Les Mains dans les poches : Jonathan Safran Foer, L’Avenir de la planète commence dans notre assiette

Jonathan Safran Foer © Christine Marcandier

L’urgence est là et le constat de Jonathan Safran Foer sans appel : nous sommes pleinement engagés dans une crise sans précédent, extinction des espèces, dérèglement climatique, catastrophes majeures liées à nos modes de vie, de consommation et d’alimentation. Et c’est bien cette évidence, cet « ici et maintenant » que nous nions : la menace qui pèse sur la survie de notre planète « n’est pas considérée par la plupart des gens comme une « bonne histoire » ». Comment changer de récit ? Telle est la question centrale posée par le dernier essai de Jonathan Safran Foer, L’Avenir de la planète commence dans notre assiette qui vient de sortir en poche chez Points, question également au cœur du grand entretien que l’écrivain a accordé à Diacritik lors de la parution de son livre en grand format aux éditions de l’Olivier.

L’Avenir de la planète commence dans notre assiette n’est ni une extension de Faut-il manger les animaux ? (2011), premier essai publié par Jonathan Safran Foer, dénonciation sans concession de l’élevage intensif et du traitement que l’homme réserve aux animaux ni l’essai simpliste que semble annoncer son titre. Certes, Jonathan Safran Foer énonce quelques vérités facilement assimilables. Si nous voulons mettre un terme au compte à rebours déjà largement entamé de notre extinction (hausse des températures, catastrophes climatiques majeures désormais récurrentes, déforestation, etc.), nous devons changer de manière de nous alimenter (son principe est simple : pas de produits animaux avant le dîner), de nous déplacer (réduire drastiquement nos usages de la voiture et de l’avion), de consommer.

Mais la force de cet essai est ailleurs. Jonathan Safran Foer se place au cœur de l’aporie majeure de notre présent menacé. Nous connaissons les chiffres et les faits (listés dans la quatrième partie du livre), nous savons et pourtant nous refusons d’agir, nous considérons la « crise » dans son sens premier de « catastrophe » sans prendre conscience d’autre signification du mot, « décision ». Nous ne faisons rien, la crise climatique n’est pas « une bonne histoire ». Elle est pour nous un scénario de science-fiction : oui, tout ce qui annoncé va se produire mais ailleurs et dans longtemps, nous ne percevons pas le récit largement documenté de notre extinction en cours comme un « ici et maintenant ». Tout demeure lointain et largement abstrait, nous n’avons aucune conscience réelle, pragmatique, de l’urgence. Le récit climatique ne prend pas, il est une disjonction fondamentale en nous entre savoir et action, connaissance et perception concrète des choses.

L’ensemble du livre vient donc défaire cette atonie qui prend deux formes principales : un enlisement dans le déni ou une échappée dans un catastrophisme tout aussi peu réactif. Comment faire de l’urgence climatique une bonne histoire, comment la faire entrer dans nos consciences et la mettre au cœur de nos actions ?

We are the Weather énonce le titre original du livre, nous sommes le climat, manière de souligner que nous sommes le problème comme sa solution, « Nous sommes le Déluge et nous sommes l’arche ». Ce sont nos modes de vie et de consommation qui ont créé la situation dans laquelle nous sommes enlisés, une situation qui est, et c’est fondamental, un processus : tout s’accélère, déforestation, extinction des espèces, inondations, hausse des températures. Seule solution pour tenter de faire face : ralentir, changer de mode de vie, manger autrement. Des actes simples, en apparence, qui, additionnés, font des actions collectives — en somme, changer de récit cadre, répondre à la crise par de nouveaux récits, et pour Jonathan Safran Foer trouver une manière captivante de narrer l’urgence pour provoquer une réponse concrète en chacun.

L’humanité a été capable de telles réactions : l’histoire, les faits le montrent. Pour produire celles que suppose notre présent, Jonathan Safran Foer s’engage. En tant qu’homme, partant de son exemple pour illustrer qu’il est possible (et simple) de changer de mode de vie. En tant qu’écrivain, mobilisant toutes les ressources de la fiction et de la non fiction pour changer le récit climatique, donner une forme captivante à l’urgence, qui ne soit pas celle de la science-fiction puisqu’elle déplace cet ici et maintenant dans un ailleurs en définitive très confortable :

« En plus de ne pas constituer une histoire facile à raconter, la crise planétaire s’est révélée ne pas être une bonne histoire. Non seulement elle ne nous convainc pas, mais elle ne nous intéresse même pas. (…) D’où l’instinct qui pousse à présenter le règlement climatique — si tant est qu’on se donne la peine de le présenter — comme un événement dramatique, apocalyptique, envisagé dans le futur (plutôt que comme un processus aléatoire et progressif au cours du temps), et à dépeindre l’industrie des énergies fossiles comme l’incarnation de la destruction (plutôt que comme une des nombreuses forces qui devraient requérir notre attention). La crise planétaire — abstraite et complexe comme elle l’est, lente à se manifester comme elle est, (…) semble impossible à décrire d’une manière qui soit à la fois fidèle à la vérité et captivante ».

Jonathan Safran Foer © Christine Marcandier

Là est le défi que se donne Jonathan Safran Foer : faire face à cet « impossible » et aux disjonctions qui le sous-tendent — captivant mais faux ou réaliste mais assommant. Sur la frontière du récit historique et de l’essai engagé, de la fiction et d’une non fiction documentée, il livre un texte inclassable et d’une virtuosité formelle rare, nous poussant à décentrer nos regards, à changer de perspectives. Rien de tel que de renouer avec le passé (la résistance lors de la seconde guerre mondiale mais aussi le combat pour les droits civiques) ou de regarder notre planète depuis l’espace pour sortir des ornières, ce que fait ce livre, en racontant autrement, en tissant chiffres et faits à des anecdotes, en illustrant nos contradictions, en mettant des mots sur ce que nous refusons de véritablement voir et entendre.

L’Ange de l’Histoire de Benjamin prend ici la forme d’une ambulance : « Le mot « ambulance » est écrit à l’envers sur le capot des véhicules pour qu’il puisse être lu dans le rétroviseur des conducteurs qui les précèdent. On pourrait dire que ce mot est tracé à destination de l’avenir — pour les voitures qui se trouvent plus avant sur la route. De même que la personne que transporte une ambulance ne peut pas déchiffrer ce mot, nous ne pouvons pas lire l’histoire que nous sommes en train de créer. Elle s’écrit à l’envers, destinée à être lue dans le rétroviseur de ceux qui ne sont pas encore nés ». À nous d’imaginer un autre récit, écrit dans et par nos actes, nos résistances, nos prises de conscience.

À nous de choisir et d’écrire ce futur, non en nous contentant du spectacle de nos engagements de façade sur les réseaux sociaux (« regardez-moi en train de faire cela »), mais en agissant autrement. « Construire une nouvelle structure requiert des architectes et nécessite aussi parfois le démantèlement des structures existantes qui obstruent le chemin, même si nous sommes si habitués à les voir que nous ne les voyons plus du tout ».

Jonathan Safran Foer, L’Avenir de la planète commence dans notre assiette (We Are The Weather. Saving the Planet Begins at Breakfast), trad. de l’anglais (USA) par Marc Amfreville, Points, octobre 2020, 336 p., 7 € 60 — Lire un extrait en pdf