Constellation d’automne (6) : Morton Feldman, Picasso l’étranger, Giacometti…

© Alix Rosset

On n’en aura jamais fini avec ce qui nous a incité dès l’enfance à prendre de l’écart – à perturber, ne serait-ce que d’un signe discret du regard ou de la main, l’ordonnancement sévère de la photo de classe, pour aller cheminer du côté des artistes, au lieu de courtiser, en bon élève, les maîtres : préférer l’inaccessible ouvert à tous aux sirènes de l’accessible fortement hiérarchisé. Les premiers chocs demeurent solidement ancrés dans la mémoire. Je me souviens, comme si c’était hier, du premier Picasso que j’ai vu – je devais avoir dans les onze-douze ans, c’était peu avant mai 1968, ma famille n’avait aucune habitude des musées, et encore moins des galeries (il était plus commun chez nous d’aller au concert). J’avais aussitôt réclamé (et obtenu) un petit livre montrant quelques reproductions de ses peintures (que j’ai précieusement gardé, tel un trophée). Côté musique, quelque temps après le choc Stravinsky (encore plus violent que le choc Picasso), Luigi Nono aura été le premier compositeur de la génération de mes parents dont j’ai retenu le nom. Sur le coup, je n’avais pas compris son travail : j’avais juste trouvé ça un peu “fou” (sensation non déplaisante). Peu de temps après, vers 1971-72, j’ai acquis quelques vinyles soldés pour quelques francs. Sur l’un d’entre eux – Électronique et percussion de Max Neuhaus – on pouvait entendre des réalisations d’œuvres de cinq compositeurs, et non des moindres : John Cage, Sylvano Bussotti, Earle Brown, Karlheinz Stockhausen et Morton Feldman. Toutes étaient sidérantes, mais c’est The King of Denmark de ce dernier qui m’avait le plus frappé, une pièce pour percussions jouée entièrement avec les doigts et dont la dynamique oscillait entre piano et pianissimo – autrement dit : peu spectaculaire en cette époque où il était recommandé de faire du bruit. Simultanément, je découvrais – c’était communément partagé dans notre génération – les courants d’avant-garde des premières décennies du XXe siècle, notamment la poésie dadaïste et surréaliste, ainsi que les artistes attachés à ces mouvements. Côté arts plastiques, le surréalisme me laissait plutôt froid, à l’exception de quelques singularités attirantes comme Arp, Miro, Duchamp et Giacometti (Picasso rodant dans les parages). Un demi-siècle plus tard, Morton Feldman (1926-1987), Pablo Picasso (1881-1973) et Alberto Giacometti (1901-1966) – trois générations de créateurs hors-norme – sont, par le hasard des sorties en librairie, les “sujets” de cette sixième constellation d’automne. Les résonances des chocs d’enfance et d’adolescence se font toujours sentir et c’est tant mieux. Le temps n’a en aucune manière altéré leur intensité. So May we Start ?

1.

De 1985 à 1987, à Middelbourg (Pays-Bas), le compositeur Morton Feldman a été invité à prononcer des conférences, à participer à des rencontres et à donner des masterclasses en contrepoint de concerts consacrés en grande partie à son travail. Ces échanges enregistrés ont été retranscrits, devenant matière à un ouvrage impressionnant de près de six cents pages dont la version française, retitrée Au-delà du style, est aujourd’hui publiée par la Philharmonie de Paris. Raoul Mörchen, qui en a établi l’édition originale, écrit dans sa préface que “Peu de sources ont eu une influence aussi importante sur la réception de Feldman que son allocution de 1985, « Conférence de Middelbourg », [accessible] l’année suivante en traduction allemande dans la revue Musik-Konzepte.” Il faut dire que cette prise de parole de quatre heures et vingt minutes, soit la durée de certaines de ses compositions des années 1980 comme le Deuxième quatuor à cordes ou For Philip Guston, est sidérante. Mörchen a raison de dire que la forme même de cette conférence “donnait une clef pour comprendre les œuvres de Feldman, notamment les dernières : ses vastes dimensions, son mépris de toutes les conventions, le flux labyrinthique des pensées, son développement rhapsodique, son excitante combinaison de précision et d’excès, de propos à la fois succincts et anecdotiques, moralistes et comiques…” En en prenant connaissance dans l’excellente traduction de Jérôme Orsoni (déjà responsable de celle de Radio Happenings de John Cage et Morton Feldman chez Allia, à laquelle il faut ajouter celles de plusieurs livres de et sur John Cage chez le même éditeur), je suis dévoré par la tentation de tout relever : recopier de nombreux passages, traçant, presque sans y penser, des lignes sinueuses d’une citation à l’autre, avant de m’employer, une fois la lecture de ces quelques 65 pages titrées Je suis tout le temps en train de réassembler achevée, à démêler l’écheveau complexe de la parole de Feldman, qui se répète, oublie, reprend, ne se résout pas à s’interrompre, répond aux questions qui lui sont adressées sans jamais vraiment laisser la parole à ses interlocuteurs (au cours d’une étonnante conversation avec Louis Andriessen intitulée Une maison hantée sans fantômes, Feldman lâche : “Je ne sais pas si je vous ai dit… Je parle tellement que parfois j’oublie ce que j’ai dit…”).

