Ce qui fut (à partir de Charles Reznikoff)

Ceux qui tentaient de s’échapper, qu’on rattrapait, qu’on pendait par les pieds, qu’on fouettait et qu’on achevait par balles.

Ceux dont les cadavres étaient dévorés par les corbeaux sur les trottoirs du ghetto.

Ceux qui deviendraient du savon.

Ceux qui volaient des pommes de terre. On notait leur numéro. Pour les tuer le soir à l’appel.

Ceux dont les cheveux feraient des paillassons.

Les morts qu’on éventrait pour vérifier s’ils n’avaient rien avalé de précieux.

Ceux dont on ouvrait la bouche au crochet à la recherche de dents en or.

Les bébés qu’on tordait comme des serpillères.

Ceux qu’on faisait monter sur une butte avec leurs châles de prière et à qui on intimait d’implorer Dieu avant de verser de l’essence sous leurs pieds et d’y mettre le feu.

À une jeune femme, en sous-vêtements, déshabillée sur ordre, l’un dit : « Quel dommage d’enterrer une beauté comme ça. » On lui dit de partir sans se retourner. Une balle dans le dos.

Ceux qui ont cru qu’on les emmenait travailler dans les champs en Ukraine.

Ceux qui sont morts piétinés dans les wagons à bestiaux.

Ceux qu’on sortait de chez eux à coups de crosse, de pieds et de poings.

Ceux qu’on faisait courir nus vers la chambre à tueries, sous le fouet et les aboiements

Ceux qu’on gardait pour le travail en leur disant « du ».

Il valait mieux répondre : serrurier, électricien, mécanicien.

Ceux qui triaient les habits de ceux qu’on avait gazés.

Ceux qui entassaient les cheveux.

Ceux qui entassaient les corps.

Ceux qui n’étaient qu’évanouis et qu’on jetait avec les morts.

Ceux qu’on sortait des fosses au bulldozer pour les brûler.

Ceux qui creusaient les fosses, pour eux-mêmes et pour les autres déjà morts.

Ceux qui marchaient sur les têtes en sang dans les fosses. Certaines sans vie, d’autres d’où s’échappaient des râles.

Ceux qui mouraient écrasés aux fenêtres dans les trains de marchandise.

Ceux qui léchaient la neige au bord des routes.

Ceux qui suçaient l’eau des serpillères.

Les femmes en sabots qui tiraient douze heures par jour des wagonnets remplis de pierre.

Ceux qu’on brûlait vifs sur des tas de bois aspergés d’essence quand il n’y avait plus de place dans les chambres. Pendant que l’orchestre, composé d’autres qu’on gazerait et brûlerait plus tard, jouait très fort des airs populaires allemands.

Ceux qu’on gazait dans les camions.

Ceux qui le dimanche servaient de ball-trap aux officiers.

Ceux qu’on battait à mort, avec le concours des chiens qui les mordaient.

Ceux qui arrivaient morts et qu’il fallait extirper de la puanteur des wagons sous les ordres hurlés.

Certains chiens attaquaient au seul nom de « Jude » prononcé par leurs maîtres.

*Ce texte a été écrit à partir d’Holocauste de Charles Reznikoff, paru aux États-Unis en 1975. Traduction André Markowicz, Éditions Unes, 2017.