1. Malgré le désir d’agencer quelques nouvelles constellations se défiant de tout regroupement par genre, le hasard des publications fait que, de temps à autre, la pile jamais épuisée des lectures en cours rétablisse d’elle-même une forme d’ordonnancement privilégiant certains domaines comme la poésie ou la bande dessinée. C’est ce qui vient de se passer avec ces deux épisodes de Choses lues, choses vues publiés simultanément aujourd’hui, concernant pour le premier six livres de littérature, dont cinq touchant de plus ou moins près à ce qu’on entend par “poésie”, et pour le second (par l’effet d’une symétrie imprévue) six de nouveau, dont cinq proposés au rayon bande dessinée, auxquels s’est agrégé un roman fraîchement imprimé qui a exigé, tel un corps vivant, doué de parole, d’être lu sans plus attendre. Il s’agit d’Ubik de Philip K. Dick. Hélène Collon vient d’en réaliser une nouvelle traduction (aux Éditions J’ai lu “nouveaux millénaires”), quatre décennies après la première, due à Alain Dorémieux, qui était déjà de belle facture (contrairement à celle, par exemple, du Maître du Haut Château dont la remarquable traduction de Michelle Chartier publiée en 2012 aux mêmes éditions avait permis de revaloriser ce livre qui pouvait jusque-là passer, pour qui n’avait jamais tenu en main l’original, comme étant plutôt “mal écrit”).
Ouvrage classé au rayon “science-fiction”, rédigé par un écrivain qui se voyait en “philosophe romanceur”, Ubik continue de faire événement, étant l’un des “plus lus, des plus commentées, des plus aimés” (pour reprendre les mots de Laurent Queyssi en postface de cette nouvelle traduction) du corpus dickien. Hélène Collon (interrogée le 3 février dernier par Olivia Gesbert pour La Grande table de France Culture) : “Il me semble que toutes les traductions doivent être refaites au bout d’un certain temps, elles sont le reflet de leur époque et de leur traducteur, et donc il était temps, les mots d’aujourd’hui ne sont pas tout à fait les mêmes qu’en 1969, même si les concepts demeurent. […] Les difficultés de traduction avec Philip K. Dick, il n’y en a pas beaucoup, il faut juste être familier avec sa musique, avec son œuvre, il faut pénétrer dans sa manière de penser, il faut avoir le temps de s’y plonger…” Et prendre le temps de la relecture, dans l’oubli de la précédente : ne pas chercher à comparer, à peser la part de gain et de perte d’une traduction, l’autre. Mais comme dans le temps j’ai fait lire de brefs fragments d’Ubik dans le cadre d’une création radiophonique (La compagnie des chimères, A.C.R., printemps 1988), j’ai mémorisé certains brefs passages de la version française de 1969. Par exemple, les graffitis écrits par le semi-vivant Glen Runciter découverts par deux de ses employés dans les toilettes : “SAUTEZ DANS L’URINOIR POUR Y CHERCHER DE L’OR. / JE SUIS VIVANT ET VOUS ÊTES MORTS.” ; “PLONGEZ DANS LA BAIGNOIRE POUR VOIR D’OÙ VIENT LE VENT. / VOUS ÊTES TOUS MORTS, JE SUIS VIVANT.” Dans la traduction d’Hélène Collon, cela devient : “SAUTE DANS LA CUVETTE SANS REMORDS. / JE SUIS VIVANT ET VOUS ÊTES MORTS.” ; “PLONGE DANS L’ÉVIER ET PASSE DEVANT. / VOUS ÊTES TOUS MORTS. JE SUIS VIVANT.” Je note que, dans cette version de 2022, ces graffitis ne sont pas imprimés en capitales d’imprimerie, mais à l’imitation d’une écriture manuscrite : comme étant de la main même de Runciter. La composition typographique est bien plus travaillée aujourd’hui, et pas seulement en ce qui concerne les changements très ponctuels de caractères (je pense à l’usage des italiques pour caractériser les pensées intérieures des personnages).
