Choses lues : bande dessinée, octobre 2020 (Tom Gauld, William Gropper, Thomas Gosselin)

© Alix Rosset

1. Pour la troisième fois – après Vous êtes tous jaloux de mon jetpack en 2014 et En cuisine avec Kafka en 2017 –, les éditions 2024 publient la version française d’un recueil de strips de Tom Gauld. Le Département des théories fumeuses (Department of Mind-Blowing Theories) est le titre de ce nouvel opus dont les planches ont paru pour l’essentiel dans le New Scientist (hebdomadaire scientifique édité à Londres). Et, comme on pouvait s’y attendre – ce sont des ouvrages que l’on peut acheter les yeux fermés –, c’est une totale réussite, intelligence et drôlerie éclatent à chaque page, nous laissant sans voix tant nous rions : excellent viatique pour traverser notre époque désastreuse.

Lire Tom Gauld est addictif et contagieux, on ne peut plus s’arrêter : plusieurs années de publications dévorées en quelques heures. Et le pire, c’est qu’on y revient, on ne range pas le livre après lecture, on le garde à portée pour le relire, de manière aléatoire, et plus lentement, jusqu’à complet rassasiement. On sort de cette plongée dans ces pages magistrales dans un drôle d’état où, quand nous vient l’envie de communiquer quelques réflexions à leur sujet, ou plus simplement de partager notre plaisir, on ne sait plus si les mots nous manquent ou si, au contraire, on en a trop à disposition. Alors, comme l’ont fait les critiques de la presse d’outre-Atlantique ou d’outre-Manche, on répète jusqu’à plus soif cette évidence : “Tom Gauld est toujours drôle, et il sait l’être en vous donnant l’impression d’être intelligent” – certains trouvant cette drôlerie paradoxale, étant donné le “sujet” (la science serait à prendre forcément au sérieux… Mais pourquoi donc ?). L’humour étant une denrée bien plus rare qu’on ne le croit, c’est déjà une bonne chose de pouvoir marteler qu’on a enfin trouvé une véritable mine de strips irrésistibles.

© Tom Gauld / 2024

Même si la grande majorité des lecteurs sera tentée de privilégier l’idée à sa transcription, il faut s’intéresser au plus près au dessin qui, chez Tom Gauld, est faussement simple, “à apparence minimaliste”, approchant parfois le pictogramme, mais aussi délicatement travaillé – je veux dire : ne s’encombrant de rien d’inutile, mais pouvant aller très loin dans la matérialisation de détails de “second plan”, où l’on sent le plaisir de dessiner, ce dialogue en va-et-vient incessant entre le cerveau et la main qui est tout sauf sec et sans âme. L’artiste du strip soigne ses compositions.

Une fois qu’on a épuisé le gag, souvent ironique, toujours subtil, requérant un lecteur plutôt cultivé, ou pour le moins ouvert et curieux, on peut s’attarder à scruter, presque à la loupe compte-fil comme on le fait en gravure, ce qui tend le dessin et lui donne ce caractère inimitable qui fait qu’on reconnaît de loin un dessin de Tom Gauld, comme on reconnaît un dessin de Jochen Gerner (qui semble l’avoir influencé, mais sans qu’il ne devienne jamais un épigone, bien au contraire, on apprécie plus que jamais aujourd’hui ce qui les différencie), ce qui est le signe que l’on se trouve face à un grand dessinateur. Et n’oublions pas le jeu avec la couleur. On se souvient de l’apparition du jaune dans les toutes dernières pages de Vers la ville (Éditions 2024, 2015), livre en noir et blanc pour l’essentiel, dont la première page est un carré noir et la dernière un carré jaune. Ou de l’usage du bleu nocturne dans Police lunaire (id., 2016). Avec ces recueils de strips, le jeu avec la couleur est plus varié, mais faisant toujours montre d’une grande économie : si une seule couleur suffit, inutile d’en rajouter ; mais si la quadrichromie s’avère nécessaire, pas de problème, l’intendance suivra. Quant au lettrage, bien accordé, il est fait du même bois (ou de la même encre) que le dessin : pas de hiatus, c’est la même main, le même regard à l’œuvre (l’édition française doit imiter au plus près l’original, ce qui est le cas avec ces livres – auxquels il faut ajouter, en langue française, Goliath, publié par L’Association en 2013).

