Marc Graciano : « Ne pas vouloir imiter mais mimer » (Johanne)

Carl Theodor Dreyer, La passion de Jeanne d'Arc (1928)

Les parutions de Johanne au Tripode et du Charivari au Cadran Ligné sont l’occasion d’aller à la rencontre d’un écrivains des plus singuliers. Les textes de Marc Graciano sont contemporains parce qu’archaïques et ce paradoxe fécond leur donne leur patine particulière. Depuis Liberté dans la montagne en 2013, son œuvre s’est étoffée, radicalisant peu à peu ses procédés stylistiques et narratifs tout en diversifiant ses arcs esthétiques. Entrer dans les rouages de cette œuvre dans le monde d’aujourd’hui, c’est saisir les modalités particulières d’une conjonction entre une langue extrêmement stylisée, neuve autant que vieille, et le rapport de l’écrivain à une fiction première et primale, revenue de l’aube des récits.

Comment est né le projet de Johanne ? Pourquoi ce personnage de Jeanne d’Arc et que représente-il ? Y a-t-il une fascination pour ce personnage, et, d’ailleurs, faut-il seulement être fasciné par une figure pour l’élire comme sujet romanesque ?

Je n’ai pas grandi ni vécu dans le culte de Jeanne d’Arc ni l’adoration de son image. Au contraire, elle est restée longtemps pour moi une figure plutôt teintée de vieillerie et de ridicule, et j’avais jusqu’alors plutôt eu tendance à adopter sur elle un point de vue critique marqué de positivisme : une hallucinée (qui ressortirait aujourd’hui de la psychiatrie) et utilisée par le monde politique puis trahie par lui, et persécutée par l’église, et dont le culte (national ou non) postérieur était bien digne de moquerie. Un mixte, sans le savoir, de Jules Michelet, d’Anatole France et de Voltaire.

C’est en lisant Charles Péguy que j’ai appris à aimer la figure de Jeanne d’Arc. Or, j’ai découvert Péguy très tardivement (il y a moins de 10 ans) après la parution de Liberté dans la montagne, et qu’un de ses lecteurs m’a alerté sur certaines similitudes concernant le style (litanique) mais aussi la figure de la petite fille espérance, telle que la développe Péguy dans Le porche du mystère de la deuxième vertu. C’est bien Péguy, celui de la première Jeanne d’Arc, dite socialiste, qui m’a rendu sa figure aimable. Non seulement celle d’une sainte et d’une guerrière, mais d’une chrétienne (donc d’une socialiste, pour Péguy c’était la même chose) profondément désolée, bouleversée, désespérée, par l’existence de l’injustice, du mal, de la guerre (personnifiée dans les anglais) et désirant la combattre, tuer la guerre comme Péguy lui en prête l’intention.

Sur ces entrefaites, j’ai entendu à la radio (France Culture) une émission sur le livre que Louis Champion (Jeanne d’Arc écuyère) a consacré, adoptant un point de vue principalement équestre ou hippologique, au périple qu’elle a effectué (entre autres) de Vaucouleurs à Chinon, partant de sa Lorraine natale pour rejoindre le dauphin, en février 1429, accompagné de quelques hommes d’armes. Je n’ai pas pu ne pas associer cette situation à celle de mon héroïne d’une forêt profonde et bleue (mon deuxième livre). Une fois mon intérêt éveillé, je n’ai pas pu non plus empêcher que débonde en moi, moult images naïves de notre chère sainte nationale, principalement issues des livres d’histoire de mon enfance.

Ainsi les choses se sont-elles agrégées. J’ajoute, qu’autant que le mystère de la charité de Jeanne d’arc, voire plus, le porche du mystère de la deuxième vertu, a eu de l’influence sur mon livre. En effet, j’ai parfaitement associé la petite fille espérance à Jeanne d’Arc, cette dernière n’étant que la première arrivée à l’âge adulte. Jeanne d’Arc est pour moi (sans doute comme pour Péguy) figure d’espérance. L’espérance étant, tel que j’ai cru le comprendre de Péguy, particulièrement aidé par la lecture de Mathieu Girroux (Péguy et l’enfance) cette possibilité, cette potentialité qu’a le monde de tout le temps se refaire, renaître, recommencer, se reneuver… Péguy, en effet était anti-progressiste, et disait qu’il ne fallait pas penser avoir jamais balayé définitivement devant sa porte, que le Bien était toujours à refaire. Vision déprimante d’un certain point de vue, mais ravigotante et sémillante d’un autre… puisque tout reste toujours possible, que tout est perpétuelle création… ou recréation.