Comme je ne reconnaissais pas ce qui s’était gravé dans mon oreille comme dans du marbre, j’ai vaguement sursauté, avant non seulement de m’y habituer, mais d’y trouver mon compte. Car, pour le reste, la lecture est entraînée par la grande fluidité, le ton et tout ce qui excite l’écoute : par ce qui alimente le désir que ça n’en finisse pas. Pas de “petite musique” chez Dick, qui est un excellent connaisseur des compositions musicales les plus savantes du passé, comme de certaines musiques populaires de son temps. A l’intersection des deux, on retrouve une célèbre chanson de John Dowland (publiée à Londres en 1600) dans le titre d’un de ses plus beaux romans : Flow My Tears, The Policeman Said.
Si le monde se partage entre lecteurs et non lecteurs d’Ubik, il ne me semble guère utile de tirer paresseusement à la ligne une exégèse-express de plus à l’intention de qui en a déjà fait son miel, et pire encore, un tract publicitaire exhortant les réfractaires à rejoindre le cercle des aficionados. Il faut cependant noter que ces multiples relances du corpus inépuisable de Dick en langue française – de nouvelles traductions de cinq de ses romans les plus importants et une révision générale du corpus ayant suivi dans les années 2010 celle de l’intégrale des nouvelles dont Hélène Collon (faisant bien plus qu’harmoniser les précédentes traductions) avait été chargée près de vingt ans auparavant (l’édition la plus récente est sortie en 2020 dans la collection “Quarto” de Gallimard) avant de se lancer dans une formidable adaptation en deux épais volumes de l’Exégèse (sans oublier sa traduction de l’Opus 1 totalement méconnu, Ô nation sans pudeur) – doivent nous inciter à ne jamais en rester à notre première lecture, y compris pour certains romans jugés “mineurs”. Car, avec Dick, nous sommes aux antipodes de la littérature de pure consommation, même s’il lui arrive parfois de céder aux lois du genre pour faire bouillir la marmite. Il s’agit chez lui d’un travail à la frontière, de la fiction et de l’essai, agissant aux multiples points de rencontre du visuel et du sonore. Il est donc nécessaire de désarticuler l’imagerie conventionnelle accordée au genre (y compris dans ses dérives post-surréalistes) pour la mettre en phase – pour opérer des modes de friction – avec ce qui arrive quand le temps est out of joint. C’est pourquoi ses romans et nouvelles sont si difficiles à transposer au cinéma (si l’on excepte deux ou trois réussites) car cela implique un sacré engagement côté composition, au sens le plus large (comme quand Tod Machover a utilisé les moyens de l’Ircam – l’ordinateur 4X – pour son opéra Valis, créé en 1987).
Les derniers mots d’Ubik étant : “Ce n’était que le début”, il est tentant de les enchaîner aux tous premiers, afin de boucler la boucle : “Les amis, tout doit disparaître ! Super promo/Offre spéciale sur tous nos modèles d’Ubik électrique et silencieux. La maison ne recule devant aucun sacrifice. (Prix cassés !) Et n’oubliez pas : tous les Ubik en stock ont été utilisés conformément au mode d’emploi”, avant de lire ou relire dans la foulée le trop sous-estimé Au bout du labyrinthe, que J’ai lu vient de rééditer en poche, dans une traduction, non pas nouvelle, mais révisée.
2.
Retenez-nous ou on fera un malheur est le titre de la huitième compilation de dessins de presse de Willem aux Requins Marteaux : 168 au total (plus deux autres en couverture et un cabochon en dernière page) parus en 2020 et 2021, année de son départ de Libération où il aura tenu quarante ans (il reste encore actif chaque semaine dans Charlie Hebdo, et chaque mois dans Siné Mensuel). Comme on le sait, Coco l’a remplacé à Libé où il lui arrive de reprendre de temps à autre le mood graphique de son aîné. Mais si le travail est là, incontestable, même si certains dessins font mouche, ce léger mimétisme ne peut que renforcer un sentiment de manque. Difficile de succéder à Willem qui ne s’est jamais planté, je parle de son trait – sa justesse, son acuité – dont il est toujours difficile de parler, ces dessins étant faits pour clouer le bec (et faire hurler ceux qu’ils dérangent), tant par l’idée – qui doit être saisie au premier coup d’œil – que par le travail de la main, inimitable jusqu’au lettrage. Le lien avec l’actualité du jour (ou plutôt de la veille) ne condamne jamais le dessin de Willem à une vie éphémère. Quand on aura oublié les sinistres personnages et les situations qu’il a caricaturés, ses images continueront de frapper les regardeurs par leur force visuelle.