© Tom Gauld / 2024

Les strips des deux premiers recueils de Tom Gauld ont été pour la plupart publiés dans le Guardian (et parfois dans le New Yorker ou le New York Times) et sont liés à une thématique, disons, littéraire (ce qui n’est guère étonnant, vu leur parution majoritaire dans le Cahier littéraire du journal). Ce troisième change de thématique, tout en préservant ses plus belles modalités. Une revue scientifique comme support à publication, ce n’est pas rien, il faut avoir quelques affinités avec ce dont on parle pour s’en amuser : “J’aime penser que ce livre, même s’il plaisante avec eux, exprime mon admiration sans borne pour ce qu’ils [les scientifiques] font” dit Tom Gaud, qui ajoute : “On entend parfois l’idée que pour être un scientifique vous devez mettre votre humanité de côté et devenir une machine rationnelle sans émotion. Je pense que c’est faux, mais beaucoup de personnes (et même des scientifiques) semblent le croire. Il y a un fil à suivre, qui court dans le livre, qui brosse le portrait du scientifique en être humain : incertain, chamailleur, cafouillant, se trompant. C’est beaucoup plus amusant (et réaliste, je pense) de dépeindre des humains imparfaits et maladroits que des figures idéalisées.”

© Tom Gauld / 2024

La réussite des meilleurs strips de Tom Gauld est dans la manière de figurer diverses formes de ratages, ce qui semble proprement inépuisable. La meilleure façon de marquer son admiration pour les scientifiques est de se moquer de tout ce procède des faiblesses de la nature et de l’esprit humains que le travail de recherche n’arrivera jamais pas à dissoudre dans l’éther des laboratoires : c’est là – et bien là –, solidement arrimé, comme le scotch (le ruban adhésif, pas la bouteille) du Capitaine Haddock, qui persiste à lui coller aux doigts, pour notre plus grand plaisir.

Si, comme je l’ai déjà noté, l’acuité du dessin est essentielle pour que la force de frappe comique nous touche au plus vif, on peut parfois se risquer à faire passer la substance de certaines planches les yeux fermés, comme celle-ci où un homme assis à une table sur une terrasse, tenant une tasse à la main, énonce doctement : “La réalité est une illusion créée entièrement dans l’esprit humain, mais c’est le seul endroit où on sert un café potable.” Cependant, il nous faut aussitôt corriger : si on regarde de près le visage de l’homme, on remarque que le dessinateur ne l’a doté que de lunettes et d’une calvitie classique, les oreilles étant dessinées en réserve et nez, yeux et bouche nullement tracés. Toujours ce grand sens de l’économie qui contribue à décupler notre plaisir, nous permettant de relire, sinon sans fin, disons à intervalles irréguliers, ces séries de strips qui – avec ce troisième recueil, c’est de plus en plus clair – s’inscrivent déjà, et au premier plan, dans l’histoire de cette forme qui a déjà engendré, depuis plus d’un siècle, d’authentiques chefs d’œuvres comme Krazy Kat, Popeye et Peanuts (pour ne citer que quelques séries prodigieuses n’ayant jamais produit, même dans les moments de fatigue de leur auteur, le moindre déchet), à côté desquels Vous êtes tous jaloux de mon jetpack, En cuisine avec Kafka et Le Département des théories fumeuses trouveront sans difficulté leur place.

© Tom Gauld / 2024

Un dernier, les yeux fermés ? Le strip est, comme le précédent, en une seule image. On voit une sorte de grotte avec des flammes qui fusent du sol. Trois personnages : un grand cornu avec une queue en forme de flèche et portant trident, un homme et une femme plus petits et très sagement habillés. Le diable s’adresse à cette dernière : “Bienvenue dans l’enfer de la science, professeure. Voici Tony, il a vu un jour un truc sur internet au sujet de votre domaine d’expertise et va passer l’éternité à vous l’expliquer.”