Livres de Morton Feldman et de John Cage © Alix Rosset

Ne pouvant me permettre de faire une recension de plusieurs centaines de milliers de signes (en ajoutant du commentaire à ces innombrables relevés), je propose de faire un rapide montage de quelques instantanés de cette conférence de Middelbourg : “[Eberhard] Blum m’a fait lire un compte-rendu berlinois d’une de mes pièces, Piano (1977). Le type était sonné et la seule façon pour lui de l’accepter, c’était de dire que j’inventais de nouvelles hiérarchies. Les hiérarchies, c’est le pire de la pensée théorique. […] Toute cette pensée hiérarchique, me semble-t-il, c’est aussi du suicide, une façon kamikaze de parvenir à des formulations” (p.55). “Je pense qu’après Cage et moi, on ne peut plus parler de ce qu’est au sens hiérarchique une composition” (p.75). “Je voudrais vraiment que ce soit une conversation. Je suis désolé de faire de tels développements. Chaque fois que je commence, je me dis toujours : « Je ne veux pas monologuer ». Je veux vraiment une conversation. Et je me fais des illusions” (id.). “Généralement je laisse toutes mes nouvelles partitions sur le piano. Par nouvelles, je veux dire celles des deux dernières années. Je vis avec mes nouvelles partitions comme un peintre vit avec ses tableaux” (p.68). “Le moins attirant dans la vie d’un compositeur, c’est cette espèce de cannibalisme. On se mange soi-même en avançant. On dit que c’est organique (il rit)” (p.69). “Le plus important avec ma musique, ce ne sont pas tellement mes innovations ou mon audace. C’est inutile : pour l’audace, nous avons Wagner. Je crois que le plus important avec ma musique, ce sont les gradations du sentiment dans la musique. On ne peut pas en parler. La musique possède une certaine atmosphère qui change” (id.). Certes, on ne peut pas en parler, mais…

Au-delà du Style – titre qui renvoie à celui du livre de Schoenberg, Le Style et l’idée (souvent cité par Feldman) –, propose environ 550 pages de retranscriptions de paroles principalement improvisées. Quelle énergie, quelle forme : quel corps ! Et quel travail – on ne peut qu’être admiratif envers l’équipe qui s’en est chargée et, une fois encore, époustouflé par l’engagement du traducteur dans cette affaire qui lui a pris deux bonnes années, le conduisant à revenir, “à chaque fois que ça [lui a été] possible à la parole originale : aux enregistrements vidéo de ses interventions disponibles en ligne. Moins, ajoute Jérôme Orsoni, pour contrôler l’exactitude d’une transcription (le travail réalisé par MusikTexte est en tout point admirable) que pour voir et entendre Feldman.” Et c’est peut-être ça, le plus important : se mettre à l’écoute d’une voix qui, dans les enregistrements d’origine “s’exprime dans un anglais aux forts accents juifs new-yorkais, ne cesse de moduler, de rire, de chanter, de faire des gestes, de taper du poing sur la table, etc.” Même si on a eu la chance de l’entendre, il s’agit, non pas de la retrouver, ou de la mimer dans notre tête, mais de la réinventer au fil de la lecture. C’est une expérience rare : se débarrasser des clichés, pour accorder à cette voix un timbre et un phrasé. Importance des tempi, des pauses, des reprises. Au-delà du style est comme un autoportrait que les lecteurs doivent achever, tout en acceptant de laisser certaines choses en suspens. Il est clair que, même s’y étant plongé intensément, on est loin d’avoir fini d’en savourer les sortilèges (car il se produit là comme une forme d’ensorcellement). On apprécie aussi le “devoir de transmission” qui animait celui qui était un professeur (plutôt bon, comme me l’ont confirmé certains de ses élèves) qui ne cherchait à embobiner personne, en compositeur rigoureux, préoccupé par les questions de forme, aussi concret dans sa manière de faire que ses amis peintres (la couleur sur la toile, en surface, par dripping, coulées, ou coups de pinceau, croisés ou non, fluide ou marquant une épaisseur, c’est du concret).

