Militant gauchiste à l’origine (c’était à la Gauche prolétarienne), Olivier Rolin est devenu par la suite et chemin faisant un véritable globe-trotter dont les récits se nourrissent de maints voyages, rencontres et expériences lointaines, tous plus ou moins littéraires. Pourtant, il a passé une bonne moitié de sa vie dans une seule et même rue de Paris au cœur même de Saint-Germain-des-Prés. Ce fut, en effet, dans un appartement un peu bas de plafond de la rue de l’Odéon qu’il écrivit ses livres, appartement dans lequel il a accumulé quantité d’articles, d’objets, de souvenirs. Or, voilà que son propriétaire lui enjoint de « vider les lieux », parce qu’il aura bientôt l’usage de ces derniers.
Inventaire et déménagement vont donc alimenter les récits du présent livre que Rolin conduit avec une verve contagieuse qui ne dissimule pas toujours la mélancolie qui gagne un auteur depuis si longtemps intégré à son charmant bout de rue. Il est vrai que quitter la rue de l’Odéon, c’est rompre avec le coin le plus littéraire de Paris et le centre d’un univers de haute culture, là même où furent situées longtemps deux librairies célébrissimes, la « Maison des Amis du Livre » d’Adrienne Monnier ainsi que « Shakespeare and Company » que tenait l’Américaine Sylvie Beach. Sans doute la rue a-t-elle beaucoup perdu de son éclat et seule certaine nostalgie peut en entretenir le souvenir. De toute manière, Vider les lieux, qui se lit avec un vif plaisir, vaut tout à la fois comme livre-rue et comme livre-monde, l’un et l’autre se confondant en un seul univers. N’est-ce pas là dans cette rue que l’Ulysse de James Joyce vit le jour et fut traduit ? Et c’est bien ce roman qui constitue l’œuvre-fétiche du présent bouquin.
C’est donc dans un cadre tout à la fois restreint et immense que le narrateur situe son récit sans craindre l’anecdote ou la petite touche érotique en passant. Ainsi de notre narrateur se plaisant à évoquer les visites qu’en pyjama lui rendit volontiers à certaine époque sa voisine d’en face au milieu de la matinée. Ou bien encore, en fin de volume, les bavardages égrillards et sans fin dont se fendait Luc, l’ami coiffeur pour dames (intellectuelles), et dont notre auteur rêvait d’enregistrer en larges extraits la bondissante éloquence populaire.
L’écueil de tout déménagement comme de tout classement de bibliothèque est on ne peut plus prévisible. C’est qu’au lieu de trier et de ranger, le déménageur s’attarde à lire le premier ouvrage qui s’ouvre à n’importe quelle page tentatrice et qu’il se mette à dévorer, ce qui revient souvent à relire. Et c’est là que, dans le cas présent, le propriétaire des ouvrages va se noyer et, pour tout dire, manquer de se perdre. Ce qui sauve Rolin d’un tel désastre, ce sont deux des principes qu’il a mis en application depuis tout un temps. C’est d’abord qu’il a classé par catégories la montagne des imprimés conservés : car il y a, en dehors des livres si nombreux, les journaux, les revues, le courrier, les documents, sans parler des objets-souvenirs de toutes sortes. C’est ensuite que, selon un principe qui concerne un nombre plus étroit d’ouvrages, ceux qui ont été lus en avion (Rolin adore les avions), en bateau, en train ou selon un autre mode de locomotion encore. Car, pour ceux-là, chacun, roman ou essai, porte la mention du trajet parcouru sur le temps de la lecture. Et ce sont là des mentions qui vivifient à bon escient le souvenir d’une découverte. En somme, elles mettent bout à bout les séquences d’une existence d’auteur-lecteur. Il n’est pas rare d’ailleurs qu’en plus d’un cas l’enseigne du magasin où fut acheté l’ouvrage soit également consignée.
Mais, pour les intenses voyageurs, la mémoire fait également son office. C’est qu’il ne manque pas, au-delà des trajets et de par le vaste monde, de brèves rencontres et de passantes agréablement baudelairiennes. Les cartes postales de rappel serviront notamment à renouer. Ainsi à propos de telle fille-chat remarquée sur une ligne de train chinoise, Rolin de noter : « À la gare d’Hulun Buir, emportée par la foule qui descendait du train, elle se retourna pour m’envoyer un sourire charmant. Quel con quand même, de type ! se disait-elle peut-être. C’est en tout cas ce que je me disais, moi, mais aussi, qu’aurais-je pu faire ? » (p. 166)
Il y aurait encore tant à dire et à faire avec la documentation fébrile et abondante qu’a entassée sous tout format Olivier Rolin. Mais, conclut-il, « la rue de l’Odéon ne va pas jusqu’à la mer, à peine s’est-elle élancée qu’elle s’arrête, bute contre le boulevard Saint-Germain. Terrienne, urbaine, limitée, quoi qu’on en ait. » (p. 220). Donc nous n’irons pas au-delà de cette frontière. C’est le moment d’un hommage au terme d’un dernier parcours. Mais qui le rendra le plus adéquatement ? Trois personnages s’en disputent l’honneur. Nous sommes donc à Dublin ; Buck Mulligan, élève son bol de mousse à raser comme un calice pendant que s’achève tard dans la nuit au numéro 7 d’Eccles Street le sommeil partagé dans le lit où Léopold et Molly Bloom sont couchés tête-bêche, Molly ne se retenant pas de soliloquer.
Olivier Rolin, Vider les lieux, éditions Gallimard, mars 2022, 224 p., 18 € — Lire un extrait