Dès lors, il y a eu pour moi une fascination et un amour pour ce personnage. D’autre part, je vois Jeanne d’Arc comme un être dérangé, mot pris dans son sens premier, sorti de son rang (de son ordre, de sa classe, de son genre, de son pays) et dérangeant, elle bouscule le monde politique, militaire et religieux. Ce caractère, que je qualifierais volontiers d’anarchiste, de Jeanne d’Arc a aussi beaucoup concouru à la séduction ou fascination qu’elle opère sur moi. Néanmoins, je n’établirai pas comme principe général qu’il faille être fasciné par une figure pour l’élire comme personnage romanesque. C’est seulement vrai dans mon cas particulier. C’est vrai de tous mes livres, mais particulièrement de celui-là. C’est cette fascination, cet énamourement, qui me donne le désir et la force, de rendre à tout prix réel le personnage (notamment par la description) afin de pouvoir le prendre à bras le corps, si l’on me permet l’expression.

Le chapitre initial est une longue ouverture qui est une leçon d’émerveillement, d’histoire, de religion, de poésie, de biologie. Quelle valeur a cette scène initiale ? S’agit-il de construire la sensibilité de Johanne face au monde ? Y-a-t-il, dans ce colporteur d’images et de récits, quelque chose du fabulateur ou de l’affabulateur ?

Ce chapitre inaugural aurait bien pu s’appeler, pour paraphraser Ramuz, le passage du poète. Ce vagabond, fol en christ ou ravi en dieu, certes un rien affabulateur, est un poète, en ce, grâce aux mots, au pouvoir du verbe, qu’il réalise des images, tout en captivant ceux qui l’écoutent. Cette qualité réalisatrice est ce qui caractérise la poésie à mes yeux, évidemment prise dans sa définition première et originaire, et c’est bien-sûr une métaphore de ce que j’ai l’ambition de faire en écrivant.  A ce titre, je décline souvent l’appellation d’écrivain, au profit de celle de réalisateur en mots, qui me semble mieux correspondre à mon projet, ce qui est certes une manière, un peu ronflante et fumeuse, d’éviter de me prétendre poète (appellation que je trouve toujours un peu ridicule dans son acception moderne…). Cependant ce vagabond n’est pas que poète, mais, à sa façon, annonciateur, formateur de l’esprit de Johannette, lui donnant potentiellement par avance le goût du martyr et de la sainteté guerrière, certes, mais dirigeant aussi sa conscience vers ce que j’appellerais un sentiment syncrétique où humains, bêtes, plantes, saints sont presque au même niveau. Germe de syncrétisme qui éclatera lorsque plus tard durant son périple, je la ferai animer, sur les hauteurs d’Auxerre, une messe des enfants empreinte de panthéisme.

Au fond, si ce livre contient une petite charge déconstructive, ce serait là, dans un déplacement de Jeanne d’Arc d’un axe vertical, transcendant (Dieu dans le ciel, les voix, les saints) vers un autre horizontal, immanent (tous les êtres vivants au même niveau, Dieu partout dans la matière, et nulle part ailleurs.) Remarquons, qu’en utilisant cette figure de vagabond initiateur, j’ai repris, sans le savoir, celle des frères mendiants (souvent franciscains) qui fréquentaient Domrémy à l’époque, lieu de passage et de partage, du fait de sa situation aux confins de trois pays (France, Lorraine, Barrois) et qui ont souvent, cela semble historiquement avéré, confessé Jeannette, et ont sans doute contribué à sa formation religieuse. J’en profite pour dire, que je me suis peu documenté pour écrire Johanne (et paradoxalement de manière beaucoup plus exhaustive maintenant qu’il est écrit).