Morton Feldman et Iannis Xenakis, Middelbourg 1986 © Philharmonie de Paris

En dehors des conférences, des présentations de concert de ses œuvres ou des masterclasses, on trouve aussi des dialogues avec des compositeurs et des compositrices. On connaissait déjà celui avec Iannis Xenakis, publié en allemand dans MusikTexte en 1994, et en français dans Écrits et Paroles (rassemblement de textes de Feldman précédé par une longue introduction de Jean-Yves Bosseur publié chez L’Harmattan en 1998, puis aux Presses du réel en 2008). Au-delà du style en propose une version intégrale – la nouvelle traduction opérant un changement essentiel, préférant le mode du “tu” pour ces échanges “entre collègues et amis” à celui du “vous”, ce que j’aurai tendance à approuver. On découvre maintenant d’autres dialogues, tout aussi passionnants, avec Louis Andriessen (déjà cité), Bunita Marcus, Goeffrey Douglas Madge, Konrad Boehmer, Kaija Saariaho et le critique et musicien de jazz Frits Lagerwerff. L’échange très dynamique avec la pianiste et compositrice Bunita Marcus (une conférence, au départ, de cette dernière) s’intitule Sur le métier. Tout musicien gagnerait à le lire et à en tirer parti. Feldman parle trop, comme toujours, interrompant sans cesse son amie (“B.M. – C’est difficile pour moi de faire ça avec toi juste à côté. M.F. – Je t’avais dit que je ne voulais pas être présent. Je suis mort. Laisse-moi être mort”). Bunita Marcus, très claire, note qu’avec sa pièce de 1960, The Swallows of Salagan, Feldman “a trouvé ce monde sonore suspendu, ce monde qui existe hors du temps et qui ignore la pulsation. Sa surface est comme un mobile ; elle change constamment.” Puis elle met très justement en évidence, à propos d’une des dernières pièces pour Orchestre de Feldman, Coptic Light (1986), “l’absolue ingéniosité de la notation. […] Tout Coptic Light est pratiquement en 8/8 et, pourtant, on n’a aucune idée d’où on se trouve. Que ce soit en 8/8, vous n’en croyez pas vos oreilles.”

Il y a aussi ce moment émouvant où Morton Feldman avoue qu’il a eu à ses débuts un complexe de n’écrire que très peu de notes. Puis, il a compris que ce qui l’intéressait, ce n’était pas la note, mais le son. C’est ce qui m’avait le plus fasciné à la découverte de sa musique à 15-16 ans : éliminer au lieu d’accumuler les notes afin de pouvoir entendre chaque son, à la fois pour lui-même et dans sa relation aux autres. Et aussi éviter les dynamiques trop fortes afin d’inciter les auditeurs à rester attentifs : tendre l’oreille en quête du pur plaisir – non hédoniste (Feldman parle d’Angoisse de l’art, citant dans un texte de 1967 ces mots de Boris Pasternak : “Alors que dans la vie, nous faisons tout ce que nous pouvons pour éviter l’angoisse, dans l’art nous devons la rechercher”). Il ironise aussi souvent sur sa tendance à la suralimentation. Dans son fameux entretien de 1967 avec Jean-Yves Bosseur, il dit : “Sincèrement, je ne pourrais pas vivre dans mon art. Dedans, j’y mourrais. Compris ? J’aime bien vivre, bien manger, j’aime vivre vite, parce que dans mon art je me sens mourir très, très lentement.”

