Martin Rueff, L’extrême contemporain

© Martin Rueff

Martin Rueff écrit depuis longtemps entre les langues, ou plus exactement entre la langue française et la langue italienne, qu’il traduit, à la « jonction » des deux pour reprendre le titre de son précédent livre (La Jonction, Nous, 2019). Cette fois, il expérimente pleinement la langue italienne, non en la traduisant mais en l’écrivant.

Pour l’expliquer, Martin Rueff revient sur un terme, qu’il avait déjà utilisé dans Comme si quelque (Comp’Act, 2006), qui appartient au registre de la plongée sous-marine, le Blood shift (transfert sanguin). On pourrait comparer, précise-t-il dans l’avertissement de Verticale ponte, ce phénomène qui libère les poumons après une longue immersion en apnée dans les profondeurs océaniques, au fait d’écrire des vers dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle.

Mais si l’italien n’est pas la langue maternelle de Martin Rueff, elle est en revanche celle de son fils et de sa fille, qui vivent à Bologne. Durant ce qu’on appelle le « premier confinement » (printemps 2020), il a passé avec eux plus de temps qu’à l’accoutumée, la période qui correspond à l’écriture des poèmes de Verticale ponte, des poèmes par conséquent inspirés par leur langue maternelle, par un langage enfantin, comme il dicte au cœur, par un regard, une forme d’innocence (on aurait envie de la qualifier de rousseauiste) qui ne voit pas le monde avec la même gravité que les adultes, ou qui ne se contente pas de répéter l’universel reportage. Les rôles s’inversent. Le père, afin d’entrer dans le royaume de la poésie et de déjouer les pièges de la gazette (cette pandémie en regorge), se fait petit comme un enfant. « C’est quand tu ne voulais pas la dire que la poésie t’est le mieux venue… » Il apprend ainsi une nouvelle grammaire avec les accents parfois poignants d’une chanson de Franco Battiato, voire d’Alessandra Amoroso, une star de la variété italienne que sa fille écoute. L’italien, un italien intérieur, intériorisé, autoriserait plus de familiarité, plus d’intimité que l’extériorité naturelle du français.

Un second mouvement anime, redouble toutefois l’apparente légèreté des poèmes de Verticale ponte. Martin Rueff ne s’est pas mis seulement à l’école de ses enfants, mais aussi à l’écoute des poètes aimés, i poeti sconfinati, le sous-titre du recueil qu’on pourrait traduire par les poètes déconfinés, littéralement sans limites, par-delà le confinamento ou le lockdown. Dans les entrelacements du poème, on reconnaît Pound, Eliot, Montale, Saba, Dante, Attilio Bertolucci (la chambre d’Attilio Bertolucci), Apollinaire, Jaccottet, Vittorio Sereni (les instruments humains de Vittorio Sereni), Georges Oppen, Jean-Patrice Courtois… En référence à Hugo ou à Baudelaire, Martin Rueff se demande s’il existe encore la possibilité d’une poésie politique, et tente de dépolitiquer de l’intérieur le langage, de le déclaquemurer, en ouvrant des fenêtres, en suivant l’illimité des collines verdoyantes qui entourent l’agitation urbaine de Bologne, deux écureuils, sconfinati, qui sautillent sur les toits, un vieil homme à son balcon étendant sa serviette de plage à l’effigie de Spiderman, l’éclat de rire d’une bulle de savon, un nuage dans le ciel serein d’un 25 Avril, la délectation du nom « Roquefort », en français dans le texte, dans la bouche d’une enfant, etc.

L’expression verticale ponte n’est pas facile à traduire. Il ne s’agit pas que d’un « pont vertical ». Les deux mots désignent une double posture qui s’apparente à des exercices de gymnastique ou de yoga, comme on le lit au centre du livre dans le poème éponyme (XXVII). La première figure, la verticale, consiste à faire le « poirier », c’est-à-dire à tenir en équilibre sur la tête, les jambes en l’air, puis d’essayer de marcher sur les deux mains, les jambes pliées en arrière, une figure que Martin Rueff compare à l’étrange acrobatie de la fresque du musée archéologique d’Heraklion, en Crête, qui représente le saut d’un homme sur le dos d’un taureau (Taurokatapsia). La seconde figure, tout autant acrobatique, il ponte, consiste à faire le « pont », c’est-à-dire un arc avec son dos le bassin vers le haut, les pieds et les mains solidement amarrés au sol.

