Christophe Honoré : L’enfance mue (Les Malheurs de Sophie)

Les malheurs de Sophie

« Il ne s’agit pas de tourner avec des enfants pour mieux les comprendre, il s’agit de filmer des enfants parce qu’on les aime » lançait François Truffaut, vibrant de justesse et de tendresse, dans Le Plaisir des yeux, l’un des ses ardents recueils d’articles critiques, au cœur duquel, revenant sur certains de ses films comme L’Argent de poche, le cinéaste s’interroge sur la manière dont les enfants doivent être représentés et employés à l’écran. Lorsqu’un metteur en scène filme des enfants, suggère encore Truffaut, sa responsabilité est grande tant l’enfant n’y surgit jamais comme un acteur parmi d’autres non plus qu’il n’y figure le spectateur de sa propre vie dont les adultes se donneraient, malgré lui, comme les insatiables dramaturges : l’enfant doit y être une force nue et agissante, un être au-delà de son texte et tout texte, l’incarnation d’une puissance de vie sans trêve. Nul doute que, de la part du cinéaste des Quatre cents coups, une telle déclaration d’amour aux enfants élevée en méthode de travail et en bienveillante science de la direction d’acteur pourrait être inscrite par Christophe Honoré en liminaire à son nouveau film, le beau et gracieux Les Malheurs de Sophie qui sort cette semaine sur les écrans.

Affiche les malheurs de SophieEn effet, avec Les Malheurs de Sophie, Christophe Honoré dévoile son premier film pour enfants où, mettant en scène dans le rôle titre la jeune Caroline Grant, remarquable de vie, le cinéaste offre à l’écran les aventures et mésaventures de la célèbre enfant turbulente de la Comtesse de Ségur. Où, comme en écho diffracté aux aimantes déclarations de François Truffaut, le film, tour à tour joyeux et déchiré de sourde mélancolie, livre un portrait énergique et affectueusement réaliste de l’enfance qui, délibérément, s’installe à rebours de toute poésie, se donne comme son envers sombre et lumineux, là où l’enfance perd son image, là où l’enfance ne répond plus de l’image de l’enfance – où, par et dans le cinéma, l’enfance ne sera plus idéalisée. Mais, si à la différence manifeste de Truffaut, l’enfance ne s’affirme pas, depuis 17 fois Cécile Cassard son premier film, comme le territoire cinématographique premier d’Honoré, Les Malheurs de Sophie rejoint en revanche avec évidence le terreau de l’écriture d’Honoré, sa venue inaugurale à la création, celle de l’auteur des romans de jeunesse dont les remarquables Tout contre Léo (1996), Je ne suis pas une fille à papa (1998) ou encore J’élève ma poupée (2010) affirment des enfants premiers, des enfants qui déparlent les adultes, qui agissent depuis leur paroles et leurs remuements dans la grande défaisance des parents, toujours terriblement discursifs, et surgissent depuis leur intime et contradictoire doublure. La Sophie d’Honoré se donne ainsi d’abord comme l’enfant solaire de sa création jeunesse.

Christophe Honoré Tout contre LéoMais, avec évidence, Sophie s’impose aussi comme la fille du constant goût de l’adaptation littéraire de Christophe Honoré, de ce goût prononcé à faire sortir la littérature du livre qui innerve l’ensemble de sa filmographie inaugurée avec Ma Mère (2004) inspiré du récit de Georges Bataille en passant par La Belle personne (2008), relecture contemporaine de La Princesse de Clèves jusqu’aux récentes et splendides Métamorphoses (2014), libre venue de la poésie d’Ovide à notre temps. Transposition à la fois rigoureusement fidèle et généreusement inventive des Malheurs de Sophie et des Petites filles modèles de la Comtesse de Ségur, Les Malheurs de Sophie révèle, à y regarder de plus près, non pas tant une politique de l’adaptation qu’une poétique active de la métamorphose, où image et page ne cessent d’échanger leurs qualités, où l’enfant devient l’intercesseur lumineux d’un perpétuel changement de formes, invite incessamment à changer de registre, tant l’enfant s’impose chez Honoré comme le vif et inlassable débord de toute image, comme le règne vivant d’un hors-cadre où l’œuvre va chercher à se dire, à faire advenir le Voir et le Dire en eux-mêmes.

