée de froideur, accordée à un monde opérant une série de variations sur la fin de l’homme en tant qu’être de chair. Les corps sont altérés ; surtout les visages : homme à crâne plat, comme taillé d’un coup de sabre, femme aux traits de poussière, avec en commun à tous les personnages, des expressions figées, comme s’ils étaient frappés d’insensibilité. Si on peut relever des marques d’effroi et de stupeur, le sourire semble prohibé dans cet univers hybride, hanté par le souvenir de Chester Gould, de Charles Burns ou d’Helge Reumann : empreint de citations diverses (Hergé notamment) tout en étant identifiable au premier coup d’œil.

Spécimens © Léo Quiévreux / Éditions Matière

On peut donc traverser ces espaces où ça bouge – agit, se transforme – sans ressentir la nécessité de déchiffrer ce qui s’y passe. Il faut prendre simplement les choses comme elles surgissent, disparaissent, et font retour – tout ce qui s’efface pouvant renaître de ses cendres, comme le noir réapparaît en grattant le blanc qui le recouvre. Selon le point de vue – lié à la pensée comme au regard –, l’émotion ne sera pas la même. Ce qui dans un premier temps laisse de marbre peut devenir tout à coup touchant. Comme les questions – posées ou sous-entendues – sont laissées sans réponse, c’est le travail de composition qui importe en premier lieu. La forme de clarté recherchée par l’auteur requiert l’usage d’un noir et blanc particulièrement aigu, où les contours sont tranchants, où les matières semblent taillées dans le dur, même quand il s’agit de figurer quelque chose de fugitif, comme une fumée. Le travail du dessin oscille entre recherche de précision quasi-documentaire et désir de tracer des frontières incertaines entre le jour et la nuit, le dur et le mou, ce que l’on perçoit de manière purement rétinienne et ce qui dialogue d’inconscient à inconscient.

C’est dans la manière dont on adhérera (ou non) à la forme qu’un corps à corps entre la narration et ce qui échappe au langage verbal finira par produire du sens : l’a priori innommable – ce qui ne signifie rien d’autre que ce qu’accomplit tout chargement d’encre, via le silence qui lui est propre (pour reprendre une expression de Maurice Blanchot, passant du terrain de la littérature à celui du graphisme) – finira par nous éclairer, comme en creux. Au fond, dès qu’une histoire s’égare dans le trop lisible, comme baignée de clarté aussi ordinaire qu’artificielle, elle se banalise. D’où cette fascination pour certaines formes qui font incessamment retour, métamorphosées, créant simultanément des intrigues mouvementées, des retournements de situation, et des modes de fixité, d’arrêt sur image, pour ne pas dire d’arrêt du sens. Le concept d’immersion suppose la traversée de quelque chose dont la peau garde trace, comme la mémoire engrange certains signes aperçus, entendus, sentis, ressentis : l’aperçu effaçable / l’inaperçu ineffaçable (pour jouer cette fois avec un titre d’Edmond Jabès).

Spécimens © Léo Quiévreux / Éditions Matière

Pour apporter quand même une indication, reprenons un passage de ce qui a été mis en ligne par l’éditeur au sujet de Spécimens : “Dans un futur proche, une machine à explorer la mémoire fut l’objet d’une lutte entre deux agences de renseignement rivales. Après que, sans bénéfice probant, de trop nombreux espions aient été perdus dans l’espace virtuel du Programme immersion, il fut décidé de passer celui-ci au « broyeur ». En théorie presque rien ne subsiste de son contenu. Dés lors quel enjeu pousse Monica X à ordonner l’exploration des décombres du sinistre Programme, engageant la vie de ses propres enfants ? Que reste-t-il vraiment du Programme immersion, des agents disparus pour lui et à l’intérieur de lui ? Et de leurs clones ?” Maintenant il faut cesser de parler. Ou d’écouter. Et se mettre à lire.

5.

Deux enfants sur la lune est un petit livre de Stanislas Barthélémy – format 12,5 x 18 – publié par Les Rêveurs. Une première version de cette petite fable qui a les apparences d’un mini-récit de chez Spirou ou d’une Patte de mouche de L’Association en un peu plus “épais” (la bande dessinée en elle-même fait 46 pages) était sortie en 2009 aux éditions Thierry Magnier. Cette nouvelle édition aux Rêveurs, mise en couleurs de Dominique Thomas, augmentée de quelques pages proposant une “maquette en papier de la fusée à monter soi-même”, est particulièrement plaisante : un régal pour les yeux, mais aussi pour le toucher (avec aussi une odeur, comme tous les livres).

Deux enfants sur la lune © Stanislas / Les Rêveurs

Ces deux enfants qui vont sur la lune se prénomment Zoé et Mathias comme les propres enfants de Stanislas. On sent qu’il a inventé cette histoire pour eux et c’est sans doute pour cela qu’elle marche avec tous les enfants du monde. Et même avec les adultes (pas besoin d’alibi pour en apprécier le charme, il suffit d’avoir vécu une enfance et d’en avoir préservé quelques traces dans le souvenir). Au début de l’histoire, fille et garçon dessinent, une fée pour l’une, un super-héros pour l’autre (comme par hasard – Stanislas joue avec les clichés, avec humour, et cette vraie/fausse ingénuité qui caractérise les meilleurs conteurs). “Une fois la ville endormie alors que les enfants rêvent”, ces personnages de papier se mettent à vivre et, transportés par une comète, tombent sur la maison de leurs concepteurs. Émerveillés, les enfants leur demandent la lune. Et comme sitôt dit, sitôt fait, ils s’y rendent en fusée. D’un classicisme assumé, très référentiel (aussi bien à Hergé qu’à Fritz Lang), cette histoire, qui présente une, et même plusieurs chutes amusantes comme il se doit, est prétexte à manifester un réel plaisir de faire, d’accorder les violons de l’enchantement, de celui des enfants à celui que procure le dessin, comme toujours d’une finesse exquise, sensible et dépourvu de toute forme de lourdeur : léger, aérien, sans jamais se complaire dans le superficiel. Il fallait relever cette parution bienvenue afin de prendre congé du printemps de manière aussi discrète que lumineuse.

Deux enfants sur la lune © Stanislas Barthélémy / Les Rêveurs

David Sylvester, L’Art à bras-le-corps, L’Atelier contemporain, 672 p., 30 €
Edmond Baudoin, Les fleurs de cimetière, L’Association, 288 p., 30 €
Luc Moullet, Mémoires d’une savonnette indocile, Capricci, 400 p., 22 €
Léo Quiévreux, Spécimens, Éditions Matière, 84 p., 19 €
Stanislas, Deux enfants sur la lune, Les Rêveurs, 62 p., 15 €