Depuis Liberté dans la Montagne, vous déployez une composition entre chapitre et scène : chaque chapitre forme une petite unité indépendante, généralement articulé autour d’un thème. On retrouve cette construction dans Johanne. Qu’est ce qui a décidé ces morceaux ? Comment s’est construit le texte ?

Cette façon de faire est ma manière d’écrire désormais. Elle est pensée autant que spontanée. Un peu comme le style vestimentaire. On le créé (certes avec des critères souvent conditionnés par notre milieu et notre histoire) en même temps qu’il nous convient et que l’on s’y sent bien… et on le conserve alors. C’est ce que j’appelle une phrase-flux ou phrase-mouvement. Elle me permet de surfer sur une vague interne (un flot d’images) et de m’y maintenir jusqu’à épuisement, extinction de la description de l’image. Je considère la dernière phrase du poème Génie d’Arthur Rimbaud comme le prototype d’une telle phrase-mouvement.

Néanmoins, le système des digressions est beaucoup plus poussé dans Johanne, avec tout un enchâssement d’images, car, peut-être davantage que pour les autres, il s’agit d’un livre imagiste. Images pieuses, légendaires, mythiques, naïves et simples, images d’Épinal en ne craignant pas l’anachronisme, ou enluminures si l’on veut… illuminations ou colored plates pour reprendre un point de vue rimbaldien. 

Cette succession de chapitres-scènes produit un effet particulier, cinématographique, mais aussi pictural. On pense au sous-titre du Vent de Claude Simon – Tentative de restitution d’un retable baroque. En repensant à l’étymologie du texte comme tissage, pourrait-on parler de tapisserie pour qualifier vos œuvres ?

J’hésiterais à dire qu’il s’agit de tapisserie. Oui, dans le sens que les tapisseries dans l’ancien temps constituaient un mode de représentation du monde réel ou symbolique, comme les enluminures, et, dans mon cas, il s’agit d’enluminure animée, de tapisserie mouvante, de dessin animé, et, il faudrait alors aussi citer La bataille de Pharsale de Claude Simon. Non, dans le sens où il n’y a pas véritablement de trame, ou de chevilles dans mes phrases. Elles n’ont aucune complexité (comme celle de Proust). Elle n’est que succession et addition d’images.

Le texte s’attache, non à une Johanne guerrière et héraut au sommet de sa gloire, mais à une verte Johanne, une Johanne en apprentissage : la violence des guerres, la chevauchée harassante, la naissance de la brebis. Sachant qu’il s’agit d’un texte où la phrase est peut-être plus simonienne que d’autres de vos livres, peut-on voir dans Johanne une sorte de leçon de choses du monde naturel ?

Pour ce qui est de la verdeur de Johanne, j’en reviens à cette association que j’ai opéré entre sa figure et celle de l’espérance, de la renaissance, de la réfection, ou de la reconfection, et donc de l’enfance et la jeunesse. Jeanne est dans le monde de la mystique (ou l’enfance, ou l’espérance, car ce sont les trois faces d’un même objet, selon Péguy) et, bien-sûr, se brûle au contact de celui de la politique. Vous avez également raison de parler de leçon de choses, mais c’est une leçon de choses d’un genre particulier. Je reviens à cette idée de syncrétisme et de panthéisme. Johanne est plongée dès l’enfance, petite campagnarde médiévale, dans le monde naturel, champêtre ou agreste, c’est selon. Mais je veille à montrer cette nature empreinte de naïve spiritualité chrétienne ou parfois païenne. Je ne suis pas le seul à y avoir été sensible. Brasillach fait dire à Barrès qu’il s’agit de l’alliance de la chapelle et de la prairie, ce qui est une fort belle image. Je vais plus loin, en mettant en scène ce personnage du prieur qui considère et explique à Johanne que Dieu n’est pas distinct de la création, mais qu’il est la création, que le sacré est dans toute chose de la création.

Est-ce que le valet de Johanne, celui qui raconte l’essentiel du roman, pourrait être en quelque sorte un double de l’auteur ? Demander une telle chose pourrait sembler convenue, mais c’est pourtant un personnage-caméra et subalterne qui observe son héroïne, qui se met à son service. Il a aussi ce souci du soin, a soin du personnage de Johanne – thème du soin qui vous est cher, et ce dès votre premier livre.