Succédant à Willem Akbar ! (2015), Macron l’amour fou (2018) – tous deux construits en 11 chapitres – et Les imbuvables (2020) – en 2 x 8 chapitres, avec deux ouvertures : Macron et Trump (sans oublier les cinq volumes de plus petit format qui les avaient précédés) – Retenez-nous ou on fera un malheur est cette fois en 15 chapitres, les deux tiers d’entre eux recueillant dix images et les 5 autres, douze (trois fois), quatorze et dix-huit. Les dessins, présentés en double page, sont ordonnancés par thématiques (politique sanitaire, situation internationale, religions, etc.) et personnalités du monde politique (Macron, Erdogan, Poutine, Le Pen, Sarkozy, Biden, etc.). Comme Willem a un esprit égalitariste, tout le monde en prend pour son grade. Constatant la montée en force de Marine Le Pen, il écrit : “Elle n’a pas grandi, ce sont les autres qui ont rétréci”, avant de s’intéresser au duel entre l’extrême-droite et la droite extrême, motif d’une campagne présidentielle plus que jamais nauséabonde. On rit souvent, le cœur et les dents serrés, mais soulagés de voir matérialisé noir sur blanc, sous forme de caricature, et sans concession, ce qui nous pourrit l’existence : de l’oxygène graphique dans un monde pollué à l’extrême.

Parler n’est pas le fort de Willem, même s’il accepte volontiers de participer à des rencontres publiques où il répond, avec simplicité, aux questions qui lui sont posées. J’ai pu en faire l’expérience en décembre dernier lors du dernier SoBD (à la Halle des Blancs-Manteaux dans le Marais Parisien) où il était président d’honneur (associé à Numa Sadoul). Étant lui-même grand papivore chroniqueur de livres à Libé ou à Charlie, Willem ne trace jamais que quelques mots à leur sujet, en contrepoint d’une image soigneusement choisie : le strict nécessaire pour inciter ses lecteurs à aller voir par eux-mêmes – ce presque rien déposant une trace autrement mémorable que la majorité des jugements critiques établis dans la presse. Aussi conviendrait-il de faire de même au sujet de ce nouveau recueil. Non pas de nous montrer réservés (bien au contraire), mais d’accorder le dernier “mot” au dessin (même si seulement quinze sur cent soixante-et-onze sont dépourvus de mots, soit un peu moins d’un sur dix). Au suivant. On a faim…

3.
Qui cherche “à évoluer dans un délire réel, quelque part entre un horizon et un vertige” devrait placer Archéologie d’un vol de Thomas Gosselin (Atrabile) sur sa table de chevet. Formant le “troisième volume d’une trilogie informelle entamée par Lettres d’amours infinies (2018) et poursuivie par Francesca Murphy ! (2020 – chroniqué ici-même), Archéologie d’un vol favorise, dans la tradition des Mille et une nuits et du Manuscrit trouvé à Saragosse, les récits fragmentés et enchâssés au détriment d’un récit unique et linéaire”. On ne s’en plaindra pas, sachant au moins depuis Le récit hunique de Jean-Pierre Faye (Seuil, collection “Tel Quel”, 1967) que tout récit digne de ce nom ne peut se construire que de suspension en suspension. Telle une aventure, en perpétuelle dérive dans un terrain vague semé de trappes, l’écriture d’un récit, aussi bien “moderne” que “terriblement ancien”, n’a pas seulement à voir avec les mots, mais aussi avec l’espace – le dess(e)in – mis en branle par un incipit (ou petite histoire) : “Comment tenter d’attraper au vol ce qui rend possible une narration, si on commence par se donner cette possibilité. C’est-à-dire si l’on raconte une petite histoire pour commencer ?” (Faye). [Pris par une intuition soudaine, je jette un coup d’œil rétrospectif sur ce que j’avais écrit il y a deux ans – et en grande partie oublié – au sujet de Francesca Murphy !, deuxième volume de cette trilogie de Thomas Gosselin, et me rends compte que j’avais déjà cité en ouverture une phrase d’un livre de Jean-Pierre Faye, l’incipit du Journal du voyage absolu : “Entrer dans un livre est le seul moyen connu pour entrer dans une tête”. Curieux retour d’un auteur qui n’est pas cité tous les jours… Alors, du fait qu’Archéologie d’un vol me laisse provisoirement dépourvu de mots pour en rendre compte, je relis par fragments Le récit hunique et tombe sur ceci : “L’écriture, c’est donc ce qui fait passer le récit humain du chant au dessin.”]