2. Il y a tout juste un an paraissait à La Table ronde Deux manches et la belle (He Done Her Wrong en v.o.) de Milt Gross, un “roman graphique” avant l’heure (1930), sans paroles ni musique, comme pour le cinéma muet, édité et mis en page par Philippe Ghielmetti, enrichi d’une préface du dessinateur hollandais Joost Swarte et d’une postface de Peter Maresca, directeur éditorial de Sunday Press. Aujourd’hui, dans la même collection chez le même éditeur, Philippe Ghielmetti nous propose une autre merveille, Allez-hop ! (Alay-Oop en v.o.), parue la même année 1930, signée Willam Gropper (né en 1897 dans le Lower East Street de New-York de parents immigrants juifs, roumain et ukrainien). Une préface de James Sturm, dessinateur et co-fondateur du Center for Cartoon Studies, et une note d’Art Spiegelman encadrent une petite centaine de dessins pleine page qui content, de manière, cette fois encore, résolument muette (en dehors de brefs titres de chapitres et de quelques inscriptions dans le dessin : papiers imprimés, enseignes), l’histoire très classique d’un triangle amoureux formé d’un “duo d’acrobates de cirque au milieu duquel vient s’interposer un chanteur d’opéra qui, après avoir promis monts et merveilles à la femme, finit par épouser sans pour autant éliminer son rival.”

La grande force de ce “roman graphique” vient donc avant tout du dessin et de la manière d’enchaîner les “tableaux” (qui sont souvent des “instantanés”), toujours imprimés en belle page à l’exception de quelques rares double-pages rompant cette systématique. Un régal pour l’œil qui, une fois l’histoire assimilée, en profite pour explorer ce qui compose la qualité d’un trait, ou d’une touche : du dépôt d’encre sur la surface de papier qui, impeccablement réalisé, permet aussi bien et simultanément de témoigner d’une intention narrative que d’une invention graphique.

© William Gropper / la Table ronde

James Sturm nous révèle, dans sa préface, que le père de William Gropper était un intellectuel parlant huit langues et qui, malgré cela, n’avait pu trouver à gagner sa vie en Amérique. Sa mère avait dû quasiment se tuer à la tâche en faisant à domicile des travaux de couture. Gropper raconte : “Ma mère paraissait enchaînée à sa machine à coudre… L’atelier était notre gagne-pain, mais nous a confisqué notre mère.” L’enfant se dote très précocement de la volonté de devenir artiste, privilégiant, dans un premier temps, le dessin. Il devient très vite sensible aux liens entre pratique artistique et pensée politique fortement ancrée à gauche, jusqu’à s’inscrire dans les courants les plus radicaux, ce qui lui vaudra quelques déboires dans une Amérique très conservatrice (il sera même convoqué en 1953 par la commission parlementaire sur les activités anti-américaines, ce qui ne l’empêchera pas, nous dit-on, “de composer une série de lithographies dépeignant l’Amérique maccarthyste”). Sturm nous apprend qu’en 1927 “Gropper fit un voyage en Russie en compagnie de Dreiser et Sinclair Lewis, parcourant le pays et dessinant en tant que délégué aux célébrations du dixième anniversaire de la révolution.” Il sera finalement reconnu avant tout pour ses dessins politiques et ses peintures. Alley-hop ! est donc une pièce unique, un essai sans suite, qui, malgré ses immenses qualités, eut tort de paraître au moment de la grande dépression.

