Comment s’aimer à cinquante ans, après une ou des séparations, et alors que la réticence est au moins aussi grande que le désir, alors qu’on n’est pas sûrs de vouloir la même chose, alors qu’on est inquiet ou en colère ? Jubiler apporte à ce questionnement de notre époque une réponse enjouée, fluide et pleinement contemporaine.
Préside à la destinée de cette pièce un trio qui a déjà fait ses preuves : Pierre Notte à la mise en scène, Denis Lachaud à l’écriture et Benoit Giros au plateau ont fasciné bon nombre de spectateurs par leur bouleversante plongée dans l’intimité d’un homme violé dans La magie lente, dont la tournée se termine à peine. Pour Jubiler, le trio est augmenté : ils sont deux au plateau pour incarner les aléas du couple d’aujourd’hui. Aux côtés d’un Benoit Giros plus tendre que jamais, Judith Rémy pose une altérité féminine dense et exigeante.
Mathieu et Stéphanie se rencontrent sur une appli ad hoc et malgré la photo de profil un peu fade de Mathieu, ils se plaisent et franchissent rapidement les étapes obligées du premier rendez-vous : un verre au café, un resto et une première nuit ensemble. La circulation entre les espaces, dessinés à vue par les acteurs manipulant le mobilier, matérialise la chronologie convenue mais toujours émouvante de ces premiers instants. La première nuit ensemble donne lieu à une scène burlesque : l’ellipse pudique se traduit par un passage où les deux comédiens se déshabillent intégralement et sans cesser de se parler, pour se rhabiller aussitôt car Mathieu a été appelé à l’aide par son baby-sitter.
Comment rejouer les premiers moments de l’amour alors qu’on a des enfants encore petits ou encore dépendants ? Comment concilier sa vie d’homme et son rôle de père ? Comment être une amante quand son partenaire file à l’anglaise pour s’occuper de son enfant ? En quête de sa chaussette perdue, Mathieu prend conscience des difficultés à venir. Car il est inquiet, Mathieu : pas sûr de lui, attaché à la garde partagée de ses quatre enfants, dont deux petits, mais désespéré d’être seul même s’il est entouré. Benoit Giros développe au service de ce personnage, plus léger que son précédent rôle dans la magie lente, le jeu tout en nuances et subtilités qu’il a déjà mis au service du texte de Denis Lachaud. Tout est dans la recherche du mot juste, du geste bienvenu, de la question qui ne fâchera pas : faut-il embrasser Stéphanie avant d’aller retrouver en pleine nuit sa fille malade ? Faut-il vraiment lui demander de vivre ensemble en rentrant de week-end ?
En miroir, Judith Remy construit un personnage féminin plus tendu : veuve et mère d’un jeune adulte, elle parait moins fleur bleue (les fleurs sont toujours rouges dans Jubiler !), défendant bec et ongle son indépendance dans un long monologue traversé de réflexions sociologiques (en écho au très beau roman de Denis Lachaud, La forme profonde, Actes Sud, 2000) et d’affirmations féministes. Cette femme-là ne se laissera pas enfermer dans le carcan du couple – elle le défait pour pouvoir le réinventer : à son partenaire qui tente systématiquement de poser les pieds sur le canapé, elle impose sans un mot un glissement vers moins de sans-gêne. Cet homme ne déposera pas ses pantoufles à ses pieds et c’est d’un virulent « connard » qu’elle répond à la proposition de vivre ensemble. Contre certains clichés, c’est au personnage féminin que revient la capacité à développer et à formuler le désir d’un couple délivré des contraintes du quotidien et des diktats des conventions sociales. Dans un développement vibrant, Stéphanie affirme son désir de liberté non pour clôturer l’amour mais pour lui donner la chance de durer, de vivre… C’est en tout cas ce que donne à voir la mise en scène qui maintient les acteurs comme leurs sentiments toujours en mouvement, en mutations chromatiques, en circulation chorégraphiée. La valse des vêtements orchestre l’agitation des sentiments. Dans l’espace réduit d’un plateau en constante mutation, le spectateur est au plus près des émotions et de l’engagement des acteurs.
Alors ces deux-là resteront ils ensemble ? La pièce nous le dévoile bien avant la fin du spectacle par un tableau proleptique, dont l’intérêt principal est d’évacuer un suspense factice pour se concentrer sur le présent. La relation se construit dans l’instant de la friction, dans la présence des corps, dans la plénitude de la fiction et la jubilation du théâtre. Jubiler danse gracieusement cette « non-demande en mariage » sur un accord sensible des mots, des corps et des sentiments qui résonne de manière très juste avec la vie. On est tout à tour amusé, ému, intéressé et toujours concerné par ce drôle de ballet très vivement interprété.
Jubiler, le texte de Denis Lachaud est publié aux éditions :esse que
Après son passage à la Reine blanche (Paris), le spectacle se joue à Chartres le 3 mars. D’autres dates en prévision.