Sans titreOù, chez Honoré, métamorphoser le livre en film consiste à trouver, au cœur du monde perçu comme tissu culturel sans faille, un non-lieu d’ouvert à partir duquel recommencer à voir et à dire sont donnés comme possibles et sensibles à la pellicule et à sa parole : détramer le monde par la pellicule et le retramer par les acteurs, telle serait la loi nue de la métamorphose d’Honoré qui autorise à un geste du repossible. On comprend alors combien un film tel que Métamorphoses occupe une place singulière sinon première dans ce recommencement qui sait venir après tous les hommes et leurs œuvres, combien Métamorphoses, plus qu’un nouveau chapitre au sein d’une filmographie qui en compte déjà tant, apparaît comme la genèse neuve, païenne et féconde, l’après-génèse d’un redébut de l’œuvre, où, après Dans Paris, Les Chansons d’amour et Les Biens-aimés, ayant comme achevé un cycle où la mélodie se refuse à devenir boucle et cherche son hors-cadre, Honoré trace un geste de refondation de son cinéma dont les parrains profus et sans cesse mouvants seraient Europe et Jupiter, dont les amours fondent par leurs incarnations multiples le souhait vif et neuf de toujours changer, de ne jamais être là où ils sont, de toujours se déplacer, de n’être jamais aussi semblables à eux-mêmes que lorsqu’ils sont en mouvement. Si bien que la Sophie d’Honoré ne naît pas véritablement avec la Comtesse de Ségur. Elle est à la fois née bien avant, et bien après. Elle s’est déjà métamorphosée lorsqu’elle apparaît au début du film. La Sophie d’Honoré naît littéralement de la cuisse de Jupiter.

Métamorphoses, nouvelle matrice et genèse cinéphiliques

Et sans doute aucun est-ce à la croisée de ces deux heureuses filiations, celle de la fiction jeunesse et celle de la poétique de la métamorphose, que Sophie de Réan surgit dès les instants premiers du film, solaires et radieusement estivaux, dans cette France du Second Empire, portés par la musique toujours déjà élégiaque d’Alex Beaupain et narrée frontalement par Baptistin (joué par le décidément parfait Jean-Charles Clichet), narrateur aux accents de blondeur solaire. Escortée de Paul son cousin (épatant Tristan Farge) et des petites filles modèles, Camille et Madeleine de Fleurville (adorables Céleste Carrale et Justine Morin), Sophie surgit ainsi lorsqu’elle se livre à ses fameuses bêtises, à commencer par l’épisode de la poupée offerte par le père démesurément absent, cet épisode où la poupée est laissée au soleil, immédiatement énuclée puis ébouillantée et bientôt infirme, épisode qui bientôt cède la place à celui de l’écureuil capturé, choyé et bientôt mort, et s’enchaîne enfin, pour ne citer qu’eux, à l’épisode des poissons rouges savamment découpés et livrés en joyeuse pitance à la poupée miraculeusement ressuscitée pour peu de temps. Les bêtises se succèdent et rythment, de leur puissance méthodique et facétieuse, la première partie du film dévoilant, dans une lumière intarissable, de l’enfance l’énergie profuse et incessante, toujours inaltérable tant la bêtise chez Sophie y devient une pragmatique folle du vivant, l’expérimentation sans trêve de ce qui est taraudé par la vie, ce qui en forme non l’expression mais l’expressivité folle. Sophie traque le vivant comme Jupiter découvre Europe et l’humain dans l’homme. Sophie se tient chez Honoré comme un Dieu qui découvrirait un corps. À l’instar d’Ovide, Sophie s’affirmerait presque spinoziste tant elle désire savoir ce que peut un corps : elle rend l’énergie non pas tant plastique qu’élastique et décidément sans trêve : elle est la philosophe hors de toute lettre et sans alphabet, la Sophie sans la sophia. Elle se découvre vivante parmi les vivants comme Jupiter son père inavoué.