© William Gropper / la Table ronde

Art Spiegelman note avec justesse que Alley-hop ! tient davantage de Freud que de Marx, tant le rêve y a sa place. Certes, il s’agit d’un “roman graphique intelligent, social et réaliste, sur le milieu ouvrier des artistes de variété” que l’on peut lire “comme une ballade graphique”. Mais, ajoute Spiegelman, “l’histoire gagne en profondeur à chaque lecture – et chaque lecture est un délice, car Gropper réussit à cerner ses personnages d’un seul trait précis, dans un espace finement observé” ; cette histoire, “il la raconte par un coup de pinceau épais, gracieux et athlétique – curieusement à la fois léger et robuste – qui voltige et se balance d’une page à l’autre, jusqu’à ce que l’artiste, et la femme au cœur de son récit, retombent solidement sur leurs pieds.”

Ayant parfaitement assimilé le travail de ses prédécesseurs, notamment Frans Masereel et Lynd Ward, Gropper intègre dans ses dessins des effets de matière, mais toujours avec délicatesse et sans jamais rechercher d’effet facile. Grande rigueur et belles tensions entre dépôt des noirs et mise en réserve des blancs qui ne s’interdit nullement (bien au contraire) de chercher une forme de séduction, un charme qui, bien que pouvant paraître, neuf décennies après, un peu suranné, a préservé l’essentiel de ce qui le conduisait à s’intégrer alors dans la modernité ; ce qui fait que la découverte tardive de ce chef d’œuvre inconnu (sauf de quelques collectionneurs et de rares exégètes) apporte un grand bol d’air en notre temps de confinement et de couvre-feux.

© William Gropper / la Table ronde

“En tant que dessinateur – écrit James Sturm –, je regrette que Gropper ait renoncé à la bande dessinée. En pleine maîtrise de ses moyens, à l’orée de sa carrière, il mettait toute son énergie au service d’une forme d’art dont on commençait à peine à exploiter les potentialités.” La suite, on la connaît, rien n’est encore épuisé de ces formidables potentialités dont la plus grande partie des auteurs de bande dessinée ne se saisissent, hélas, que du bout des doigts au lieu de s’engager à fond. Qu’Allez-hop ! se trouve enfin un nouveau public ne serait que justice.

3. Et voici que me revient – ce n’est pas la première fois – l’incipit de Journal du voyage absolu de Jean-Pierre Faye : “Entrer dans un livre est le seul moyen connu pour entrer dans une tête”. Ces mots refont surface à chaque fois que je découvre un univers singulier, et pas seulement dans un livre (car ils sont pertinents pour toute forme de création). Cette fois, il s’agit d’un album de bande dessinée, signé d’un nom – Thomas Gosselin – qui m’est familier, même si je dois avouer n’avoir encore lu qu’une faible partie de sa production qui, sans être pléthorique, commence à être assez fournie. Francesca Murphy est le titre de son dernier opus (Atrabile, septembre 2020) qui devrait s’avérer une fois encore périlleux à commenter, je veux dire : avec acuité, tentant de synthétiser ce qui s’y anime, car il ne se laisse pas davantage saisir à pleines mains qu’un poisson vivace dans un torrent agité.

Ce nom – Murphy – me fait inévitablement songer à Beckett dont l’incipit du roman du même nom est, lui aussi, depuis longtemps gravé dans ma mémoire : “Le soleil brillait, n’ayant pas d’alternative sur le rien de neuf”. Mais Francesca Murphy, c’est autre chose. Déjà ce prénom, accolé au nom… Faisons une petite recherche biographique au sujet de l’auteur. Voici : “Thomas Gosselin est né en 1979 en Angleterre d’une mère irlandaise et d’un père français. Il a fait la maternelle en Italie et les Beaux-Arts à Angoulême. Il ne dessine pas toujours ce qu’il pense mais il écrit ce qu’il dessine, et il aime bien que ça se déroule ailleurs que là où il est.” Ou encore : “Ascète, il travaille essentiellement au crayon et privilégie le noir et blanc (L’Humanité moins un, L’An 2, 2004). Dilettante, il préfère parfois se concentrer sur des récits courts en couleur (Les héros avancent masqués, La Cinquième Couche, 2008). Incertain, il imagine surtout des histoires de logiques ratées, pour lui-même (Au recommencement, Atrabile, 2009), ou pour d’autres (tel le scénario de Lutte des corps et chute des classes, dessiné par François Henninger, L’Apocalypse, 2013), et en feuilleton.”

