Le partage du poème : Sur Guillaume Peureux

We the Poets © CM

En 2009, Guillaume Peureux avait retracé dans son impressionnante Fabrique du vers (Seuil, « Poétique ») l’histoire du vers français, histoire passionnante et infiniment plus complexe que le schéma (prosodie classique —> 1870’s, crise de vers —> vers libres) auquel nous a habitués un historicisme d’autant plus efficace qu’il est paresseux. Dans cet ouvrage magistral, outre l’explication de la nature et de l’origine des instruments prosodiques classiques, on découvrait des débats oubliés, comme celui ayant opposé à la Renaissance les partisans d’un vers syllabique et ceux d’une métrique quantitative (c’est-à-dire avec des longues et des brèves, comme en latin) ; l’ouvrage rendait aussi compte d’un âge classique beaucoup plus libre que ce que l’on aurait imaginé, caractérisé ici par le recours à la polymétrie (des vers de différentes longueurs, comme chez La Fontaine), et là par l’abandon de la rime, dans les « vers mêlés » — au point que Guillaume Peureux pouvait parler d’une première « crise de vers » au XVIIIe siècle.

Une place importante, dans la Fabrique du vers, était accordée à Malherbe (1555-1628), dont on connaît au moins depuis l’Art poétique de Boileau (« Enfin Malherbe vint, et, le premier en France / Fit sentir dans les vers une juste cadence… ») le rôle crucial dans la constitution de l’esthétique classique. Guillaume Peureux nous le présentait comme un « poète exemplaire, jusqu’à l’excès, d’une mode poétique de l’économie et d’une habitude de la régularité et de la concordance maximale » (Fabrique du vers, p. 357). Une telle pratique aboutit à une modification de la posture de l’auteur : « Avec des poètes comme Malherbe, l’idée d’un poète en proie à une fureur divine a cédé le pas face à une représentation plus technicienne et professionnelle d’un poète aspirant à la maîtrise et à la mesure, notamment parce que ses compétences d’auteur devaient être transposables à un public mondain ou lettré qui pouvait aspirer à produire de la poésie en diverses circonstances. » (Fabrique du vers, p. 353).

C’est cette assertion que Guillaume Peureux démontre dans De main en main. Poètes, poèmes et lecteurs au XVIIème (Hermann, 2021, désormais MM), ouvrage dans lequel le poète de Caen joue de nouveau un grand rôle : « Les annotations de Malherbe dans son exemplaire des Premières Œuvres (Paris, Patisson, 1606) de Philippe Desportes, formant ce que l’on a appelé son Commentaire, marquent un moment important dans l’histoire de la poésie en France. Ce commentaire, qui est en fait une suite de notes plus ou moins développées inscrites dans les marges de l’exemplaire et parfois sur les vers, est également révélateur de pratiques de lecture courantes par lesquelles, en raison de la manière dont certaines élites lettrées considèrent l’écriture et la langue poétiques, leurs actes de lecture, de commentaire et de réécriture sont presque coïncidents. En raison en particulier du tournant grammatical, illustré de manière spectaculaire par Malherbe, le geste de lecture et son prolongement dans le commentaire sont assimilables souvent à une entreprise d’amélioration du poème examiné. » (De main en main, p. 116). L’emploi de l’expression « tournant grammatical » est intéressante : par elle, Guillaume Peureux se réfère à l’intérêt de Malherbe pour la correction grammaticale et le « bon usage », mais on peut aussi en avoir, j’y reviendrai, une interprétation wittgensteinienne. Pour l’instant, donnons un exemple de ces commentaires « autoritaires » de Malherbe sur l’œuvre de Desportes : où celui-ci écrit « J’erre seul, tout pensif, ignorant qui je suis », ou « Mais c’est l’erreur des œuvres de Nature », celui-là ajoute « J’eusse dit, ne sachant qui je suis, pour éviter qu’on ne lise ignorant que je suis » ou « C’est l’erreur de l’ouvrier, et non de l’œuvre. Il pouvait dire, C’est le défaut des œuvres de Nature » (De main en main, p. 125). En somme, Malherbe se comporte comme un instituteur, redressant les formules de son élève. Or, comme le note Guillaume Peureux, « que Malherbe ait annoté avec persévérance la poésie des Premières Œuvres de Desportes et fait circuler ses cruelles remarques n’avait rien de remarquable de son point de vue : il s’agissait d’imposer son autorité en matière de langue et de création poétiques en anéantissant celles du poète français le plus fameux des trente dernières années. » (De main en main, p. 145)

La correction qu’inflige Malherbe à Desportes contribue à la valorisation d’une conception technicienne (et non plus inspirée) de la composition poétique ; le fait de faire circuler sa leçon auprès d’un public cultivé, aboutit aussi à former celui-ci, et le rendre capable de modifier à son tour les vers qui lui sont donnés à lire. À travers Malherbe mais aussi au-delà, puisque c’était « un phénomène courant parmi les lettrés de l’époque » (De main en main, p. 143 — et l’essai se penche sur la réécriture de Ronsard par Jean de Piochet et celle du psautier protestant par Conrart, ainsi que sur le travail de lecture et de reformulation des poèmes dans les lettres de Madame de Sévigné à sa fille), c’est toute une culture de la réception créatrice, ou, pour le dire avec Sophie Rabau, de la lirécriture*, qui est en jeu : « L’expérience des poètes et des théoriciens des XVIe et XVIIe siècles était donc celle d’une forme de précarité des poèmes. À peine écrits et diffusés, ces derniers étaient à la merci de leurs lecteurs, leurs nouveaux possesseurs » (De main en main, p. 55). Au moins deux facteurs rentrent ici en compte pour aboutir à la fondamentale instabilité qui caractérise les textes : des technologies de la diffusion beaucoup moins industrielles que de nos jours (puisque de nombreux textes circulaient sous forme de manuscrits ; que de nombreux lecteurs s’improvisaient éditeurs et faisaient circuler leur propre version amendée des œuvres), d’une part ; et l’existence d’une culture partagée par les récepteurs d’autre part. Pour pouvoir corriger, en effet, il faut connaître les règles du jeu.

