Ailleurs, partout, de Vivianne Perelmuter et Isabelle Ingold, serait une sorte de documentaire : « une sorte » car le film sort des cadres attendus du documentaire, comme il tend à sortir des cadres du récit, des cadres de la fiction, des cadres du visible cinématographique – comme il tend à sortir de tout cadre. Dans ce film, la traversée des frontières n’est pas seulement le thème, elle est aussi un principe esthétique et politique : traversée du discours, de l’image – un nomadisme qui emporte le cinéma, le dérègle, le réarrange pour une création particulièrement puissante, enthousiasmante.
Il n’y a pas d’histoire dans Ailleurs, partout. C’est-à-dire : il n’y a pas une histoire, un récit. Il y a plusieurs récits qui s’entremêlent, se font écho, s’écrivent, se disent en parallèle – plusieurs récits et formes de récit relatifs à la vie d’un jeune réfugié iranien sans papiers. Le récit est ainsi, et aussi, justement, ailleurs, dans d’autres lieux que celui où il s’énonce. Il ne s’agit pas pour les deux cinéastes de dire la vie du jeune homme ou de la montrer : il s’agit de la faire exister cinématographiquement, de la diffracter en un ensemble de lignes qui s’entrecroisent, se superposent, se distinguent. Construire un récit, illustrer cette vie par l’image, aboutirait sans doute à une simplification, un enfermement dans une représentation reconnaissable – un cliché, une identité imposée, identité peut-être attendue mais cinématographiquement pauvre, désormais dépassée, politiquement coupable.
Le récit est celui d’un jeune réfugié iranien, Shahin – est-ce son véritable prénom ? n’est-ce pas son véritable prénom ? –, qui a fui l’Iran, a immigré illégalement en Grèce, puis en Angleterre. Son histoire est celle d’une traversée des frontières, de rencontres, d’installations provisoires et précaires – mais aussi d’espoirs, de projets, de désirs, de rêves, de peurs, d’angoisses. Histoire d’un individu humain traçant géographiquement des lignes qui sont également psychiques – lignes d’émotions et de rêves et de sentiments et de pensées –, qui se heurtent à d’autres lignes, celles des frontières, des barrières administratives, des murs entre lesquels on enferme et entre lesquels on s’enferme. L’histoire de Shahin est celle de ces lignes internes et externes qui se superposent, se contredisent, se déchirent l’une l’autre. Et cette histoire est celle du franchissement de ces lignes : franchir les frontières, traverser les murs de sa chambre comme de sa propre prison interne.
S’il en restait là, le film d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter serait déjà très beau. Mais les deux réalisatrices font autre chose puisque leur film est également pensé comme un ensemble de lignes que le film traverse, franchit, délaisse ou conjoint, superpose, multiplie. Le film est comme Shahin, en un sens il est Shahin : le film est pris lui-même dans la logique de la traversée, de la migration, du déplacement, du nécessaire dépassement ou débordement de toutes les lignes – frontières, murs, cadres, discours – qui enferment et empêchent et, au final, effacent et tuent. Le « thème » est en même temps le principe esthétique du film, principe qui le conduit au-delà du récit, de l’image, du cinéma. Il s’agit, pour Shahin, de sortir d’Iran, de franchir les frontières autant qu’il s’agit de sortir de soi, de franchir ce qui dans son existence et en soi empêche d’être soi, d’être son désir, son rêve. Le périple est aussi le moyen de se changer soi-même. Ailleurs, partout est un film qui suit le même processus, le même mouvement : sortir des frontières du discours, de l’image, du récit, du visible et de l’audible, être un film qui est son propre changement, sa propre mobilité interne. Et le but est que ce processus irrigue chaque dimension d’un film devenant, à chaque seconde, tout entier « nomade », un film qui partout est ailleurs.