Il est singulier que la première pensée qui me soit venue à la lecture de cette bande dessinée d’un auteur encore jeune (né en 1979) renvoie à cette histoire d’avatars et de transformations, qui remonte à la nuit des temps, même si on ne l’a formalisée que récemment. Il me semble que tout(e) auteur(e) de bande dessinée devrait en méditer les potentialités créatrices. Au fond, que l’on écrive de la poésie, de la fiction, ou que l’on dessine des planches, l’important est de saisir au vol ce qui vient matériellement à l’esprit que ce dernier transmet, avec plus ou moins de décalage, à la main (celle qui écrit et dessine, souvent avec le même outil). Peu importe, la manière dont les choses raccordent (et s’accordent) au moment du passage à l’acte : quand on a une véritable exigence côté vision, on développe conjointement un sens aigu des agencements. C’est ce qui a lieu avec Archéologie d’un vol qui nous embarque, en compagnie de quatre personnages, dans un véhicule encombré d’objets. Ou plutôt de choses : “Je préfère parler de « choses »” dit Hicham, “les « objets » existent sans nous, là où les « choses » sont plus faciles à investir ou à détourner. Et ces choses, c’est tout notre vocabulaire. On est comme des poètes, ou comme n’importe quel voyageur d’ailleurs, on emmène partout notre société ou notre solitude.” Soit une étoile en plastique, un entonnoir, des cordes à nœuds, des polyèdres réguliers, des briques, des sandwiches, des porte-bonheurs, etc. Et, in fine, cet emboîtage de récits prend de la hauteur, au sens premier : par un envol vers là où tout est sens dessus dessous, une fois encore, suspendu – les trois dernières planches de cet album parfois légèrement bavard se montrant résolument muettes, ne proposant pas même le mot “fin”.

Tout au long de notre traversée de ce récit tissé de récits faisant (ou non) retour, on aura ri, souri – parfois franchement, mais le plus souvent de manière distanciée ; on aura manifesté çà et là un regard inquiet, ou troublé – perdu, perplexe – ou encore épuisé (mais aussi régénéré). Il convient donc d’aborder cette Archéologie en conscience qu’elle ne se donnera pleinement qu’à qui participe au surgissement du sens (bien au-delà de la simple compréhension d’un message). Je ne prendrai pas le risque de définir (de limiter, de lisser) le projet de Thomas Gosselin dont je ne peux qu’imaginer, au risque de me tromper, ce qui chez lui s’imbrique, entre improvisation et calcul, volonté de dire et sollicitation du hasard, qui aboutit à quelque chose comme une surprise partagée. Qu’ajouter de plus, au risque de reproduire en moins bien, en plus sec, ce qui a déjà été noté au sujet du précédent livre de cette trilogie ? Histoire d’accorder le dernier mot au visuel, insister peut-être sur le travail de la couleur : ces tuilages subtils entre diverses bichromies jusqu’au plein usage, non spectaculaire, de la quadrichromie.

4.