Le minimalisme © Jochen Gerner et Christian Rosset / Éditions du Lombard

Il nous faut maintenant accélérer, ce qui nous contraint à nous contenter de signaler l’importance pour lui de Wittgenstein, dont le nom est souvent cité, ou de sa découverte de l’Art de la mémoire de Frances Yates à la fin des années 1970. Et aussi que ce qui rend ce livre si drôle parfois, ce sont les changements d’humeurs du compositeur américain – se montrant parfois amical et plein de considération, et parfois assassin –envers ses collègues (surtout européens). Passons directement à la troisième et dernière année où Feldman s’est rendu à Middelbourg, intervenant du 1er au 4 juillet 1987. Même si les passages mémorables pullulent plus que jamais, je me contenterai de deux dernières citations. La première, prélevée lors d’une formidable conversation avec Kaija Saariaho, Avons-nous vraiment besoin de l’électronique : “Je vis avec […] cette remarque d’Adorno : « Pas de poésie après Auschwitz », qui a changé ma vie. […] Je me disais : « Non, la poésie doit être meilleure après Auschwitz ». Donc, c’est quelque chose dont j’ai toujours été très conscient, que ma musique doit s’exprimer dans ce monde poétique général, vous voyez. De plus en plus, je dois formuler des exigences, comment parvenir à ceci, au lieu de me contenter d’une jolie idée et de la développer. En ce sens, je suis poussé par ce qui me semble être mon but et par ce qui me garde au travail. Si je n’avais pas eu ce sentiment, au sens d’une aspiration politique, éthique, morale, sociale sur l’état du monde après que je serai mort… Mais nous ne savons pas si la vie artistique de quelqu’un a vraiment une dimension morale.” La seconde, ce sont les derniers mots enregistrés, en toute fin de ces journées de juillet 1987 : “Eh bien, je veux tous vous remercier. Je suis arrivé ici en me sentant quelque peu faible et en me demandant si j’avais bien fait de venir. Mais maintenant je peux me lever et parler comme je le faisais avant et j’ai vu la clarté de ma pensée se préciser au fil de la semaine, et c’est très important pour moi. Et puis, si je n’étais pas venu, je serais à Buffalo : « Barbara, est-ce que tu peux m’apporter un autre verre de lait, s’il te plaît ?! (Il rit). Donc, pour tout cela, merci.” Morton Feldman venait tout juste d’épouser quelques semaines plus tôt la canadienne Barbara Monk, une de ses anciennes étudiantes, devenue compositrice. Mais, atteint d’un cancer du pancréas, il meurt le 3 septembre suivant à l’âge de 61 ans.

2.

Comment parler de Picasso l’étranger ? Comment oser en rajouter sur celui qui aura, depuis tant années déjà, fait exploser le rayon consacré à “sa vie / son œuvre” de nos bibliothèques (auxquelles il manquera toujours un livre à son sujet) ? On est intimidé, même si l’on a tenté, il y a un peu plus d’un an, de rendre compte de l’exposition Les musiques de Picasso qui s’était ouverte à la Philharmonie de Paris – mais il est vrai que ce thème nous arrangeait bien, et nous sommes heureux de pouvoir nous intéresser encore un peu à Parade à l’occasion de cette nouvelle exposition qui se tient au Musée de l’Histoire de l’immigration, dans l’ancien Palais de la Porte Dorée à Paris, du 4 novembre 2021 au 13 février 2022. Annie Cohen-Solal, autrice, notamment, d’Un étranger nommé Picasso (Prix Fémina essai 2021), en assure le commissariat. Le projet de Picasso l’étranger, nous confie-t-elle, remonte à l’inauguration officielle, le 15 décembre 2014, de ce musée ouvert au public sept ans plus tôt.

Ce dont on peut avoir le désir de faire passer après notre visite – et la lecture du très roboratif catalogue publié chez Fayard, toujours sous la direction d’Annie Cohen-Solal –, c’est la qualité de l’accrochage et de la mise en espace. On en sort l’esprit aussi libre qu’instruit – l’inévitable didactisme des cartels et autres inscriptions sur les murs destinés à informer le visiteur lambda n’a rien d’étouffant, ce qui laisse au visiteur du temps et de l’énergie pour se plonger dans la lecture des documents exposés, et écouter ce qui se diffuse sur les écrans plats posés au mur – contrepoint utiles aux innombrables choses à voir, le regard sans cesse sollicité trouvant rapidement ses marques sans devoir être guidé comme un enfant ou un aveugle. Autre chose : l’originalité de ce sujet, “l’étranger”, a le mérite de relancer l’affaire Picasso de belle manière. Libération en a fait sa Une, interrogeant au passage la commissaire de l’expo : “Ce qui m’intéressait, dit Annie Cohen-Solal, c’était d’aller à la source, de comprendre pourquoi Picasso n’avait jamais pu devenir français. Depuis trente ans, toutes mes recherches se situent au croisement entre expatriation et histoire de l’art. Travailler sur Picasso, c’était donc le fruit du hasard et une évidence.”