L’histoire de Shahin n’est pas racontée même si le récit en est fait, un récit pluriel, pluralisé. Des éléments de ce récit sont énoncés par l’intermédiaire d’échanges téléphoniques entre Shahin et sa mère restée en Iran. D’autres éléments sont énoncés par Shahin lisant des moments de l’entretien/interrogatoire qu’il subit lors de sa demande de papiers en Angleterre. D’autres apparaissent par des échanges de mails qui s’écrivent à l’écran, échanges entre le jeune iranien et les réalisatrices. D’autres encore circulent à travers un récit dit par une voix que l’on entend sans que n’apparaisse la personne qui parle, celle-ci demeurant tout aussi invisible à l’écran que Shahin, sa mère ou tout autre personne impliquée dans ce qui est dit.
Des voix disent, se disent, évoquent, parlent, et ce qu’elles disent se recoupe mais aussi varie, bifurque, se différencie, évolue. Les langues parlées sont diverses : français, anglais, farsi. Les discours sont de registres différents : administratif, factuel, émotionnel, mémoriel, familier, intime, évocateur, narratif, discours indirect… Ce qui est dit apparaît également selon deux types de supports : le son, l’écrit. Ce qui est dit dans une langue est traduit dans une autre langue, la traduction faisant apparaître sous une forme écrite ce qui est énoncé oralement. Il s’agit, à travers ce dispositif narratif et d’énonciation, de pluraliser ce qui est dit, de ne pas le maintenir dans une signification, dans une situation, dans une forme ou un genre : tel récit est doublé d’autres récits, telle forme d’autres formes, telle langue d’autres langues – rien n’est isolé, tout est en rapport avec autre chose que soi et qui vient prolonger ou troubler, complexifier, intégrer dans d’autres perspectives, dans d’autres possibles.
Il n’y a pas un récit constitutif de l’histoire de Shahin mais plusieurs, énoncés selon des points de vue et à l’intérieur de cadres différents – Shahin n’étant pas enfermé dans une histoire qui l’assignerait à une identité, qui simplifierait sa propre pluralité, qui le réduirait au cliché attendu du « migrant », avec un storytelling déjà connu et disponible, mais existant au contraire dans le film selon sa complexité, selon sa propre pluralité interne, pluralité qui inclut également, bien sûr, l’évolution (de la situation, de l’humeur, du désir, etc.). Les récits concernent un individu singulier que le film maintient dans sa singularité plurielle, qu’il laisse exister selon toutes les lignes enchevêtrées, discontinues, selon toutes les strates superposées et poreuses qui le constituent. Pas de frontières mais des croisements, pas de barrières mais des zones vagues qui s’incluent, se juxtaposent, se font écho, se disséminent – comme des nuages, ou un vent sans frontières.
Ce processus de pluralisation est d’autant plus affirmé qu’il concerne le rapport de ce qui est dit ou écrit à l’écran et de ce que l’image montre, fait voir. Le rapport entre l’image et le récit est, du début à la fin du film, disjonctif : un non-rapport dans le sens où l’image ne redouble pas ce qui est dit, ne l’illustre pas, ne correspond pas (ou sinon, parfois, de manière indirecte : telle image d’une personne assise ou endormie pouvant, par exemple, correspondre à l’état mental et à la situation physique du jeune migrant). L’image montre autre chose que ce qui est dit : des lieux, des situations banales, des espaces vides, la pluie, la nuit, la lumière. Et les personnes ou les lieux impliqués par le récit n’apparaissent jamais à l’écran. Ce non-rapport radical, l’absence d’images correspondant au récit, sont en eux-mêmes générateurs d’images mentales, invisibles, créées subjectivement par le spectateur à partir de ce qui est dit, images non réellement formées, amalgame de sensations, de souvenirs, de choses évoquées, images vides également, comme des trous, des manques, ou d’autres qui viennent parasiter – des images qui, dans tous les cas, doublent le récit d’autre chose et le pluralisent, celui-ci se prolongeant et naissant de mille façons dans la tête de ceux qui voient et entendent le film.