C’est un témoin (inventé), qui permet de raconter les choses au plus près. Cela a d’ailleurs justifié que j’utilise une langue proche du moyen français. En effet, si j’avais pour habitude jusqu’ici, de donner à mon narrateur (omniscient) une langue à spectre large, courant du très vieux français jusqu’à celui de la fin du 19ème siècle, m’appuyant beaucoup sur le dictionnaire d’Émile Littré à cette fin, j’ai, dans Johanne, choisi de n’utiliser, sauf exception, que des mots issus du moyen français, très aidé en ce sens par une correctrice collaborant avec Le Tripode.

C’est, aussi, vous l’avez senti un des avatars de l’auteur (il n’est pas le seul) qui lui permet de s’approcher au plus près de Johanne (rêvée) et d’en prendre soin. Cette question du soin est importante pour moi. Je suis par ailleurs, vous le savez peut-être, infirmier psychiatrique. Je ne saurais pourtant trop me l’expliquer. J’en aurais parfois presque un peu honte, ayant le sentiment de m’inscrire dans ce mouvement du care, tant désagréablement présent dans l’esprit de l’époque (pourtant bien sourdement destructrice et irrespectueuse de l’humain.)

Parallèlement à ce soin, il y a une réelle violence du monde, ici figurée par le massacre de la ferme, mais qu’on retrouvait dans vos livres précédents, culminant dans les viols et les meurtres. Que signifie donner corps à cette violence élémentaire et première que contient le monde ? Que signifie la représenter, en terme éthique et poétique ?

La violence permet d’abord peut-être de compenser les scènes de tendresse et de soins, me permettant de me dégager de toute mièvrerie ou humanisme bêlant… J’ai peut-être aussi espoir, ce faisant, de rendre compte d’un double mouvement de destruction-création, présent dans le développement psychique de tout enfant, et surtout de celui que j’ai été, et donc de tout humain adulte.

C’est l’occasion de dire ici que l’écriture est pour moi une activité grandement infantile. Un jeu qui vise à rendre objectif (comme extérieur) le subjectif (mon monde interne), activité fondamentale pour tout homme, et qui concourt grandement, je crois, à ce que la vie paraisse digne d’être vécue, et qui, bien-sûr, n’a rien à voir avec le loisir et le divertissement. Par ailleurs je crois que la poésie, telle que je la définis, c’est-à-dire comme un crée-trouvé, peut tout dire, le monde comme l’immonde, le beau comme le laid, le gracieux comme l’abject, et qu’il faut le traiter avec la même attention. Le monde que je décris (et qui est peut-être bien le nôtre) ne serait pas complet sinon. Je cherche peu le réalisme et la vérité en littérature, mais un monde (même imaginaire) dégagé de toute violence, malignité, et méchanceté, serait trop mensonger.

Comment on se documente pour écrire un tel livre ? Et surtout, qu’est-ce qu’on cherche dans cette documentation ? Est qu’elle est un prétexte au texte, un support, une tutelle ?

J’ai dit plus haut m’être peu documenté historiquement. Cependant, l’honnêteté m’oblige à signaler que, notamment pour le premier chapitre, je me suis grandement appuyé sur Le bestiaire médiéval de Michel Pastoureau, ainsi que La bible et les saints du même auteur, ainsi encore que sur La légende dorée de Jacques de Voragine et que l’Histoire naturelle de Pline. Mais la documentation me sert principalement à trouver des images qui puissent me faire rêver (et tous types d’images, des plus réalistes au plus mythiques) davantage que des éléments historiques sur lesquels structurer mon récit, même si, pour Jeanne d’Arc j’ai tenu à respecter une relative véracité historique, d’où vient que j’ai également jeter un œil sur différentes version du procès en condamnation, et sur des biographies.

Le personnage de Jeanne d’Arc est bien évidemment une riche figure des arts autant qu’un mythe historique. Quel regard portez-vous sur les œuvres qui se l’approprient, de la Jeanne d’Arc de Péguy à celle de Brecht ou de Luc Besson ?