Catalogue Picasso l’étranger p.134-135 © Fayard / Musée de l’Histoire de l’immigration

Dans le même entretien pour Libération, elle nous avoue avoir mené une enquête “comme pour un polar”, allant aux archives de la police, “récupérant les mains courantes des commissariats”, se retrouvant ainsi “dans les bas-fonds du Paris du début du XXe siècle.” Apparemment rien n’a été jeté, ni par l’artiste, ni par les archivistes. Que faire d’une telle richesse ? On a maintenant la réponse. Et ce n’est pas plus mal de la recevoir à un moment où cette question de “l’étranger” revient de manière aussi ignoble que dangereuse. Annie Cohen-Solal a conçu cette exposition comme “politique” et même “engagée”. À son arrivée à Paris, Picasso a été repéré par les indics de la police et stigmatisé pour son accent et son anarchisme. Mais on ne l’ennuie pas plus que ça, l’état se contentant de lui demander de renouveler sa carte d’étranger tous les deux ans au commissariat, ainsi que d’y apposer à partir de 1937 ses empreintes digitales. Quand, sous le régime de Vichy, ces fiches remontent à la surface (avant d’être transférées à Berlin, puis en Union Soviétique, pour finir par être récupérées, il y a 20 ans), sa demande de naturalisation en avril 1940 est rejetée. Il reste cependant fidèle au pays qui refuse de le compter parmi les siens, ne prenant pas le premier bateau pour l’Amérique contrairement à nombre de ses amis. Il traverse l’époque de manière assez stoïque, sans jamais se plaindre.

Archives demande de naturalisation 1940. Catalogue Picasso l’étranger p.152-153 © Fayard / Musée de l’Histoire de l’immigration

À la fin de la guerre, il adhère au Parti Communiste et quitte Paris pour le Sud de la France. Quand en 1947, il fait une donation importante de ses œuvres, le directeur des Musées de France prononce ces mots : “Aujourd’hui cesse enfin en France le divorce entre l’état et le génie” ! La dation après sa mort est à l’origine de la fondation du Musée Picasso Paris, ce qui le consacre définitivement en “grand artiste national, d’origine andalouse”. S’il n’a pas été l’étranger de Camus ou l’intrus de Jean-Luc Nancy, Picasso, assez pudique, voire secret, sur le sujet, a cependant traversé son époque en être plusieurs fois blessé. Annie Cohen-Solal insiste sur l’importance de “redécouvrir, derrière sa réussite flamboyante, la précarité qui fut la sienne en tant qu’étranger”, ce qui ne peut que nous “rendre sensible à la vulnérabilité de tout expatrié” (citations prélevées dans l’entretien avec Alexandra Schwartzbrod pour Libération).

Pablo Picasso, Costume du manager français du ballet Parade. Photo de visite d’expo au Musée de l’Histoire de l’immigration © Virginie Vincienne

Maintenant j’aimerais déposer, à partir de notes prises dans le carnet que j’ai toujours en poche, quelques traces de ma première visite, à la fois lente, attentive, et comme toujours trop brève (mais comment s’imprégner longuement de tout ce qui nous est proposé sans devenir fantôme ? On aimerait tant hanter, simultanément, les expositions du moment : avoir une antenne permanente et mobile, ouverte à ce que nos humeurs parfois changeantes nous poussent à explorer). Et tout d’abord, remarquer – on le savait déjà, mais, là, c’est particulièrement frappant – la multiplicité de ses pratiques, artistiques et artisanales. J’ai déjà nommé le ballet Parade. Il est émouvant pour quelqu’un qui a découvert très jeune la musique de Satie de voir en taille réelle le grand Costume du manager français conçu pour ce ballet, tout en écoutant en boucle un fragment d’enregistrement de la partition, qui se mixe très vite avec les autres sons de cette exposition (et notamment ceux produits par les visiteurs). Puis les dessins, parfois bandes dessinées gravées, de Picasso : tout le travail sur papier. C’est sur ces œuvres que mon regard s’attarde le plus, par goût du dessin, mais pas seulement, qui incite à tracer des lignes (de vie) entre ces papiers, y compris d’identité, qu’ils soient imprimés ou réalisés à la main, ainsi qu’avec les photographies. Les peintures valent bien entendu le détour, mais on en connaît l’essentiel, car elles proviennent souvent des collections du Musée Picasso.