Malgré une fin proche est un livre de Paz Boïra au FRMK (Fremok) aussi peu bavard et mystérieux que les précédents. Je me souviens de la publication en 2008 aux mêmes éditions de Ces leurres et autres nourritures, petit ouvrage à l’italienne (17,5 x 12,5cm) montrant une suite d’aquarelles imprimées pleine page selon diverses monochromies (rouge, vert, bleu). À part le titre, pas le moindre mot dans les dessins et encore moins en “avant” ou “après-dire”. Les images de ce livre semblaient réellement énigmatiques, même si certaines renvoyaient à quelque chose de connu : des corps ou des parties du corps, des matières, des interpénétrations entre corps et matières, comme une comète pénétrant l’origine du monde, des animalcules, des paysages éblouis…
Paz Boïra est née en 1972 à Valence en Espagne. Après une année aux Beaux-Arts dans sa ville natale, elle rejoint Bruxelles en 1991 pour étudier la gravure à l’École Nationale Supérieure d’Arts Visuels de la Cambre, et l’illustration et la bande dessinée à l’Institut Saint-Luc. C’est là que se crée le collectif Frigo Production et les éditions Fréon qui, quelques années après, fusionneront avec les éditions Amok pour former le Fremok. Après avoir collaboré à diverses revues (dont Frigobox), ainsi qu’à Comix 2000 (L’Association), Paz Boïra y publie son premier livre en 2004. Quatre autres ont suivi. J’ai déjà évoqué le deuxième ; le troisième, Nos terres sombres, en collaboration avec Rémy Pierlot, est publié en 2012 dans le cadre des travaux de la « S » Grand Atelier (“laboratoire permettant des rencontres entre des artistes contemporains et ses artistes mentalement déficients”) : une pure merveille visuelle où l’imbrication des deux écritures opère pleinement. De grand format cette fois (24 x 32 cm), en noir et blanc, présentant une ou deux images par page, il porte bien son titre. Figures animalières, ossements, corps humains, dans un décor de tempête volontiers nocturne… On peut longtemps rêver sur ce qui est montré, toujours sans la moindre explication, comme se déroulant sur l’autre scène ou dans un refuge primitif où le silence ne serait troublé que par des sons de la nature et des cris d’animaux. Le quatrième, Les animaux de distance, toujours publié par FRMK en 2014, est d’aussi grand format, mais plus épais et cartonné. Il montre, lui aussi, une ou (le plus souvent) deux images par page, en noir et blanc, à l’exception de sept en quadrichromie. Je me souviens avoir, du moins dans un premier temps, pris distance avec cette irruption de la couleur, en animal critique pour qui la peinture, c’est la peinture, tandis que mon attirance pour le dessin ne faisait que se renforcer. Dans cet opus 4, on pouvait lire pour la première fois quelques lignes de texte : une citation de Thoreau en épigraphe où il est question d’“un étrange frisson de délice sauvage” ressenti par l’auteur et de cette “faim pour la vie sauvage” ; ainsi qu’un billet de train sur lequel est imprimé une définition de “climax oculaire” : “phénomène de régénérescence psycho-physiologique vécu par certains animaux sauvages”.
Malgré une fin proche, de même format, toujours cartonné mais moins épais, et entièrement imprimé en couleurs, propose cinq rêves. Le monde de Paz Boïra continue de s’inventer et de s’étendre, tout en se montrant remarquablement fidèle à lui-même. À part les titres de ces rêves et quelques rares inscriptions, toujours aussi peu d’indications. On se sent libre – mais l’est-on vraiment ? Si on le désire, oui, incontestablement. Encore faut-il se débarrasser d’un certain nombre d’a priori qui nous encombrent l’esprit : tenter quelques travaux d’approche afin d’apprivoiser ce qu’on découvre, s’impliquer sans pour autant vampiriser ce qui nous est montré, afin que cette mise à plat (et à nu) des rêves devienne lieu d’échanges. Mais avant de nous ouvrir un peu plus largement à ce nouveau livre, une petite digression. Il m’est arrivé de définir (dans une note en bas de page d’un essai sur Blutch – août 2007) comment la lecture de certaines bandes dessinées muettes s’opère : quand il n’y a plus de mots sur la page, le temps ne passe plus de la même manière, on l’oublie et, quand ça marche, on est sidéré. Dans La bande dessinée et le temps, essai de Thierry Groensteen publié ce 20 janvier par les Presses Universitaires François Rabelais, ce dernier la cite ; mais, s’il se montre en accord avec l’idée d’un passage du temps moins déterminé, il réfute ce mot “sidéré”, car selon lui, l’absence de mot contraint à “se rendre plus attentif au message de chaque image”, donc à refuser l’état de stupeur (car il entend ce mot “sidéré” en ce sens : “frappé de stupeur”). Écrivant cette note, ce que je cherchais c’était, comme souvent, de faire des frottages entre bande dessinée et peinture, deux modes d’expression aussi éloignés que proches. Une des forces de la peinture, notamment à l’“âge classique”, est son pouvoir de sidération – non parce que ce qui serait rapporté (l’anecdote éventuelle donnée comme sujet) aurait le pouvoir de nous stupéfier, mais parce qu’y surgit une forme de pensée non verbale (pour reprendre un concept de Daniel Arasse), plus ou moins accordée à la beauté de l’œuvre, qui conduit le regard à y faire des arrêts sur image non comptés, comme autant de pénétrations interrogatives échappant au langage parlé. C’est le propre de la peinture, qu’elle soit de Piero Della Francesca ou de Matisse, de Turner ou de Poussin, de Simon Hantaï ou de Shirley Jaffe… On peut se trouver en apnée dans un minuscule bois peint du quattrocento comme dans les Nymphéas de Monet. Alors, pour ressentir cette grâce, cette jouissance, de la sidération, il faut prendre distance avec la séquentialité, regarder chaque image pour elle-même, ce qui, je l’accorde volontiers, n’est pas dans l’air du temps. [Trouvé ceci à l’instant, dans mes “souvenirs”, à propos de tout autre chose, que j’aimerais aussi frotter à ce qui précède : “C’est dans la mesure même où l’on est arrêté dans une immobilité voyeuse que les choses sont mobiles. (…) Tout part de l’immobilité, de ce travail d’attention qui est également un travail corporel” – Claude Royet-Journoud. ”]

Venons-en à Malgré une fin proche, beau livre parfois en quête de proximité avec la peinture, mais qui, simultanément, ne cesse de s’en éloigner. Si certaines images se laissent volontiers explorer pour elles-mêmes, la plupart gagnent en force via la tourne des pages. Les surréalistes ont naïvement tenté de réduire la représentation du rêve à une seule image pour le coup stupéfiante (mais non sidérante, car provoquant un déluge de commentaires, donc de mots) ; il me semble au contraire bien préférable de construire des séquences, pour traduire l’espace-temps du rêve. Pour cela – on s’en est aperçu depuis longtemps déjà – la forme bande dessinée est recommandée. Si certains auteurs comme David B. n’hésitent pas à user (modérément) de dialogues et de récitatifs dans leurs récits de rêves, d’autres comme Paz Boïra préfèrent se contenter de les titrer : apposant ainsi une simple indication ouvrant la voie à l’élaboration, non pas d’un récit unique, mais d’une pluralité de récits, non contradictoires (encore que…), se déroulant sur une dizaine, une vingtaine, ou même d’une trentaine d’images.

Cinq rêves (plus un sixième les entourant – non nommé, sinon par le titre en couverture) : Une terrible nouvelle, Le malaise / vouloir être ailleurs, même dans un incendie, Une invitation périlleuse, Le message, La transformation. On pourrait articuler une phrase à partir de ces dix-neuf mots, afin de donner le ton de cet album à la fois sombre et lumineux, où la sidération ne se manifeste pas via un message – un mirage – verbal, mais à travers une lecture étonnée de ce qui nous paraît à la fois aisément déchiffrable (comblant le désir d’interprétation) et parfaitement énigmatique (lui faisant pièce aussitôt). Il faut donc répondre à l’invitation de Paz Boïra et laisser notre regard funambule effectuer des trajets périlleux au fil des pages, nous abandonnant transformés en fin de parcours – expérience irremplaçable qu’il convient de soutenir.

5.
Quelques jours avant la sortie de l’épatant Fumier d’Étienne Lécroart (le 4 mars en librairie), deux ou trois notes sur la récente salve de “Patte de mouche” à L’Association, collection longtemps mise en jachère qui a repris de plus belle il y a un an. Parmi divers titres d’auteurs nouvellement confrontés aux contraintes pratiques de ces petits livres (10,5 x 15 cm) de 24 pages en noir et blanc (+ 4 de couverture : 2 vierges & 2 en bichromie) ou, au contraire, très aguerris (dont un particulièrement productif, Lewis Trondheim, signataire de sept “Patte de mouche”, plus une cosigné avec Alfred, sur les vingt-et-unes parues depuis avril 2021), deux d’entre eux m’ont conduit à en reprendre plusieurs fois la lecture, afin de rassasier la faim que la première n’avait pas apaisée.