Comme je l’ai dit, la lecture de Péguy a été fondatrice pour moi. Celle de Michelet a compté également, par la ferveur presque amoureuse qu’il y met. La Jeanne de Delteil m’a également plu, par la corporéité qu’il lui donne, qui confine à l’érotisme. Delteil cependant, à mon souvenir et ma compréhension, la décrit libre de tout tourment métaphysique (bien joyeuse par exemple de voir Glassdale se noyer) et se situe en cela presqu’à l’opposé de Péguy. Je n’ai point lu encore celle de Brecht. Le film de Luc Besson est le premier que j’ai vu sur le personnage. Il ne me déplaît pas, mais c’est sans doute dû à l’actrice… ainsi qu’à une science américaine du mouvement, plutôt qu’à de grandes qualités cinématographiques. Je place le film de Dreyer au-dessus de tout, par sa construction et son imagisme expressionniste, mais aussi en ce que l’auteur a vraiment associé Jeanne d’arc à une figure christique, association que je pratique bien volontiers, même si j’en viens de plus en plus à penser que la figure de Jeanne d’Arc, sortie de la question nationale ou de la sainteté, ou de tout autre que l’on voudra, touche à un fonds archétypal, plus profond encore peut-être que celle du christ… celle de l’élu, celle du héros appelé, et mourant jeune…

Par rapport à vos livres précédents, on sent que quelque chose se joue dans Johanne, bien qu’il soit difficile de dire exactement quoi. La langue est plus libre, cherche peut-être moins l’éclat, et l’intrigue, déjà tenue dans vos livres précédents, s’évanouit encore davantage. Comment voyez-vous ce changement – une volonté d’épure ?

De l’intrigue en écrivant sur Jeanne d’Arc, cela eût été difficile ! (même en traitant d’un épisode peu documenté de sa vie…). Comme je l’ai déjà mentionné, c’est un livre plus que jamais imagiste. Un enchâssement d’images de première ou deuxième, voire troisième main. Et j’en viens de plus en plus à sentir que mon enthousiasme vient plus du plaisir des images que de Jeanne d’Arc elle-même. Un amour des images qui confine à l’idolâtrie, en ce que peut-être je vénère davantage l’image que leur sujet. Sans parler des historiens véritables, les vrais et sincères admirateurs de Jeanne d’Arc pourraient me le reprocher.

Comment passe-t-on d’un livre d’histoire mythique comme Liberté dans la montagne à un livre au sujet réellement historique ? Est-ce qu’il y a des choses qui changent dans votre conception des choses ?

Il n’y a pas grande différence au fond. En effet, je n’ai pas écrit un livre d’histoire, ni une historiographie romancé, ni même un roman historique, au sens de Yourcenar, c’est-à-dire, pour autant que je l’ai bien comprise, un environnement historique fort bien documenté où l’imaginaire de l’auteur peut se mouvoir. Je dirais même que plutôt qu’aller sur le terrain de Jeanne d’Arc, plutôt que d’aller vers elle, je l’ai prise et amenée sur mon terrain. D’autre part, j’ai choisi d’aborder la figure de Jeanne d’Arc principalement par le biais du mythe (autant collectif que personnel).

Johanne est composé de chapitres d’une seule phrase, reprenant en cela le phrasé du Sacret, du Soufi et du Charivari. Un chapitre de Johanne, « le camp des loges », avait été publié précédemment dans Graciano & Co ; ce chapitre était plus aéré, par des astérisques découpant les paragraphes. Qu’est-ce qui décide de ça, de cette coulée contrôlée ou relâchée ?

Cette phrase d’un seul jet pourrait bien désormais être ma marque de fabrique. Ne présageons de rien cependant… J’avais originellement donné au livre une forme plus aéré et accessible (notamment avec l’emploi du subjonctif présent.) C’était une attention pour le futur lecteur, mais au risque d’une trahison de ce que je suis. J’ai finalement arbitré en ma faveur ! Je le redis, le style pourrait bien se comparer au surf (que je n’ai jamais pratiqué). C’est l’art de se maintenir au point de rupture (point break) d’une vague. J’ai beaucoup été conforté, voire initié, en cette idée par ce que dit Deleuze du style dans l’Abécédaire, à savoir qu’il advient quand la phrase est à son point de déséquilibre.