Mais si la petite fille découvre combien le vivant doit témoigner d’attention et doit se donner comme une expérience pleine et totale, Sophie n’en oublie pas moins, par ses malheurs et par les remontrances de sa douce mère (superbement interprétée par Golshifteh Farahani, déjà au générique des Deux amis de Louis Garrel dont Christophe Honoré avait co-signé le scénario), qu’elle est une héroïne cousine sinon fille des propres héros jeunesse d’Honoré. De fait, double féminin alerte de P’tit Marcel, personnage des récits de littérature jeunesse d’Honoré, et terrible héroïne sans faille de sa propre énergie inlassable et toujours recommencée, Sophie s’offre après chacune de ses bêtises comme un enfant en dissidence, reculée dans des sanglots bientôt sans souvenir dans une voix qui se tient, dans le film, comme le monologue nu et écarté du monde des adultes, comme saisi dans l’envers déserté des choses. Dans Les Malheurs de Sophie, la parole adulte traverse Sophie sans jamais s’y arrêter tant son corps est élastique, tant son corps ne retient du monde que ce qui lui permet d’avancer et d’y persévérer : comme si la parole des adultes entrait à son contact dans sa surdité, dans une intense décréation où parler, c’est toujours le paradoxe insurmontable d’écouter les adultes en étant caché sous une table comme Sophie écoute ses parents à la dérobée. Et peut-être, au-delà de la littérature jeunesse, Sophie incarne-t-elle le versant solaire et espiègle du premier roman de Christophe Honoré, se donne-t-elle comme le double inavoué de Guillaume, par son sens du jeu, sa puissance à hanter de mensonges et de dénis conjugués sa famille, Guillaume, le protagoniste de L’Infamille. Peut-être faut-il voir, des années plus tard, comme un nouveau redébut, dans Les Malheurs de Sophie le conte inouï de l’infamille.

Sophie, l’enfant inversée de L’Enfance nue de Pialat

Pourtant, prise dans sa chaîne résolue de métamorphoses, l’enfant ne reste pas longtemps l’enfant de la littérature, et la jeune Sophie, tant elle est hors cadre, va presque plus vite que la caméra à la saisir, se découvre, depuis l’infamille qui la terrasse et la condamne à être le presque mythe de l’enfant puni, l’enfant fou de la cinéphilie, l’enfant qui ne peut faire un geste sans être le souvenir du corps des enfants qui ont traversé le cinéma, comme si l’enfant la plus vivante était un spectre absolu qui contait une histoire de fantômes pour grandes personnes, de celle dont rêvait Warburg. Sophie est l’enfant de l’infamille mais elle est aussi bien l’enfant sauvage. Elle est truffaldienne. Elle est Victor mais elle parle. Elle est Victor depuis toute sa sauvagerie. Elle est peut-être Antoine Doinel qui crie à l’instituteur que sa mère est morte. Mais Truffaut ne l’épuise pas. Sophie est aussi François. Elle est cet enfant de l’assistance qui, chez Pialat, cumule bêtise sur bêtise. Sophie est violente sans le savoir, sans le poétiser, sans l’idéaliser. Sophie est l’enfance nue. Mais Pialat ne l’épuise pas non plus. Sophie est la petite criminelle mais sans le crime. Elle est Ponette hantée de mort. Mais Doillon ne l’épuise pas là encore. Car Sophie ne cesse toujours déjà d’être décidément hors cadre. Elle pourrait être le souvenir lointain et épris du premier film renoncé de Rohmer qu’il entendait consacrer aux petites filles modèles. Mais Rohmer non plus ne parvient à l’épuiser. Car, si elle peut aussi bien regarder du côté du vivant le plus intrépide en se souvenant dans son corps filmique des enfants sans faille que sont le petit John Mohune de Fritz Lang dans Moonfleet ou aussi bien Melvil Poupaud enfant dans La Ville des pirates et L’Île au trésor de Raoul Ruiz, l’enfant cinéphile qu’est Sophie au cœur du film appartient à un grand culte des morts qui, comme l’avait déjà vu Serge Daney, ressortit pleinement à la Nouvelle Vague.