Son œuvre d’auteur “complet” est publiée depuis quelques temps par Atrabile à Genève, un éditeur dont on doit guetter attentivement les projets : Sept milliards de chasseurs-cueilleurs (2013), Blackface Babylone (2015), Lettres d’amours infinies (2018), et aujourd’hui Francesca Murphy. Il faut aussi noter que Thomas Gosselin fait partie des auteurs qui écrivent dans la revue À partir de (publiée par les éditions Adverse et co-dirigée par Alexandre Balcaen et Jérôme LeGlatin) qui se présente comme une tentative d’explorer autrement le champ, non de la critique de bande dessinée au sens commun, mais des jeux de transformations qui s’y opèrent. Sa contribution à cette revue, Le métier d’éditeur en creux, doit se poursuivre sur plusieurs numéros. Intéressant, une fois encore, d’en relever les premières phrases : “Certains mots comme « collaborer », « communication », « on », « cognitif » ont des histoires fort lourdes, on les manipulera avec des gants et des pincettes (même mal, même mal exprès mais bien fait). Sans doute que cet avertissement promet que la suite sera sérieuse et profonde, puis ce nouvel aveu ne sert qu’à assurer à quel point ce texte sera malicieux et courageux, mais assez de circonvolutions sur le contenu lui-même, je vais finir par oublier de parler de moi.”

© Thomas Gosselin / Atrabile

Et déjà on note cette forme d’humour très particulier qui lui est propre et que l’on retrouve bien entendu dans ses livres de bande dessinée où il nous arrive, non de rire à gorge déployée, mais de manière plutôt intériorisée et toujours associée à une forme d’étonnement devant l’imprévu qui ne cesse de surgir, comme si la narration, tout autant que le dessin, échappaient à toute forme de contrôle – ce qui est probablement faux, le sentiment de se trouver devant quelque chose d’assez maîtrisé se renforçant au fur et à mesure de la lecture. Dans un entretien paru l’an dernier sur du9, Thomas Gosselin parle de sa “volonté d’inachever les choses”. Le mot “volonté” n’est pas neutre, il se frotte toujours à “hasard”, et c’est vrai que, quand on lit par exemple Francesca Murphy, on sent bien que le hasard y est régulièrement sollicité, mais pas à la manière de Mozart jetant des pièces de monnaie ou de John Cage tirant le Yi-King. C’est peut-être en effet affaire de volonté et non de simple désir de laisser faire, en attente de l’inattendu. Ça fait longtemps que certains artistes, écrivains, penseurs ont fait ce constat : l’achèvement est illusion, toute œuvre ne pouvant que rester ouverte, à l’exception de celles qui se complaisent dans une routine éprouvée. Avant même de chercher à théoriser, il convient de suivre son tempérament (au sens aussi bien musical – question d’accordage). D’une page à l’autre, d’une séquence à l’autre, ça change, ça se transforme, certaines pistes sont abandonnées, d’autres surgissent… C’est comme ça : on fait avancer le récit comme notre esprit nous y incite, consciemment – ou non. Ça bouge en permanence, le monde n’est pas stable, les repères vacillent… Mais au fond, c’est ce qui se passe concrètement dans n’importe quel monde authentifié par une griffe personnelle.