Vous êtes un écrivain du détail, de la précision, de l’épuisement, dans le sillage d’un Claude Simon que vous aimez. Vous avez aussi parlé de Nicolas Bouvier. Quels sont les autres écrivains du détail qui vous ont plu, qui vous ont appris ? On peut penser aux grands canons du motif, les Balzac, Flaubert, Proust.

Balzac m’a plu principalement pour ce qui repousse beaucoup de gens, à savoir sa capacité descriptive, moins quand il cherche l’intrigue… au prix parfois du rocambolesque. Je considère le début du père Goriot, avec la description de la pension Vauquer comme de la poésie pure (au sens que je lui donne) : l’on voit réellement, physiquement, le lieu…. Nicolas Bouvier m’a beaucoup impressionné par sa capacité à rendre la matérialité du monde. Je cite souvent ces passages où il décrit manger des poivrons crus en Bosnie, ou cuisiner des cailles à la menthe en Iran, et que l’on a le sentiment de manger réellement ces choses en le lisant. Flaubert et Proust ont eu moins d’influence. Il y a un écrivain vivant qui m’a conforté dans le désir d’utiliser les mots justes, il s’agit de Pascal Quignard, même si je lui trouve parfois un ton trop didactique. Michon le fait bien aussi, avec un grand lyrisme savamment contenu. Il me plaît de citer ici ces deux derniers noms : ce sont à mes yeux, sans doute avec Claude Louis-Combet, les grands maîtres vivants actuels.

Votre écriture n’est pas qu’un style, c’est aussi une langue, avec son usage particulier de la grammaire. D’où vient le désir de retrouver des syntaxes archaïques ? Ainsi le refus de la double négation, le « mêmement ». Comment faire de ces usages anciens ou pseudo-anciens des choses à même de régénérer la langue, de créer ce que vous appelez une « langue noëlle » ?

Il n’y a qu’une façon à mon avis, qui est de ne pas vouloir imiter, mais mimer.  Je veux dire par là qu’il faut tenter de recréer en soi l’émotion que l’on suppose à ceux qui les ont employés en premier. J’emprunte ce terme de mimisme à Marcel Jousse (Anthropologie du geste), qui, prenant l’exemple de l’eucharistie chrétienne, mentionne qu’elle n’est pas simple imitation, simple reproduction mécanique et superficielle d’un acte (une singerie) mais retrouvaille en profondeur des affects ayant animé ceux présents au jour de la Cène. L’idée est de recréer, revivre, une langue ancienne, non point de l’imiter donc, mais de la recréer, de la faire renaître, de la refaire, de la reneuver, en essayant de retrouver l’affect que supposément connaissaient ceux qui l’utilisaient anciennement. Ce n’est donc pas une langue purement réactionnaire, mais qui se veut renaissante : je l’appelle langue-enfant ou langue noelle. C’est ma recherche. J’espère y parvenir de temps à autre.

L’usage de la double-négation m’est venue après que j’ai été alerté par Françoise Puel — ma professeure de français de la fin du collège, qui a grandement contribué à m’élever en littérature et avec qui j’ai repris contact après la publication de mon premier livre —, sur l’usage déficient que nous faisons de la particule pas dans le français moderne (beaucoup à l’oral et plus en plus à l’écrit). Pas (comme point, goutte et mie, et aucun, rien, jamais et personne) est un substantif, est positif et nécessite la présence de la particule négative ne. Jadis, il y avait semble t-il quantité de substantifs (adaptés aux verbes à nier) qui étaient utilisés. J’ai choisi de renouer avec cette méthode, qui aujourd’hui nous paraît nouvelle et peut-être même fausse, alors qu’elle est justement basée sur une justesse, une logique originaire. J’avoue cependant parfois me tromper dans cet usage, mais cela donne des résultats parfois agréables, je trouve : ainsi l’expression n’avoir sable le temps. Cela illustre peut-être bien ce que j’entends aussi par langue noëlle: en cherchant à recréer, on invente

Votre langue n’est pas qu’un lexique, ou une syntaxe, mais aussi un souffle, un certain lié particulier des phrases. Vous avez parfois mentionné Saint John Perse, Whitman, ou Cormac McCarthy pour la polysyndète. On pourrait peut-être aussi penser à Faulkner, à Selby Jr. Comment comprendre l’origine de ce souffle ? Y-a-il l’idée d’une performance, d’une performativité ? Vous arrive-t-il de chercher un souffle dans des œuvres-sœurs ?