Cette logique de la disjonction se retrouve au niveau du son, de la bande sonore qui n’est pas illustrative, qui ne correspond pas de manière réaliste à ce que l’image montre mais fonctionne comme une nappe sonore, une sorte d’approche musicale et non concordante du son qui sort des schémas de la représentation, des habitudes du cinéma, qui se déploie en écho avec le travail, par exemple, de Bresson, de Tati, de Godard, de Duras, de Straub et Huillet… Le son est ainsi ouvert à des possibles que les exigences de la représentation et de la vraisemblance écrasent, possibles qui font exister un monde sonore complexe, évocateur, rythmique, étrange, très beau.
Dans Ailleurs, partout, le récit est nomadisé, se déplaçant sans cesse, partout ailleurs en même temps, empli de résonances, d’échos, de mouvements. On échappe à la clôture de l’identité/identification comme à celle de la représentation. On échappe à un point de vue surplombant, réducteur, dominant – celui que nous impose, au contraire, le plus souvent, le cinéma habituel, celui que nous imposent fréquemment le cinéma documentaire ou le journalisme, en particulier, aujourd’hui, lorsqu’il s’agit des migrant.e.s. A l’inverse, Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter accueillent Shahin, elles l’accueillent dans leur film non pour s’en emparer, non pour le réduire à ce qui est attendu, mais pour qu’il occupe l’espace, pour qu’il devienne le film, pour qu’il le traverse ou s’y installe pas du tout comme un cliché mais comme un individu, cet individu, pluriel, aussi pluriel que n’importe qui et ayant, ici, le droit de l’être.
Quelque chose est pourtant dit, quelques choses, plusieurs choses qui concernent d’abord le jeune migrant iranien, lui en particulier, lui tel qu’il peut se dire, tel que d’autres peuvent le dire, tel que quelque chose de lui se dit à travers les conversations téléphoniques avec sa mère. Même si l’histoire de Shahin est emblématique de la situation indigne imposée aujourd’hui aux migrant.e.s par les politiques européennes délibérément meurtrières, il n’en demeure pas moins que cette histoire – ces histoires – est d’abord la sienne, celle qui porte son nom. De quelle histoire s’agit-il ? Celle d’un individu jeune, iranien, avec ses désirs, sa psychologie, son langage, ses perspectives, ses rêves, ses illusions, ses sentiments, la singularité absolue de sa vie. C’est aussi l’histoire d’un individu qui, vivant pourtant sur la Terre, vivant pourtant sur la Terre par définition ouverte, plurielle, traversable, ne cesse de se heurter à des barrières, des frontières, des limites matérielles, étatiques, administratives, économiques, racistes, psychiques : la Terre ouverte est pour lui fermée, empêchée, refermant sur lui les murs d’une prison, d’un camp, d’une chambre qui semble se rétrécir aux dimensions d’un tombeau. Le nomadisme de la Terre lui est refusé – ce refus affectant son propre nomadisme interne, son désir d’un ailleurs, d’un autrement, d’être une autre personne. L’histoire de Shahin articule sans cesse cette opposition entre nomadisme et sédentarité forcée, entre l’ouverture du monde et la séquestration politique des corps et des âmes.