Pablo Picasso, Tête de femme photo de visite d’expo au Musée de l’Histoire de l’immigration © Virginie Vincienne

Et enfin, les sculptures. Il y a notamment une salle où on en découvre plusieurs, dont une n’est pas de lui, mais de Giacometti, Homme et femme (1928) de ce dernier précédant Tête de femme (1929-1930) de son aîné. À propos de Giacometti, une des archives présentées qui m’a le plus émue est une brève vidéo où on le voit converser avec Igor Stravinsky. Le compositeur se souvient de ses années de collaboration avec Picasso (on peut voir dans l’exposition le masque que ce dernier a créé pour Pulcinella en 1920) et se désole de ne l’avoir jamais revu après son départ aux États-Unis à l’automne 1939. Giacometti lui répond que, lui, n’a cessé de le voir tout au long de la guerre : ils allaient boire des coups ensemble quasiment tous les jours, mais, au fond, il n’en sait pas davantage que le Russe à son sujet. Picasso, l’étrange étranger ? L’insaisissable ? À la fois trop aimé et mal aimé ?

Pablo Picasso, Chat saisissant un oiseau © Fayard / Musée de l’Histoire de l’immigration

Ce qui est fascinant, c’est le frottage permanent entre le souvenir et ce qu’on découvre : comment poser un regard renouvelé sur ce que l’on connaît déjà, mais qu’on a en partie oublié ? Devant tel Minotaure ou tel Chat saisissant un oiseau, on remarque qu’ils se sont inscrits depuis longtemps dans notre mémoire ; mais quand on repasse devant ces œuvres si fameuses, après avoir découvert des pièces ou des documents inconnus dans certaines salles, on doit avouer qu’on est loin de vraiment les connaître – qu’elles ne sont pas épuisées en nous. C’est comme quand on découvre enfin Les demoiselles d’Avignon au MOMA – cette peinture si célèbre que l’on a vue tant de fois en reproduction –, on subit un choc profond : c’est comme si c’était la première fois qu’on la découvrait, belle et fraîche comme une inconnue sublime.

Il faut donc aller voir Picasso l’étranger, pour le travail documentaire ô combien sérieux, compétent, qui ouvre de nouvelles pistes de réflexion ; mais aussi pour cette incitation à se plonger dans une fiction, bien plus ouverte que fermée, comme si la pénétrant, nous devions passer de l’autre côté du miroir d’Alice, histoire de prendre un peu distance, avant de renouer, une fois revenu les pieds sur terre, avec l’Histoire.

3. Même si nos bibliothèques sont loin de posséder un rayon Giacometti équivalent au rayon Picasso, ce ne sont pas les livres au sujet de l’artiste suisse (qui a eu son premier atelier à Stampa ; et son dernier 46 rue Hippolyte Maindron dans le 14e arrondissement de Paris) qui manquent. De la monumentale monographie d’Yves Bonnefoy (Flammarion, 1991) aux témoignages – plus modestes, mais s’étendant sur plus d’une centaine de pages – de certains de ses modèles comme James Lord (Un portrait par Giacometti chez Gallimard) ou Isaku Yanaihara (Dialogues avec Giacometti chez Allia), en passant par le rassemblement des Écrits de l’artiste présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin (Hermann, 1990) ou par le beau livre d’André du Bouchet (Alberto Giacometti – Dessins 1914-1965, Maeght, 1969), sans oublier nombre d’essais en volume ou dans des catalogues d’exposition, on peut reconnaître que l’artiste plus que célèbre pour son Homme qui marche (mais encore trop peu connu pour ses travaux sur papier qui sont pourtant parmi les plus étonnants de son époque) a été servi, au point qu’une sorte de mythe a fini par se créer : celui d’un homme douloureusement obsédé par certaines exigences qui lui ont rendu le travail, sinon impossible, disons difficile. “Il sait que détruire est le moyen, le seul moyen d’avancer” note Yanaihara. “Giacometti semble s’être débattu la plus grande partie de sa vie contre l’habileté qui avait marqué ses débuts. Cézanne ne pouvait s’empêcher de trouver l’art difficile. Giacometti l’aurait trouvé facile s’il n’avait vu comment le rendre difficile” écrit David Sylvester, grand critique d’art anglais, auteur de Looking at Giacometti paru à Londres en 1994, dont les éditions de L’Atelier contemporain ont eu la bonne idée de rééditer en poche (collection “Studiolo”) sa traduction par Jean Frémon sous le titre En regardant Giacometti (parue une première fois en 2001 chez André Dimanche).