De fait, depuis son exploration méthodique du vivant, depuis ses bêtises qui se donnent comme la quête résolue de ce que serait la vie, le mystère d’un vivant sans trêve, la petite Sophie ne rencontre à chaque fois que la mort, que sa déchirante et vibrante expérience, préparée avec la poupée, l’écureuil détruit de caprices, et les poissons savamment découpés pour restaurer une poupée déjà désarrimée plusieurs fois de toute vie. Au cœur d’un film tonitruant tout d’abord de vie, la mort progressivement s’installe pour métamorphoser Les Malheurs de Sophie en un grand film de morts, des morts qui traversent l’enfance, en font la chambre sourde et mate de leurs vies à peine venues et déjà terriblement vécues. L’enterrement de la poupée en forme peut-être la préface ignorée comme les plans sur le crématorium qui se donnaient à voir dans Jules et Jim, comme sans le savoir. Les Malheurs de Sophie serait alors peut-être à tenir comme La Chambre verte du cinéma de Christophe Honoré. Car, toujours chez Honoré, en son seul lien indéfectible à la Nouvelle Vague, le cinéma se fonde sur une grande mort, toute proche ou toute reculée mais qui innerve le film lui-même, en fait son centre dérobé, sa grande tâche aveugle et sombre, se sait être son ardente fable funéraire : sa puissance nue.

Paul, petit fantôme
Paul, petit fantôme

Car, au moment où Sophie part pour l’Amérique, où son cousin Paul l’accompagne, où ses parents embarquent sur le bateau, le film se coupe soudainement en deux. Il se déchire en son centre : il y a l’éblouissante scène du naufrage inspirée de Géricault, la scène du bateau détruit de tempête en pleine mer déchainée et infatigable de haine contre les hommes : le tableau remisé dans le salon pour le départ en Amérique s’anime, il est violent, il est terrible, le film entier se décadre à nouveau, l’image sort du cadre, elle vient à la caméra, elle vient de sa toute fureur déchirer les existences et laisser bientôt Sophie orpheline aux mains de la terrible sinon effroyable madame Fichini (épatante Muriel Robin, employée comme jamais) en Amérique et très vite à son retour en France. Mais cette mort n’est là pas encore truffaldienne. C’est une mort des parents qui appartient en propre à Honoré et en particulier à son cinéma, elle en forme l’intime et mat paradigme, celui qui vient à déchirer également Les Chansons d’amour, la mort aussi inattendue que centrale, brusque de toute terreur, de Julie (Ludivine Sagnier) qui en vient si abruptement à ébranler Ismaël (Louis Garrel). La mort ouvre en deux le film, et laisse tout d’abord Ismaël, hagard et errant, les effets personnels de Julie serrés dans ses bras comme l’enfant impossible. Sophie aussi se sait désormais traversée de mort. La mort ne la quitte plus : il y a l’accident crûment violent de calèche de madame de Rosbourg (là encore parfaite Marlène Saldana, déjà brillante dans Métamorphoses et Fin de l’histoire), le cheval rampant, blessé, presque simonien dans sa très grande mort si vive, les chairs à nu. Il y a les couleurs noires, désertées de vie et hivernales, la grande froideur enfantine des plaines vidées de soleil, les couleurs de sombre et d’obscur qui, sans cesse, disent la mort sans la dire, la font habiter en nous et dans chacun des personnages. Il y a la famille de hérissons morts des petites filles modèles, cruellement tués, disparus aussi vite qu’apparus, qui répondent à la mort plus solaire de l’écureuil de Sophie. Il y a Sophie qui, presque comme dans L’Incompris de Comencini, chute mais dans une mare glacée, qui en risque la mort que, dans ses os, veut lui faire sentir madame Fichini. Pourtant, à la différence là encore flagrante du culte des morts de la Nouvelle Vague, la mort chez Christophe Honoré ne répond pas d’elle-même : la mort ne s’offre jamais comme une puissance mortifère. Désemparant les vivants, Honoré refuse toujours de laisser la mort à la mort et le deuil à sa mélancolie la plus patente, inachevant les existants. La mort, si elle ouvre les existences en deux, offre aux vivants qui restent une chance plastique, une chance herméneutique, un redevenir du monde : loin d’être soustractive, la mort se donne toujours comme esthétiquement féconde et clame le redébut de l’existence.