Si cette tension entre mouvement et sédentarisation vaut pour des milliers d’autres que lui, dans le film elle concerne d’abord Shahin, elle est un axe central de son histoire actuelle. Au lieu de prétendre à un récit majeur, une sorte de point de vue globalisant sur l’Histoire et le politique, Vivianne Perelmuter et Isabelle Ingold privilégient le récit mineur attaché au cas particulier, singulier, aux faits particuliers (aller chez le médecin, regarder internet, chercher du travail, téléphoner à sa mère, etc.) : non pas un discours développant le point de vue de celui qui sait, qui ordonne (dans les deux sens du terme), qui affirme des principes généraux, des articulations globales, mais un point de vue limité, un cadre resserré sur l’individuel, le singulier – un singulier qui, tout en demeurant tel, ouvre à autre chose ou à d’autres que soi. Le micro-récit plutôt qu’une logique générale qui rate ce qui existe et bouge dans le cœur et l’esprit de tel individu, qui efface le singulier au profit d’une approche abstraite, statistique, déshumanisante – celle qui permet de ne voir dans les migrants qu’une masse unifiée, ne répondant qu’à une identité qu’il est facile, tant elle est réduite à l’abstraction, de ne pas percevoir ou de ne pas faire percevoir comme composée d’individus pluriels, pareils à n’importe qui, différents de n’importe qui. S’approcher, donc, au lieu de s’éloigner, filmer le visage au lieu de filmer la foule – ou bien, ce qui est le parti pris des deux cinéastes, ne pas filmer le visage pour faire exister au maximum, sans l’écraser, la singularité plurielle, de chair et de sang, de celui dont le prénom est Shahin.
Pas de grands principes généraux assénés, pas de cours de géopolitique : un individu seul et unique pris dans une logique et des systèmes qui le dépassent, qui l’affectent personnellement, directement, vitalement – un individu dont l’histoire est une histoire commune et un individu dont l’histoire est absolument singulière et qui ne peut valoir pour celle, absolument singulière, de tel ou tel autre individu. Dans Ailleurs, partout, ce qui est dit, évoqué, se rapporte à la façon dont Shahin est affecté, agit et réagit à ce qui lui arrive et qu’il perçoit à partir des limites de sa perspective singulière. Et si cette perspective peut bien sûr être liée à une perspective plus générale, c’est au spectateur de faire les liens plus larges appelés par ce qu’il entend et voit, celui-ci étant ainsi, dans ce film, appelé à un rôle actif : le spectateur, la spectatrice ne sont pas convoqué.e.s pour subir un discours, ils sont invités à faire du film leur film, à faire de cette histoire leur histoire ou, mieux dit, à y introduire leurs propres variations créatrices.
Les images du film sont des images prélevées sur ce que capturent, à travers le monde, des caméras de télésurveillance ou, parfois, des webcams de particuliers, images accessibles via internet. Les deux cinéastes choisissent de ne pas ajouter d’images au monde mais d’utiliser des images du monde déjà existantes – images a priori non esthétiques, non cinématographiques, images non pensées mais s’inscrivant dans un but, un projet de surveillance, de quadrillage, qui est en même temps un projet concernant le regard et le visible : enregistrer en continu, sans cesse, ce qui ici, à tel endroit, selon tel angle, est à voir, comme une sorte de regard infini, pur, un œil infiniment ouvert.
Ce choix correspond d’abord, sans doute, au fait que Shahin se rapporte au monde à travers internet, à travers ces images du monde qui défilent sur l’écran de l’ordinateur. Et lorsqu’il se trouve en Angleterre, enfermé et prostré dans une sorte de foyer où les services sociaux et policiers entassent les migrants, il devient incapable de sortir et ne se rapporte au monde que par le visionnage obsessionnel du flux incessant des images du monde visibles sur internet. La mobilité physique qui lui est refusée, la traversée des frontières, la découverte du monde qui lui sont interdites, laissent la place à une autre mobilité, une autre traversée et découverte, par le moyen d’internet : les images du monde, le visionnage de ces images sont le moyen d’une traversée des frontières, la réalisation sous une certaine forme du nomadisme essentiel du monde. Le monde est là, à disposition, sous la forme d’un flux infini et continuel d’images.
Sans doute ce rapport au monde par le biais des images de webcams peut-il être compris comme un appauvrissement, une perte du monde puisque celui-ci n’existe plus que sous la forme d’images, d’une représentation qui tient le monde à distance et, en un sens, l’efface. Cependant, dans le cas de Shahin, ce rapport au monde par l’intermédiaire d’images du web est aussi l’effectuation de son désir, il est l’agencement technologique qui, à l’intérieur des limites imposées, permet à ce désir de se réaliser comme il permet de révéler l’essence du monde : un espace pluriel, ouvert, traversable, immanent puisque, de partout, j’ai accès à l’ailleurs, et que l’ailleurs est partout, où que l’on soit sur Terre, ici, sur l’écran de mon pc.