On s’en souvient, L’Atelier contemporain nous avait proposé à la fin du printemps dernier un rassemblement des écrits de David Sylvester sous le titre L’Art à bras-le-corps (sous-titré parcours dans l’art du XXe siècle – édition établie, traduite et présentée par Olivier Weil, 672 pages). Ce livre, stupéfiant par l’énergie qu’il dégageait, et son intelligence critique, m’apparaît décidément, alors que j’en reprends la lecture une fois encore pour y retrouver des traces de présence de Giacometti, comme une des plus importantes publications de cette année. Au moment de sa parution, l’éditeur avait annoncé la sortie rapide de deux nouveaux essais de Sylvester dans sa collection “Studiolo”. C’est chose faite pour le premier. Ce sera bientôt le cas pour le second (au sujet de Francis Bacon).

Lisons – relisons – En regardant Giacometti. Quand on est pris par une lecture aussi captivante, on oublie de souligner ce qui nous frappe ou de coller des post-il sur les pages les plus mémorables. On se met alors en quête, enrageant de ne pas retrouver ce qui s’était imprimé en nous – certes de manière imparfaite, comme gratté et recouvert de scories diverses. Ouvrant au hasard cette nouvelle édition, on tombe inévitablement sur des lignes méritant d’être relevées : “Un jour, alors que je voulais dessiner une jeune fille, quelque chose m’a frappé, c’est-à-dire que, tout d’un coup, j’ai vu que la seule chose qui restait vivante, c’était le regard. Le reste, la tête qui se transformait en crâne, devenait à peu près l’équivalent du crâne du mort. Ce qui faisait la différence entre la mort et la personne : c’était son regard (entretien de 1951 avec Georges Charbonnier)”. David Sylvester : “Quand on pose pour Giacometti, on a le sentiment qu’il veut qu’on le regarde aussi fort qu’on le regarde.”

L’été 1960, Alberto Giacometti a fait le portrait de David Sylvester. Longue affaire – entre épreuve et jeu d’échanges. Ce dernier raconte : “Les séances de poses commençaient entre trois et quatre heures et duraient jusqu’à sept heures et demie, heure à laquelle la lumière du jour baissait ; il travaillait alors à la lumière électrique (une simple ampoule de tungstène) avec Isaku Yanaihara [qu’il avait fait venir du japon] dont il faisait en même temps une peinture et un buste en terre physiquement grandeur nature. […] Giacometti devait travailler doublement parce qu’il avait, sans y penser, fait venir à Paris en même temps ces deux modèles et qu’il ne voulait pas les décevoir. Bien sûr, c’est lui qui payait nos frais et plus d’une fois il m’a dit avec délectation que le prix du billet d’avion de Yanaihara faisait de lui le modèle le plus cher de l’histoire de l’art.” Pendant les deux tiers des séances, Giacometti “travaillait de manière détendue, parlant librement et écoutant attentivement.” Parfois il réclamait le silence, marmonnant qu’“il ne savait pas peindre”. Sylvester analyse que ses lamentations venaient du fait de “travailler en présence du sujet”. Alors, pour se débarrasser de ces gémissements incongrus, il poursuivait le travail en l’absence du sujet : de mémoire. Dans le chapitre intitulé Une espèce de silence, Sylvester écrit : “Il me semble maintenant que Giacometti a sacrifié son art à la poursuite d’une obsession. Et quand je dis son art, je ne parle pas seulement des qualités esthétiques mais précisément de ce qui lui importait le plus, la ressemblance : dans ses peintures des dernières années le sens de la lutte contre les difficultés dépasse le sens de la présence humaine.” Il serait intéressant, comme souvent, d’égrener les titres de chapitres afin de voir comment cet enchaînement fonctionne. Il y en a onze : Perpétuer l’éphémère / Un aveugle dans le noir / Un disque d’espace-temps / La pertinence des contraires / Le résidu d’une vision / Pièges / Avec de légères variantes / Perdre et trouver / Quelque chose qui est finalement inconnu / Une présence séparée / Une espèce de silence.

Un assez long entretien avec Alberto Giacometti prolonge ces onze chapitres. Sylvester est un remarquable interviewer. Prélevons deux fragments de leurs échanges, retenant ce qui a été prononcé par l’artiste :  “Moi, je suis émerveillé chaque fois que je vois, parce que je ne peux plus croire à la réalité – qu’est-ce qu’on peut dire ? – matérielle, absolue. Tout n’est qu’apparence, non ? Et si la personne approche, je cesse de la regarder, mais elle cesse d’exister aussi ! Ou alors ça devient affectif, j’ai envie de la toucher, n’est-ce pas ? La vision n’a plus d’intérêt.” / “Même si on croit effacer ce qu’on a fait les jours précédents, ce n’est pas vrai, on ne le défait pas. Le petit peu qui est gagné reste. Et alors ça me passionne beaucoup plus que de faire de grandes figures qui font de l’effet ! […] [mes grandes sculptures] on leur donne une importance tout-à-fait exagérée par rapport au reste de mon travail, uniquement parce qu’elles sont grandes, c’est-à-dire pour un motif tout à fait idiot et primaire. […] L’exaltation de soi et des autres, c’est-à-dire pour des motifs qui n’ont rien à faire avec la plastique en soi, est quand même défendable. Mais c’est assez primaire, c’est comme une idée enfantine de conquérir le monde : plus on en possède, plus on est content. Mais là, on devient comme les enfants, d’ailleurs on l’est presque tout le temps.”