J’ai parfois mentionné Whitman comme un de mes poètes préférés, mais Whitman m’a surtout plu par sa capacité à chanter et s’enchanter du monde physique et corporel, et aussi celle de tout considérer et recevoir, et comprendre de lui. Pour ce qui est du souffle lyrique, Saint John Perse (Vents) m’a beaucoup plus marqué. Pour ce qui est du goût et de l’usage des conjonctions de coordination, c’est surtout Hemingway (même si ce n’est pas l’auteur américain qui les a le plus utilisées) qui me l’a insufflé, et c’est sa réactivation par la lecture de MacCarthy (Le Grand Passage) qui a fait son effet. Hemingway est un amour de jeunesse. Ce souffle est celui du ton dit messianique ou biblique. Il est celui de la mystique, de la dilatation de l’âme, sans doute celui des premiers aèdes, ou sorciers auprès des feux…

Il y a dans votre manière d’aborder le réel, le monde, les savoirs, les usages, une volonté de totamité, qui ressemble à celle qu’a pu avoir le roman du XIXe siècle, que ce soit chez Balzac ou Hugo. En même temps vous revendiquez l’héritage d’un écrivain du Nouveau Roman comme Claude Simon, qui n’avait pas ce désir de totalité et s’en serait défié. Comment concilier ces extrêmes ?

Je ne suis pas certain que Claude Simon n’eût pas un désir de totalité. Dans mon souvenir, il me semble qu’il cherche à tout dire d’un objet (La Bataille de Pharsale) ou d’un lieu (Leçon de choses). Néanmoins, il est vrai, ce n’est pas le monde en son entier qu’il cherche à décrire et intégrer. Pour répondre à votre question sur la conciliation des extrêmes, je dirais que je ne suis pas un paradoxe près… mais le paradoxe peut-être créateur!

Vous êtes essentiellement un écrivain de la campagne, de la nature. De Giono à Ramuz, d’Alain Fournier à André Dhotel, en passant par Gracq et Flaubert. Quels sont les écrivains qui vous semblent la décrire justement ?

J’aime qu’on me décrive une simple campagne, mais qui s’enchante assez vite, devienne merveilleuse ou mystérieuse, ou mystique ou inquiétante. Des campagnes hallucinées, pour parler comme Verhaeren. En ce sens j’ai aimé le Giono première manière, mais il faudrait aussi citer les livres de Bosco (Malicroix avec sa maison animée près du Rhône, ou le Mas théotime) Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier, bien-sûr, avec le bocage berrichon qui s’allume de lumières fantastiques, ou la forêt qui devient étrange à force de description de Gracq. Il faudrait rajouter quelqu’un comme Knut Hamsun (Pan) à cette liste, quoiqu’il y décrive plutôt le wilderness plutôt qu’une simple campagne. En surcroît, comme dans La Main Coupée de Cendrars, Un balcon en forêt m’a plu en ce que, placés en situation de guerre, grand moment collectif, des hommes s’isolent et entreprennent une robinsonnade libertaire (la maison forte dans la forêt des Ardennes pour Gracq, les marais de la Somme pour Cendrars)

Vos œuvres se tiennent parfois aux lisières de la fantasy ou du roman historique : est-ce que ce sont des genres qui vous plaisent en tant que lecteur ? Si on vous sait lecteur de Tolkien, on a du mal à vous imaginer lecteur d’Alexandre Dumas, pourtant un grand écrivain – on vous apparenterait plutôt au Jules Verne scribe de la poésie biologique du monde.