En utilisant des images de télésurveillance ou de webcams de particuliers, Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter retrouvent certains des gestes caractéristiques de l’art contemporain : utilisation de matériaux existants ; prélever, coller, monter ; reprise esthétique de matériaux non esthétiques, ces opérations impliquant une déterritorialisation des matériaux, leur désidentification, leur mise en variation, leur pluralisation, leur resignification, etc. En faisant cela, elles répètent également, à leur manière, le rapport au monde qui est celui de Shahin mais qui est aussi, plus généralement, celui de notre modernité : l’ailleurs n’est plus enfermé dans son ailleurs, il est partout, de partout « accessible », le monde devenant les images du monde dont le flux défile sur nos écrans, flux qui, à la fois, nous empêche d’accéder au monde et le fait exister sous nos yeux.
Cependant, Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter ne prélèvent et n’utilisent pas n’importe quel type d’images puisque ce sont principalement des images produites par la télésurveillance, qui correspondent à un projet politique, à un rapport socialement et politiquement policier au monde : quadriller, surveiller, détecter, identifier – une sorte de panoptique généralisé par lequel le monde n’est plus qu’une prison, par lequel chacun et chacune est pris.e dans les mailles du filet hypersécuritaire et paranoïaque qui nous tient lieu aujourd’hui de politique. A la place d’un regard vague et général sur le monde, à la place d’un regard qui ne peut pas tout recouvrir et laisse des zones invisibles, hors-surveillance, des zones où la délinquance est possible, où le hors-la-loi peut exister, le pouvoir actuel développe un regard omniprésent, de plus en plus fin, de plus en plus resserré sur l’individu, chaque individu, chaque moment de la vie de chaque individu – ce regard étant évidemment celui que le pouvoir met en œuvre aujourd’hui contre les migrant.e.s : les fixer, les capter dans l’image pour empêcher leur traversée des frontières.
En reprenant ces images, Vivianne Perelmuter et Isabelle Ingold en reprennent toute l’ambiguïté et l’ambivalence, elles en reprennent les limites mais aussi les possibilités. Il ne s’agit pas de supprimer la contradiction ou d’être aveugle à celle-ci mais de travailler et créer à l’intérieur de cette contradiction. Ainsi, les images du film ne sont pas des images du monde mais des images d’images du monde. Elles sont des images limitées, restreintes, ne montrant que tel périmètre très local, telle zone réduite prise dans les limites très fermées du cadre de l’image. Ces images enferment, closent, morcellent le monde en zones différenciées, hermétiquement distinctes. Cependant, le montage – ici, donc, fondamental – de ces morceaux, la juxtaposition de ces parties restreintes, produit un mouvement qui contredit non pas le morcellement mais les limites ou frontières de chaque morceau, un mouvement de traversée, de franchissement des limites, une série qui est comme une flèche traversant l’espace désormais ouvert et par laquelle le sentiment ou l’idée d’une globalité ouverte et non réductrice apparaît. Chaque morceau vaut pour lui-même mais il fait partie d’une série en droit infinie, une série plurielle, infiniment plurielle et qui serait le monde, un monde infiniment pluriel, divers, un patchwork aux dimensions du monde. Le montage nomadise et pluralise le monde carcéral des CCTV, il fait exploser cette prison et nous rend le monde en tant que terre nomade, ouverte et traversable par tous : un monde ou des mondes pour tous.