Signalons que cette même collection “Sudiolo” propose une autre réédition, celle d’un livre de Gaëtan Picon, publié une première fois chez Skira en 1967 : Ingres. Il est heureux que l’éditeur strasbourgeois remette en circulation ces textes qui n’ont rien perdu de leur pertinence. N’ayant assez de place pour m’attarder sur ce petit essai, suite à ces trois longues recensions, je me contenterai de prélever ces deux courts passages : “La singularité, l’étrangeté de Ingres – pour nous qui croyons au temps – c’est cette façon d’y être insituable.” / “Une sensualité du regard est-elle une sensualité ? On est plutôt enclin à parler d’érotisme, l’érotisme s’opposant à la sensualité comme à un mouvement naturel, un mouvement butant sur un obstacle, exaspéré, redoublé par lui – un élan à la fois dévié et monté. Il y a un érotisme d’Ingres pour autant qu’il existe une obsession que l’inassouvissement perpétue. C’est l’impossédable de ces corps (figuré par la froideur d’un corps solitaire ou par la profusion) qui relance perpétuellement le regard.”

Et enfin, pour boucler la boucle, revenant ainsi à notre point de départ, la musique – cette musique, plus particulièrement qui s’intéresse aux relations entre l’écoute et le regard, comme chez Feldman, par ailleurs fin observateur, non seulement de la peinture, mais de tout ce qui fait image (ou plutôt surface colorée, tressée, tissée, peinte par coulées ou par toute autre manière de recouvrement) –, je voudrais signaler rapidement un livre paru au début du printemps dernier et publié par les Presses universitaires de Provence (Aix et Marseille universités) : Conflits de l’oreille et de l’œil dans l’œuvre musicale – sous-titré L’écoute intériorisée – écrit par Matthieu Guillot, musicologue, chercheur. Ce livre où la relation entre l’écoute et vision est finement explorée pourrait, je pense, intéresser quelques lecteurs et lectrices de cette constellation. Son sujet n’est pas d’analyser les relations problématiques entre musique et arts plastiques, mais (pour aller vite) de s’intéresser à ce qui les sépare, jusqu’à préconiser de tendre vers une écoute intérieure, en se coupant de toute vision extérieure. Mais comment entrer en dialogue avec le son en faisant pièce au flux d’images qu’il provoque jusqu’à parasiter l’écoute, notamment en concert ? L’acousmatique est centrale dans cet essai. Matthieu Guillot pose cette question : “Quelle serait l’écoute la plus appropriée, la mieux disposée à comprendre au plus près l’œuvre musicale vivante : la véritable écoute ? Celle qui s’ouvre à l’extérieur, suppléée par la vision, ou celle qui se referme sur son espace intérieur et s’y recueille – mais pour mieux accueillir l’œuvre ?” Et en arrive à cette belle conclusion : “Écouter l’œuvre musicale comme il convient reviendrait à plaquer son oreille contre une porte, mais une porte qui, quoique close, en nous s’entrouvre, puis s’ouvre progressivement : sur l’espace intérieur de notre propre écoute, sur notre intériorité même. Aussi, faire don de ses yeux à la musique n’est pas un sacrifice, mais une offrande.”

Morton Feldman, Au-delà du style, traduit par Jérôme Orsoni, Éditions de la Philharmonie de Paris, novembre 2021, 594 p., 30 €
Picasso l’étranger, sous la direction d’Annie Cohen-Solal, Fayard / Musée de l’Histoire de l’immigration, novembre 2021, 288 p., 37 €
David Sylvester, En regardant Giacometti, L’Atelier contemporain, novembre 2021, 256 pages, 8 € 50
Gaëtan Picon, Ingres, L’Atelier contemporain, novembre 2021, 160 p., 7 € 50
Matthieu Guillot, Conflits de l’oreille et de l’œil dans l’œuvre musicale, Presses universitaires de Provence, avril 2021, 160 p., 7 €