L’Œuvre-piège de Marc-Antoine Mathieu (n° 102) est la cinquième “Patte de mouche” de cet auteur à reprendre le dispositif élaboré par lui-même pour le n°2 de cette collection, à savoir : texte positionné en page paire et dessin en belle page (avec quelques rares transgressions). Il s’agit cette fois de l’histoire (de la vie brève) d’un écrivain ayant écrit une œuvre aussi extraordinaire qu’inaperçue, composée d’un seul livre (“Le livre. Le livre total, ultime, incontestable”) publié à compte d’auteur à quelques centaines d’exemplaires et tous lus par… Mais là encore, il ne faut rien révéler – comment voulez-vous chroniquer ces “Patte de mouche” dans de telles conditions ? On peut cependant relever ceci : l’enfermement – le repli tragique – sur soi demeure, traditionnellement, un sujet aussi comique (dans le genre grinçant) qu’inépuisable à partir duquel d’aucuns tireront toujours – Marc-Antoine Mathieu, le premier – de nouvelles variations. Ce qui m’étonne depuis quelque temps chez cet auteur qui semble avoir abandonné le primat de la forme bande dessinée (après avoir proposé une “série” plutôt singulière et réussie, les Aventures de Julius Corentin Acquefaques, prisonnier des rêves – dont je découvre, faisant une petite recherche, la sortie, par moi inaperçue, d’un 7e volume en 2020, sept ans après le 6e, paru lui-même neuf ans après le 5e, paru lui-même neuf ans après le 4e…) au profit d’ouvrages inclassables, comme 3 rêveries (“poème graphique où se déploie le triptyque des créations humaines : le temps, le faire et la pensée”, édité chez Delcourt sous forme de boîte comprenant un rouleau, un leporello – tous deux de longueur supérieure à celle d’une pièce quelconque – et une série d’images pleine page non numérotées sur papier épais), c’est la reprise irrégulière de ce dispositif élaboré pour ses “Patte de mouche” : cinq modestes fascicules qui nous apparaissent comme autant de balises d’un “entre-deux” inventif et prospectif.
Tartlepy de Vincent Vanoli (n° 98) traite, lui aussi, d’enfermement, mais de manière sensiblement différente ; ou disons, d’un expressionisme, l’autre : Mathieu se montrant en architecte, ou scénographe, rigoureux, adepte de la ligne droite et de la perspective classique ; et Vanoli en artiste-plasticien, plus libre côté dessin, adepte du jeu avec les gris et traçant ses rares droites à main levée. Tartlepy est un nom qui évoque Bartleby, “l’écrivain” selon Melville, dont Vanoli fait un préposé aux “relevés” avant travaux qui refuse de sortir de son lieu d’enfermement (une maison à l’écart où ce qui arrive est aussi imprévisible que logique, comme il sied à un “conte fantastique” de bonne facture) tout en l’ayant déjà déserté en icône de la disparition et de l’éternel retour. Mais là encore, il ne faut rien révéler – comment voulez-vous chroniquer ces “Patte de mouche” dans de telles conditions ? On en restera donc là, non sans avoir égrené les autres titres les plus récents de cette collection : Pointillés dans la nuit de Carola Caggiano & Baladi (no 97), La roue sans merci de Léopold Prudhon (no 99), Ultra-Secret et Sous le trottoir de Lewis Trondheim (nos 100 et 101) et rappelé la sortie imminente de Fumier d’Étienne Lécroart (n° 96).
Philip K. Dick, Ubik, nouvelle traduction d’Hélène Collon, Éditions J’ai lu, “Nouveaux Millenaires”, février 2022, 256 p., 18 € — Lire un extrait
Willem, Retenez-nous ou on fera un malheur !, Les requins marteaux, février 2022, 200 p., 18 € 50
Thomas Gosselin, Archéologie d’un vol, Atrabile, février 2022, 104 p., 20 €
Paz Boïra, Malgré une fin proche, FRMK, février 2022, 84 p., 25 €
Marc-Antoine Mathieu, LŒuvre-piège, L’Association, février 2022, 24 p., 3 €
Vincent Vanoli, Tartlepy, L’Association, février 2022, 24 p., 3 €