En fait, je n’ai rien lu de la fantasy, hormis Le Seigneur des anneaux. Pourtant, assurément, des aspects de fantasy apparaissent dans mes livres. J’y vois la preuve que tout individu est bien le fruit de son époque, et qu’il est porteur, même à son insu, de la culture du temps. Pour ce qui est de Verne et Dumas, je les ai lus enfant, bien sûr, mais je ne crois pas qu’ils m’aient influencé… en apparence du moins car nos influences les plus grandes sont peut-être les moins conscientes….

La notion d’aventure passe aussi, telle un fantôme, dans certains de vos textes. Seriez-vous frère d’armes de Jack London, ou même de Kerouac ? Vous avez notamment en partage avec London le goût pour la sauvagerie, la wilderness du monde vivant, bien loin d’une image fluette de la nature.

Dans mon souvenir, et pour ce que j’ai lu (Croc-blanc, L’appel de la forêt) London est naturaliste et réaliste.  Sa nature est sauvage et puissante, mais ne paraît jamais magique… comme je disais plus haut l’apprécier.  Elle est splendide et solitaire, implacable, infinie et cosmique…  Mais je suis également sensible à l’appel de cette nature…

On vous sent très installé, non tellement dans le roman, mais dans la prose narrative et descriptive. Votre langue pourrait vous faire lorgner vers le poème en vers libre, votre souffle vers la déclamation théâtrale. Etes-vous parfois attiré par d’autres formes ?

Depuis deux ou trois ans maintenant, j’ai entrepris d’écrire (sur une vieille machine achetée d’occasion) des poèmes très courts, dans l’esprit japonais (économie de mots et de descriptions). C’est carrément le parti pris inverse de mes livres, encore que, bien qu’ils soient emplis de mots et de longues descriptions minutieuses, ceux-visent toujours, je crois, à rendre compte d’une sensation immédiate. Des espèces de haïkus longs comme je les nomme parfois… encore un paradoxe! (et peut-être bien intenable celui-là).

Le Charivari aux éditions Cadran Ligné a paru peu avant Johanne. Ce texte fait suite au Sacret et au Soufi, et prend place dans ce que vous appelez le Grand Poème. Pourriez-vous nous parler un peu de ce projet, long de plusieurs milliers de pages, dont une infime partie est émergée ? A-t-il vocation à être intégralement publié ?

C’est en effet un projet long que j’ai choisi de publier peu à peu en courts fragments, principalement au Cadran Ligné. Cette maison d’édition me parait fortement adaptée à ce projet où j’ai l’intention de beaucoup pousser les feux, comme l’on dit, question style, frôlant bien souvent l’expérimentation. Il s’agit de la vie d’un homme, de l’enfance à la mort, qui se fera ermite et voudra établir une maison-Dieu sur le lieu de son ermitage, mais échouera et renoncera, découvrant que la maison de Dieu existe déjà, et qu’elle est le monde qui l’entoure. Tous ces fragments ont vocation à être réunis un jour (après relecture et refonte) dans un seul volume. Ce sera je crois, au risque de paraître ambitieux ou présomptueux, mon grand œuvre (qu’il n’est pas encore certain que je pourrais mener à terme.) Je l’appelle grandiloquemment Le grand poème, mais ce n’est pas l’écrit lui-même que je qualifie ainsi, mais bien toute la poésie du monde de laquelle il tentera de rendre compte.

Au pays de la fille électrique est votre seul récit se déroulant dans le monde contemporain. Avez-vous la tentation de revenir au monde moderne dans un prochain récit ? Quels sont vos projets futurs ?

Je vais tenter bientôt une nouvelle incursion dans le monde contemporain, avec un livre qui sera publié en début d’année prochaine au Tripode. Il aura pour titre Shamane et mettra en scène, sans doute plus que jamais, une espèce d’alter ego féminin. Sinon, deux autres opus sont prévus pour donner suite à Johanne. Le prochain fragment du grand poème est déjà écrit et sera publié au Cadran Ligné. Il aura pour nom La nacelle.

Marc Graciano, Johanne, éditions Le Tripode, janvier 2022, 304 p., 20 €
Marc Graciano, Le Charivari, éditions Le Cadran Ligné, 72 p., 2020, 14 €