Devant l’aggravation de la situation climatique, devant la marche forcée de la sixième extinction, devant l’impuissance et la dispersion de l’écologie politique se pose la question pressante d’une « écologie littéraire ». Débrouiller cette question exige un état des lieux : pendant que le monde brûle, que fait la littérature ? Que font les études littéraires ? Que devient l’écopoétique ? Ces questions sont au centre des revues LHT et Acta qui viennent de paraître sur Fabula.
« Nous n’entrons pas seulement dans une « époque de terreur » (Simon C. Estok) : nous entrons dans une époque de terreur et de pitié. Le climat nous épouvante, le sort du vivant nous afflige — Nous sommes malades d’écophobie et malades d’écopathie. Ce nouveau sentiment tragique trahit le retour d’un contexte excédant notre maîtrise. Nos modes de pensée s’en ressentent : sciences humaines et humanités ont entrepris d’acclimater leur épistémologie au grand souci écologique. Nos modes de pensées et nos manières de vivre. L’anthropocène n’a rien à voir avec une ère géologique ; c’est la métaphore obsédante d’une angoisse (Angst) documentée qui ne laisse pas l’esprit dormir. Il y a celles et ceux qui y sont déjà entrés ; il y a celles et ceux qui s’y noient entièrement, en perdent le repos, y perdent la mesure ; et il y a celles et ceux qui vivent encore comme avant, curieusement échappés à sa cloche d’insomnie. Dans « Situation de l’écrivain en 1947 », Sartre exhorte la littérature à sortir de sa réserve pour s’enrôler dans la praxis et en veut pour preuve la torture : dans la nuit des caves parisiennes, c’est la condition humaine — et le destin de l’humanisme — qui se joue dans le face à face du bourreau et de sa victime. Pour Sartre, c’est l’irruption de l’absolu dans le relatif — l’essence de l’homme remise en jeu dans un moment historique : « La guerre et l’occupation, en nous précipitant dans un monde en fusion, nous ont fait, par force, redécouvrir l’absolu au sein du relatif. » (« Situation de l’écrivain en 1947 »). L’anthropocène, si l’on veut, est à la fois moins et plus que la violente effraction de l’absolu dans l’historique ; c’est l’instillation lancinante du géologique dans le quotidien, le souci de la biosphère accusant et contaminant nos habitudes les plus naïves. Nous sommes coupables et complices dans nos façons d’acheter, dans nos façons de manger, de consommer, de travailler, de nous déplacer, de prendre nos loisirs, etc. Non plus la « condition humaine » mais la condition terrestre dépend des moindres de nos pratiques — et pas de l’épreuve extrême d’une nuit de torture. Si nous mangeons de la viande, nous détruisons l’Amazonie ; si nous achetons sous plastique, nous tuons la faune marine ; si nous roulons à l’essence, si nous avons un portable, si nous prenons l’avion, si nous portons du cuir, etc. « We are the weather », dit une couverture de Jonathan Safran Foer, sous titre français : « L’avenir de la planète commence dans notre assiette ». Qu’une tragédie planétaire contamine nos gestes les plus anodins, c’est « le tragique du quotidien » à un degré qu’Auerbach n’aurait pu imaginer.
D’où retour à Adorno et à la question terrible qu’il pose à la littérature : « Je n’ai pas l’intention de minimiser la phrase selon laquelle il serait barbare de vouloir encore écrire de la poésie après Auschwitz ; elle exprime en négatif l’impulsion qui anime la littérature engagée. […] il faut en effet que la littérature puisse affronter ce verdict, et donc faire comme si le simple fait de venir après Auschwitz ne la condamnait pas au cynisme. […] L’excès de souffrance réelle ne supporte pas l’oubli ; il faut transposer dans le domaine profane la parole théologique de Pascal : On ne doit plus dormir. » (« Engagement », 1962)
Le verdict que doit affronter la littérature et les études littéraires d’aujourd’hui est au moins aussi sévère : elles ne viennent pas après la destruction des écosystèmes terrestres et l’extinction des espèces sauvages ; elles viennent en même temps… Nous lisons, nous écrivons et la terre est à la torture. « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. » (Pascal, Pensées). On peut mettre qui on voudra à la place de Jésus ; la planète tout entière ressemble à la nuit de Gethsémani : à l’instant même où j’écris, à l’instant où vous me lisez, des milliers d’oiseaux marins, de poissons, de crustacés agonisent garrottés dans un débris de plastique. La banalité de ce mal est l’étoffe dont sont faits nos jours. Comment s’abstraire sans cynisme de ce géocide en simultané ? »
Les différents articles et entretiens que la revue Lht consacre à l’écopoétique réexaminent le dossier de l’engagement littéraire dans le contexte nouveau de l’urgence écologique et cartographient les multiples lieux où les textes se mesurent à la tragédie du terrestre.
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La revue Acta articule à ces réflexions des comptes rendus d’ouvrages récents qui affrontent ces temps extrêmes et quelques traductions d’articles essentiels dans l’histoire de l’écopoétique. L’ensemble de ce numéro interroge une traduction possible de nos présents dans les textes littéraires. On se souvient que pour approcher une définition de l’essai « comme forme » , Adorno évoque « le comportement de quelqu’un qui se trouverait en pays étranger, obligé de parler la langue de ce pays, au lieu de se débrouiller pour la reconstituer de manière scolaire à partir d’éléments. Il va lire sans dictionnaire. Quand il aura vu trente fois le même mot, dans un contexte à chaque fois différent, il se sera mieux assuré de son sens que s’il l’avait vérifié dans la liste de ses différentes significations, qui en général sont trop étroites en regard des variations dues au contexte, et trop vagues en regard des nuances singulières que le contexte fonde dans chaque cas particulier ». Lire sans dictionnaire est, à une autre échelle, l’expérience de ce « vous » perdu dans une petite ville et en retard pour un rendez-vous dans « Vertiges d’échelle » de Timothy Clark et qui se voit proposer une carte par un passant. « Vous le remerciez et reprenez votre chemin en ouvrant la carte pour chercher votre itinéraire. Il s’avère que c’est une carte du monde ». Se repérer autrement, sans carte préétablie ou dictionnaire institué mais dans le vertige d’une découverte du sens, est ce que propose ce numéro d’Acta Fabula, tout entier sous le signe de la traduction et d’une découverte par dépaysements successifs depuis des inconnus et des altérités, « manière de s’abstenir de toute réduction à un principe, de mettre l’accent sur le partiel face à la totalité, dans son caractère fragmentaire », de s’énoncer sans clôture, via échos et dissemblances, reprises comme disjonctions. Ce numéro se demande si la traduction ne pourrait pas être considérée comme l’une des formes de « l’écocritique dans un âge de terreur » (Simon C. Estok).