Le cinéma, ici, contredit un projet politique carcéral, ce projet qui enferme et broie quelqu’un comme Shahin. Mais il le contredit en utilisant et déterritorialisant les moyens de ce projet, en exploitant certains des moyens propres du cinéma : l’image, le montage ici compris non pas comme simple agencement des éléments et moments d’une narration mais comme production d’un mouvement qui a lieu autant à l’écran que dans l’esprit. Le montage désidentifie l’image, fait que l’image de télésurveillance devient une image cinématographique par laquelle l’image première sort d’elle-même, devient autre chose qui la contredit. Le montage rend le monde à son essence, celle que le projet politique correspondant à la télésurveillance empêche, celle que les éléments formels et technologiques de l’image de télésurveillance attaquent et effacent.
Le monde est trop immense, trop pluriel pour l’image, et aucune image du monde en tant que tel ne peut exister. Pourtant, dans Ailleurs, partout, le désir d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter est bien de filmer le monde, d’en produire une image, et c’est l’absence de cette image du monde, cette image impossible qui traversent le film, qui l’irriguent entièrement. Cette image demeure virtuelle, n’étant de fait actuelle, visible, dans aucune des images du film mais existant par le montage de ces images, par la mise en série des images du monde : image demeurant virtuelle, image fantôme, image mentale, image invisible qui pourtant fait « voir » le monde, « image » du monde en tant qu’ensemble infiniment ouvert et changeant, infiniment traversable, sans frontières – image du monde selon le désir de Shahin…
En reprenant des images a priori non esthétiques faites par des caméras de télésurveillance, Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter les inscrivent dans une autre logique, une autre signification et une autre efficacité indissociables d’une œuvre hautement esthétique et politique. En reprenant ces images, elles choisissent d’en utiliser la nature a priori non esthétique pour produire une esthétique cinématographique qui fait sortir d’elle-même l’image cinématographique. En effet, ces images sont « mauvaises », imparfaites, non léchées, trop sombres, trop lumineuses, parfois illisibles, non identifiables : les formes peuvent être floues, l’image peut sauter, on passe brutalement d’une sous-exposition à une surexposition, les couleurs « bavent », des halos se forment, le grain est trop visible, etc. : une matière, un ensemble d’accidents, de « défauts », s’imposent. Au lieu de gommer ces défauts, de lisser l’image, de la rendre conforme aux attendus de l’image cinématographique commune, les deux cinéastes choisissent de favoriser ces images « défectueuses », de sélectionner celles qui sont obscures, « mal cadrées », rayées, etc. Toute une physique de l’image passe au premier plan et déborde la visibilité de la représentation.
On peut penser, par exemple, au film de Godard, Le Livre d’image, dans lequel la matérialité de l’image est convoquée de manière radicale pour produire des images qui deviennent peinture, qui deviennent signes abstraits, qui deviennent un ensemble d’événements par lesquels le visible de la représentation est transpercé et brouillé, perturbé par un ensemble d’éléments qui font sortir l’image cinématographique d’elle-même par l’introduction, dans l’image, d’un dehors qui existe ici de manière « excessive », quasiment autonome. C’est ce que fait Godard dans tous ces films : ouvrir l’image à autre chose, connecter le film à un dehors, ouverture et connexion par lesquelles l’image, le film, le cinéma sortent d’eux-mêmes pour la production d’œuvres cinématographiques parmi les plus belles.
C’est ce processus que l’on retrouve dans Ailleurs, partout, avec la même beauté et au même niveau de réussite que chez Godard. Une visibilité sans référence se met à habiter les images, une visibilité qui déborde l’œil, qui l’engage dans d’autres sens, tendant vers le tactile, une visibilité indissociable de ce qui l’empêche, de ce qui la perturbe et lui impose d’autres dimensions du visible et de la pensée. A certains moments, nous ne savons pas ce que nous voyons à l’écran, nous sommes perdus, pris dans un chaos et une errance qui font évidemment, aussi, écho à la désorientation et à l’errance de Shahin, et qui répètent à leur façon le chaos qui accompagne le flux des images d’internet. Mais il s’agit aussi de désidentifier l’image, de la rendre nomade, l’image tendant à parcourir des degrés et formes du visible qui la poussent à passer hors d’elle-même, à traverser les frontières de la représentation, à franchir de manière interne les limites imposées par le cadre de l’image, les limites de ce qui est découpé par le cadre et qui tendrait à se refermer sur soi, selon une forme policière et identifiable du visible. Dans Ailleurs, partout, les images sont pluralisées, habitées de mouvements comme des mouvements sur place, des sortes de crises épileptiques qui les déplacent ailleurs, qui les diffractent en plusieurs images juxtaposées en une seule et par lesquelles chaque image sort de ses propres frontières.