Ici le concept de « tournant grammatical » peut s’entendre en un sens wittgensteinien : tout se passe comme si les lecteurs, au XVIIe siècle, connaissaient le « jeu de langage » auquel jouaient les poètes, et pouvaient donc, puisqu’ils en maîtrisaient les règles, tenter d’en améliorer les coups. Guillaume Peureux souligne l’importance de cette « culture du vers » (p. 245), qu’on pourra comprendre (si l’on me permet la comparaison) en la mettant en parallèle avec l’usage contemporain des mèmes sur internet : des images, souvent légendées, qui circulent sur les réseaux sociaux, et que les usagers s’approprient et détournent en en modifiant la légende. Le jeu est simple : son enjeu est la viralité, son coup principal la modification du texte. Celui du poème est certainement un peu plus complexe, mais la prééminence même de la grammaire (au sens trivial) d’une part, et des règles prosodiques strictes d’autre part, dans le corpus étudié par Guillaume Peureux, indique la possibilité d’une identique maîtrise partagée des instruments du poème — donc la capacité, pour tout récepteur, d’intervenir.

Aujourd’hui (je parle ici en mon nom, et les propos qui suivent n’engagent pas De main en main qui se concentre uniquement sur le XVIIe siècle), si les procédés industriels de diffusion n’autorisent guère une telle instabilité des textes, les forums, pages de réseaux sociaux et autres ateliers d’écriture pourraient servir d’antidote (en amont de l’édition) à la sacralisation du poème. Mais le recours massif à une poésie de vers libres (y compris dans ces espaces de commentaire démocratique), c’est-à-dire ne reposant pas sur la maîtrise du métier et le partage d’un répertoire de règles, offre, selon les mots de Mallarmé « la possibilité, de s’exprimer non seulement, mais de se moduler, à son gré » (Crise de vers) — ce qui rend plus difficile, et à vrai dire dénuée de signification, l’intervention critique du lecteur. L’enjeu ne peut plus être en effet d’améliorer un texte, dont on n’imagine d’ailleurs pas qu’il ait une valeur en soi, objectivable comme une réponse à un certain nombre des critères. Loin de moi l’idée de plaider pour un retour à la poésie classique (cela n’aurait aucun sens), mais tout se passe comme si au communisme de l’expérience poétique s’était bien substituée la tentation d’un « langage privé », par lequel un individu insolvable (à qui on ne peut demander des comptes), impose au lecteur médusé (et la plupart du temps, inexistant) des compositions sur lesquelles il ne saurait de toute façon intervenir.

En fait, c’est un peu plus compliqué — la modernité poétique, me semble-t-il, a plutôt proposé trois variantes d’un tel individualisme : 1) Relativiste. Le poème vaut parce qu’une personne l’a écrit. En temps que lecteur, refusez-vous à le critiquer, il est à prendre ou à laisser — la singularité qui s’y exprime ayant une valeur non négociable. Vous le trouvez faible, et alors ? Qui êtes-vous pour juger ? « Des goûts et des couleurs, etc. » 2) Aristocratique. Le poème vaut parce que la singularité qui s’y exprime a une valeur particulière : certains poètes sont des génies. Admirez-les sans condition (surtout sans condition de réciprocité, n’est-ce pas). 3) Anarchiste. Le poème est le fruit d’une personne ayant acquis une certaine autonomie dans la langue. Si vous n’êtes pas vous-même autonome, servez-vous de son texte pour vous approcher de votre propre majorité linguistique. Critiquer n’est pas défendu, mais n’aurait guère d’intérêt : si vous êtes en moyen de le faire c’est que vous êtes déjà autonome, alors associez-vous plutôt à ce producteur pour (dans la mesure où vous êtes complémentaires) monter une commune de poètes, et aider ceux qui ne le sont pas à le devenir.

L’ouvrage de Guillaume Peureux ne s’intéresse évidemment pas à cela : pardonnez mes divagations. Son enjeu propre est d’intervenir dans le champ de la recherche, et de contribuer à « contredire tout imaginaire du ‘clacissisme’, l’idée d’une poésie dominante au XVIIe siècle qui serait formellement et linguistiquement stable » (De main en main, p. 271) : la « socialisation des poèmes, leur passage de main en main dans les phases pré-éditoriales, en cours d’édition et dans les phases post-éditoriales les exposaient à une variabilité généralement sous-estimée et à l’étiolement de la figure d’auteur tel que nous la concevons ordinairement » (De main en main, p. 272). Mais à nous, lecteurs et producteurs de poèmes aujourd’hui, il nous pose ces questions cruciales : Qu’est-ce qui est censé valoir, dans nos textes ? Cette valeur répond-elle à des règles partagées, partageables ? Quel type de réception voulons-nous ? Que devons-nous, que pouvons-nous faire, une fois le livre en main ?

Guillaume Peureux, De main en main. Poètes, poèmes et lecteurs au XVIIe siècle, Hermann, avril 2021, 402 p., 40 €

* Voir notamment Sophie Rabau, L’Art d’assaisonner les textes. Théorie et pratique de l’interpolation (Anarchasis, 2020). Dans cet ouvrage, l’autrice plaide pour « une nouvelle vision de la littérature où on admettait qu’une œuvre se réalise en plusieurs variantes, plusieurs objets d’immanence […] dont aucun n’est préférable à l’autre. » (p. 490).