            Arc ou pont ou table la poésie
            et l’équilibre vertical des mots
            sur le sol par eux érigé
            poète small pontifex ?

Poète, petit grand-prêtre ? Martin Rueff joue avec ce type d’écart, de simples exercices (ceux qu’on effectuait pour se dégourdir, conjurer l’ennui, le malheur de ne pas savoir rester assis dans une chambre alors qu’on était tous confiné) et cette Taurokatapsia crétoise, nietzschéenne, qui remonte à la très lointaine antiquité de la civilisation minoenne, près de 1700-1400 avant notre ère. Ailleurs, lorsqu’il revisite par exemple le mythe d’Icare ou d’Actéon, le registre est celui de la plongée, de l’alpinisme ou de la chasse. Chez lui, la langue est souvent corporelle, sportive presque (on pense à Pindare) ; elle va avec le corps ; le corps imprime sa marque à la langue, crée des jonctions, des différences qui introduisent une pensée, de la pensée, dans le poème. Le plus récent, l’extrême contemporain, côtoie le plus ancien, la fresque du palais du roi Minos ou les ponts que Dante enjambe en descendant dans les cercles de l’Enfer.

La collection « L’extrême contemporain » reparaît dans une nouvelle formule avec un premier titre, La commaison, de Michel Deguy, et une postface de Martin Rueff. Sauf erreur, elle avait été initiée en 1988 par un livre du poète Irlandais John Montague, La langue greffée. En fondant cette collection, l’intention de Michel Deguy était d’interroger justement les bords du contemporain, de réanimer peut-être la coincidentia oppositorum, de faire coïncider les paradoxes de notre présent avec la « tradition de toutes les traditions » et de replacer la poésie sans distinction de genre au cœur de la question.

La « commaison » est un mot à la fois nouveau et archaïque qui définirait la poétique, l’ars poetica de Michel Deguy dont le comparant « comme » est un des outils de prédilection. Comme, du verbe « commer », du substantif « commaison », afin de penser « ce que fait la poésie » à la comparaison. Quand je compare deux choses, je les mets en relation, crée une identité et une différence. Pour le dire sommairement, quelque chose apparaît, une analogie, qui « instaure de l’identique entre des différences », souligne Martin Rueff dans la postface qui retrace la trajectoire de l’œuvre, « institue la circonstance du présent en la destituant de sa présence ».

Les poèmes que nous lisons, indissociables des fragments plus réflexifs, appartiennent à la dernière période (2016-2021) ; empreints d’une certaine mélancolie ou « taciturnité » (titre du texte liminaire), ils s’inquiètent des temps sombres dans lesquels nous entrons (le désastre écologique, numérique, politique, capitalistique, etc.). Michel Deguy, à qui il arrive de contredire Deguy par Michel, revient sur « Le tombeau de Du Bellay » (1973), écrit, réécrit des « tombeaux », dont celui d’Yves Bonnefoy avec qui, insomniaque, il dialogue longuement, bien que l’un et l’autre envisagent différemment « l’opération poétique ». Bonnefoy voulait (veut, donc) redonner au monde sa présence contre la pensée conceptuelle, tandis que Deguy, plus mallarméen, essaie d’en penser poétiquement l’altérité, la déception, l’incomparable du « bel aujourd’hui ». Pour lui, si présence il y a, elle passe par la médiation d’un « comme ».

Verticale ponte parle la langue des enfants, de la jeunesse ; La commaison, la langue des pères, de la vieillesse. Les deux extrêmes se répondent, sont contemporains ; comme le silence et la langue, ils ne sont pas deux choses mais une Chose. Le legs de la nuit au jour, de la tristesse à la joie, de la mort à la vie, de hier à demain. Donnant, donnant…

            Allora, no, no
            no diventi vecchio
            passi la mano nei tuoi capelli brizzolati
            e rimetti i tuoi occhiali.    

Martin Rueff, Verticale ponte. I poeti sconfinati, Bologna, Modo Infoshop, postfazione di Guido Mazzoni, 2021, 79 p., 15 €
Le livre est disponible à Paris à La Tour de Babel et à La libreria.

Michel Deguy, La Commaison, poèmes (2016-2021), précédé de Taciturnité, postface de Martin Rueff, Éditions L’extrême contemporain, 2022, 193 p., 18 €

Michel Deguy vient de nous quitter, nous savions qu’il luttait avec un courage exemplaire contre la maladie. Cet article était déjà écrit au moment de son décès. Modeste hommage, donc. Deuil de la poésie.