L’image est d’autant plus pluralisée que non seulement elle apparaît à l’écran en disjonction avec le son, avec les voix, mais qu’elle apparaît aussi comme une surface où s’écrivent des phrases, des textes : phrases des échanges de mails ou de la traduction. L’écran de cinéma devient également un écran d’ordinateur peuplé d’images provenant d’internet, un écran sur lequel écrire comme on écrirait un texte avec Word, ou comme un tableau sur lequel tracer des mots : images visibles, abstraites, non identifiables, images habitées d’un invisible, images écrites, images flottantes, autonomes, matérialité de l’image… : comme un affolement général de l’image, une image hors-cadre, une image décidément nomade…
On se souviendra du beau film d’Isabelle Ingold, Des jours et des nuits sur l’aire, où étaient déjà en jeu le rapport à la limite et à ce qui la déborde, le rapport au pouvoir, à ses dispositifs contemporains, les écrans de surveillance, la subversion des images par le mouvement et le montage, la circulation entre les images, entre les zones, etc. On se souviendra également du non moins beau film de Vivianne Perelmuter, Le vertige des possibles puisque, dans Ailleurs, partout, ce même vertige existe, le film étant entièrement structuré par une logique du possible singulière car les possibles y sont tous affirmés en même temps et que, loin d’être en dehors de l’être, la pluralité des possibles est au contraire constitutive de ce qui est : tout ce qui est, est un ensemble de possibles qui font que ce qui est, est aussi autre chose, devient toujours autre chose, est nomade, ceci et cela en même temps : logique d’un monde infiniment pluriel. Le projet de ce film, s’il concerne au premier chef l’histoire de Shahin, correspond également à l’effort de produire cinématographiquement une certaine image du monde, de notre rapport au monde, à un éloge du monde en tant qu’ouvert, multiple, traversable, infini, contre les représentations appauvrissantes du monde et les pratiques du monde qu’une certaine pensée actuelle et qu’une certaine politique dominante actuelle tentent de nous imposer. Penser et vivre autrement le monde, dans le monde, c’est ce que s’efforcent de penser et montrer les deux réalisatrices. Avec Ailleurs, partout, cet effort s’impose sous la forme d’un événement cinématographique.
Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, Ailleurs, partout, 63 minutes, sortie en salle le 1er décembre 2021.
A noter que le film sera projeté à partir du 1er décembre et jusqu’au 12 décembre, tous les jours (week-end compris, sauf le mardi) à 13 heures au Saint-André des Arts. Chaque projection sera suivie d’échanges avec les réalisatrices et qui se tiendront en présence d’un.e invité.e.
Le film sort également en Belgique, à Bruxelles. Le film sera projeté le 1er décembre à 19h30 au cinéma Flagey /studio 5. Cette projection sera suivie d’un échange avec les réalisatrices, animé par Catherine Lemaire. D’autres projections le mercredi 08 décembre, 21h30 ; le jeudi 09 décembre, 21h30 ; le vendredi 10 décembre, 17h30 ; le dimanche 12 décembre 19h30 ; le mercredi 22 décembre, 19h45 ; le jeudi 30 décembre, 21h15.
Le film sortira également à Athènes, le 1e décembre, au cinéma Astor/ΑΣΤΟΡ.