Christophe Honoré Les Malheurs de Sophie
La terrible et intraitable madame Fichini

À l’instar dans Les Chansons d’amour de la post-mort de Julie qui offre à Ismaël un redépart par lequel il rencontre notamment Erwann, comme un mouvement intime par lequel le film la vie (sans virgule, sans trêve) se redonnent enfin à l’écran, la jeune Sophie éprouve la mort comme sa structure folle et affirmée, comme le principe sinon le postulat de ce qui va, enfin, l’autoriser pleinement à être. Narrée par la tendre Madame de Fleurville (a-t-on vu mère plus réussie de douceur au cinéma qu’Anaïs Demoustier ?) qui, dans un fantasme proprement dix-neuviémiste donc contemporain, forme couple et communauté presque fouriériste avec madame de Rosbourg, la seconde partie du film se retourne depuis ses teintes moirées des robes de deuil et de la crêpe des enterrements en un formidable et rutilant cri de vie par laquelle Sophie est à la fois les morts et les vivants. À la vérité, cette seconde partie qui semble si noire s’offre comme bien plus solaire que la première. Paul est reculé dans les lointaines Amériques, il a été oublié de l’image mais il revient doucement depuis les rêves, dans les détresses des pleurs. Il est le grand petit fantôme de Sophie. La poupée en son cercueil de boue revient elle aussi après l’apparition spectrale de la mère dans les jardins gelés d’hiver. Si la poupée a pu revenir à la vie une première fois sous les mains expertes de la mère, si elle a pu retrouver comme au cinéma le plaisir de ses yeux, alors tout peut désormais revenir. Tel serait le grand souhait confiant de Sophie, celui qui demeure à la lisière de chaque plan où elle s’ébroue, s’ébat, s’étire mais qui lui fait prendre forme.

Car Sophie ici ne se métamorphose plus uniquement mais s’anamorphose, à savoir rejoue les perspectives, trouve le geste plastique qui déforme, déchire l’apparence de tout vivant pour supplémenter le monde d’une image neuve et inattendue. Sophie autorise alors plastiquement tout à être tout dans le film comme John Mohune vole de table en table car l’enfant chez Honoré n’est jamais poétique mais toujours poëtique, au sens grec de poïen, créateur de formes devant le terrible danger de l’informe, de la mort qui vient. L’enfant ne refuse rien, et si la poésie surgit chez Honoré, elle ne se tient que comme une épiphanie, l’accident des hommes dans les choses : la poésie ne se veut pas le dénouement unamime du sens tant le poëtique s’installe, contre tout, comme la quête première de Sophie. Tout est alors permis, l’image devient une puissance d’anamorphose infinie dont l’enfant s’affirme comme le meneur de troupe. L’écureuil n’est pas un animal en chair et en os. Il est un dessin animé. Le film pour enfants s’anamorphose en dessin animé. Les hérissons meurent comme créatures de dessin animé. Madame de Réan chante tout à coup son départ, sa tristesse sans nombre de laisser le vieux monde, la mélodie qui accompagne le film vient jusqu’à elle, dans un nouveau décadrage, elle chante, comme si la scène plus que l’image (chez Honoré, comme chez Shyamalan, l’enfant n’appartient pas à l’image mais provoque la scène) s’ouvrait, se faisait grande et intrépide puissance d’accueil : comme si chaque scène se donnait désormais comme le plan séquence inavoué d’une immanence sans limite. Paul écrit une lettre depuis l’Amérique à sa cousine, et Sophie ouvre le film à une scène de western où Paul, le cow-boy désormais le plus jeune de l’histoire du cinéma, défie, perroquet au dos, des indiens mythiques qui le guettent dans les bois normands. Le cinéma d’Honoré serait alors peut-être totalement bazinien : espace de l’espèce de l’impur ou l’impureté comme poétique cinématographique.