© Thomas Gosselin / Atrabile

Sur un des rabats de la couverture, on peut lire ce texte signé Francesca Murphy : “Si l’on crie mon nom, c’est sous la surprise que ma vie entière est parasitée par mes projets romanesques : voyages dans le temps, dimensions parallèles, écartèlements spirituels, machines stupides, stimulations de pictogrammes, scatologie expérimentale, gigantisme et apocalypses, au gré d’événements ridicules ou décisifs. Mon autobiographie est dans le désordre et moi, Francesca, grâce à mon œil dans l’autre monde, je ne connais aucun centre, sautillant entre souvenirs falsifiés et projections orgueilleuses, à chaque fois que je regarde par la fenêtre ou que je me vois dans un miroir, à la recherche de mes amours, de mes colères, de mes ennuis, de mes trahisons et de la gloire qui n’arrive jamais, mais qui me tient en haleine.” Bien entendu, on devine l’auteur de ces lignes dans le “vrai” monde (mais pourrait-il affirmer : Francesca Murphy, c’est moi ?), avant de se demander si ces deux phrases, plutôt longues, probablement écrites après coup, ne formeraient pas ce que la “critique” cherche vainement, à savoir une formulation parfaite du projet dont ce livre propose un aboutissement possible (comme déjà noté : une version parmi d’autres perdues dans divers mondes plus ou moins alternatifs).

Cependant, bien que militant de la cause de l’œuvre ouverte, du droit à l’improvisation, à l’aventure rapsodique, en quête de liberté, sans compte à rendre aux autorités culturelles toujours promptes à censurer ce qui ne cesse de faire des pas de côté, ou de déployer en tous sens un inconscient sans filet, je dois avouer que je ne suis pas entré dans cet univers comme chez moi, même si, au terme d’un parcours en reprises intermittentes, je m’y suis senti après coup à l’aise, comme ayant suivi (et non subi) un bref apprentissage de lecteur se devant d’être aussi libre et ouvert que ce qui lui est proposé.

© Thomas Gosselin / Atrabile

Trois remarques, rapidement. Un : le dessin, très libre, semble s’inventer en se faisant, tout en intégrant certains clichés appartenant au vocabulaire – voire à l’ADN – de la bande dessinée, comme ces yeux immenses, curieusement accordés au féminin, et le plus souvent à l’enfance, ou certaines outrances expressives. Deux : la couleur, tout aussi libre, formidable quand il est fait usage de diverses bichromies, et n’étant que rarement contrainte par un quelconque souci de réalisme. On peut penser qu’elle contribue, via un usage permanent de la variation, à préserver l’unité de “l’histoire dessinée”, c’est-à-dire : à affirmer un sens (alors qu’elle est partie prenante d’une entreprise de désorientation). Trois : le verbe – récitatif et dialogues. Le partage des voix : intérieures et extérieures, timbrées – ou non (comme on voudra). On note que ce qui relève du verbal est souvent envahissant, ce qui me conduit à formuler ce qui sera in fine ma seule réserve : il l’est en effet un peu trop, on aimerait davantage de silence, ou de retenue (mais ce “on”, qui est-il ? Un lecteur, sans doute, mais quel lecteur ?). Mais, en même temps, on sent une forme de jouissance, ou disons de gourmandise, Thomas Gosselin pique-niquant volontiers sur les ruines du romanesque, développant parfois, non sans ironie, comme une addiction aux phrases un peu ampoulées ; et cultivant aussi un aspect théâtral, comme c’est souvent le cas en bande dessinée.

© Thomas Gosselin / Atrabile

En dévoiler davantage serait une erreur… Il nous faut, une fois encore, aller y voir, non pour le croire, mais pour s’y frotter – et ce faisant, ouvrir une forme de dialogue partagé. Dans mes notes, je retrouve une courte chute d’une biographie de Thomas Gosselin, vraisemblablement écrite par lui-même, dont j’ai déjà recopié le début. J’ignore de quand elle date, mais je la rapporte, en excipit de cette petite recension, comme si elle venait d’être rédigée à l’instant : “En ce moment, il s’imagine des récits de voyage qui ne seraient surtout pas des carnets, en superposant différentes cartographies pour explorer les zones intermédiaires qui apparaissent dans les lieux flous, abandonnés aux fantômes.”

Tom Gauld, Le Département des théories fumeuses, trad. Eric Fontaine, Éditions 2024, septembre 2020, 160 p., 15 € — Lire les premières pages
William Gropper, Allez-hop !, préface de James Sturm, La Table ronde, octobre 2020, 216 p., 26 € 50
Thomas Gosselin, Francesca Murphy, Atrabile, septembre 2020, 104 p., 19 € 50