Anaïs Demoustier et Christophe Honoré sur le tournage
Anaïs Demoustier et Christophe Honoré sur le tournage

Sans doute le choix de Caroline Grant pour jouer Sophie participe-t-il intimement de cette poétique de l’impur où, corps impur parmi les enfants innocents, la jeune Sophie devient la puissance cinématographique totale tant, par cette impureté, grain de sable de toute photo, elle incarne le cinéma dans son impossible définition. Honoré le sait qui fait saisir au spectateur à chaque instant le punctum absolu de cette enfant : les cheveux mal peignés comme instant cinématographique capable de détruire les petites filles modèles, qui ne bougent pas, qui sont des images là où Sophie réclame sans cesse le mouvement. Mais si l’impur figure la définition provisoire de ce que l’anamorphose sait produire, peut-être faut-il également regarder, plus encore que vers l’impur, vers le siècle qui a fait naître les romans de la Comtesse de Ségur, ce 19e siècle qui fait du sensible et de l’intelligible le cœur nu de son existence : le romantisme entendu ici non comme puissance d’aimer sans trêve mais comme geste critique absolu qui fait de la contingence et de l’immanence un même trait, redistribue poésie et critique, décadre et anamorphose le monde, l’idée et le monde, l’atome et le livre : son écran qui fait de l’atome une puissance chantante. Si Honoré a déjà mis en scène Hugo, et notamment son Angelo, tyran de Padoue qui synthétise l’impureté sous le nom de romantisme, Sophie se donne, en fait, comme la digne enfant de Hugo, la Gavroche sans limites cinégéniques, une Zazie qui aurait fait du cinéma et trouvé dans la cinéphilie sa toute gouaille : elle est une romantique telle que la concevait Benjamin dans son idéalisme allemand, à savoir celle qui a su dans le divers des formes trouver le mot inouï de continuum là où l’existence ne connaît plus le montage, oublie le découpage, trouve le flux absolu comme revenue à soi de l’existence. Ce sont alors, les plus romantiques et benjaminiennes ultimes minutes du film, celles où les deux saisons, été et hiver s’annulent, celles où la petite Sophie, escortée de ses amies, s’adresse à la caméra, revit, chante « Tout tombe », il pleut, le soleil point, après la pluie, le beau temps, l’air est à la gaieté, la mort est là, reculée dans les yeux mais l’enfant chante : elle est au monde, dans une plénitude sans faille. Le film peut s’achever.

On l’aura compris : il faut absolument aller voir Les Malheurs de Sophie, pleine réussite, où le film pour enfants se conjugue à l’unisson d’un film personnel comme rarement, d’un film qui, par sa cinéphilie et sa joie d’intensité, dialogue avec tous, adultes comme enfants, l’enfant dans l’adulte, l’adulte dans l’enfant, portant ce secret que Truffaut voyait là encore dans le film pour enfants comme dans le livre pour enfants, lui qui disait : « N’oublions pas que Victor Hugo, Alphonse Daudet, Alexandre Dumas, Jules Verne, Hector Malot écrivaient pour les adultes et pour les enfants. » Nul doute, à voir Les Malheurs de Sophie, qu’aujourd’hui François Truffaut ne manquerait pas d’ajouter Christophe Honoré à cette liste.

Sophie et les petites filles modèles
Sophie et les petites filles modèles

Christophe Honoré, Les Malheurs de Sophie, Les Films Pelléas, Gaumont, 1h46 avec Caroline Grant, Golshifteh Farahani, Anaïs Demoustier, Muriel Robin, Caroline Grant, Marlène Saldana, Jean-Charles Clichet, Tristan Farge, Céleste Carrale, Justine Morin, Aélys Le Nevé, Laetitia Dosch, David Prat, Michel Fau.

Scénario de Christophe Honoré et Gilles Taurand d’après la Comtesse de Ségur – Musique d’Alex Beaupain – Animation de Benjamin Renner