John Cage & après : Anne de Fornel, Jean-Yves Bosseur, Collectif Hécatombe & Ensemble Batida

© Alix Rosset

Nous sommes début 1972. J’ai tout juste 16 ans. Il m’arrive d’aller dépenser mon argent de poche en librairie, notamment à La joie de Lire de François Maspero. Cette année-là, pour 5 francs, on pouvait s’offrir un livre intitulé John Cage. Cahier 2. Maison de la culture de Nevers et de la Nièvre 1971-1972. Depuis un peu plus d’un an, je commençais à m’intéresser à ce compositeur américain qui, né en 1912, allait atteindre, le 5 septembre, les soixante ans. Feuilletant ce Cahier, je remarque une photo de Renaud Gagneux au piano. Ce dernier a été un des premiers compositeurs que j’ai eu la chance de rencontrer, tout d’abord dans un festival de musique, puis en tant qu’éphémère professeur. Il avait neuf ans de plus que moi. J’allais écouter ses créations au conservatoire de Paris. C’est grâce à lui que j’ai pu connaître très tôt In C de Terry Riley ou Violin Phase de Steve Reich. Un passeur – de ceux qui vous font gagner du temps et vous orientent sur le bon chemin (Renaud Gagneux nous a quittés le 14 janvier 2018. Ce préambule n’a d’autre but que de lui rendre un bref hommage).

Je tente de me souvenir de ma découverte – par pur hasard – de John Cage. C’était dans le cadre de programmes pour la jeunesse, diffusés à la télévision le mercredi après-midi (à l’automne 1970, me semble-t-il). Dans une étonnante séquence filmée, on le voyait préparer un piano, c’est-à-dire introduire des objets entre les cordes. Pratiquant un peu cet instrument, j’en avais été littéralement soufflé. Il me tardait d’en savoir plus. Heureusement, en cette première moitié des années 1970, on pouvait se procurer à très peu de frais des enregistrements d’œuvres des “héros” de la musique de ce temps : Cage, bien entendu, mais aussi Feldman, Ligeti, Stockhausen, Xenakis, etc. Époque merveilleuse qui semble aujourd’hui presque plus lointaine que le Crétacé.

Donc, ayant un billet de 5 francs en poche, je fais l’acquisition de ce livre qui alternait notices, essais, entretiens, photos et d’assez nombreuses reproductions de partitions de Cage. Modeste (128 pages), mais d’une grande richesse, ce Cahier était en grande partie réalisé par Jean-Yves Bosseur, compositeur et chercheur. Autres contributeurs : Michel Decoust, Heinz Klaus Metzger, Daniel Charles, Dominique Bosseur et Philippe Torrens – ces deux derniers y établissant des liens entre la musique et la danse (Cunningham) ou la peinture américaine contemporaine (de Pollock ou De Kooning à Johns et Rauschenberg). Fascination totale. Malgré l’anti-impérialisme de rigueur, ancré dans la résonance de mai 68, l’Amérique allait s’affirmer pour encore quelques décennies comme étant le territoire artistique le plus stimulant de la planète. Des Objectivistes à l’École de New-York, de Marcel Duchamp ayant émigré outre-Atlantique aux peintres de l’Abstract Expressionism et aux Pops, de George Herriman à Robert Crumb, de Charles Ives aux Répétitifs, sans oublier Bob Dylan et le Velvet Underground, Thelonious Monk et Albert Ayler (la liste est longue… et ne parlons pas de cinéma…), nous étions nombreux à nous sentir Américains provisoires (pour reprendre une expression du poète Paul Louis Rossi en 1978).

Quarante-cinq ans après, celui qui achetant ce Cahier Cage avait orienté son devenir a eu le temps d’enrichir sa bibliothèque qui aujourd’hui déborde de livres, tant de Cage que sur – ou avec – lui. Quels que soient ses défauts, il se souvient avec émotion de la première traduction par Monique Fong d’une large anthologie de ses écrits (Silence et A Year from Monday), sous le titre Silence, publiée en 1970 par Maurice Nadeau aux Lettres Nouvelles (il faudra attendre trente-trois ans pour avoir une traduction intégrale de Silence par Vincent Barras chez Héros-Limite ; et trente-six pour A Year from Monday. Une année dès lundi – par Christophe Marchand-Kiss chez Textuel). Puis en 1976, chez Belfond, Pour les oiseaux, formidable livre d’entretiens avec Daniel Charles (qui publiera deux ans après ses Gloses sur John Cage, 10/18, réédité par Desclée de Brouwer en 2002, tandis que Pour les oiseaux le sera simultanément aux éditions de L’Herne). Bien entendu il était – et il est toujours – indispensable de se procurer ses livres (une douzaine) en v.o., dont certains sont encore en attente de traduction.

© Alix Rosset

Impossible de citer tout ce qui a paru en français, mais notons quand même quelques ouvrages remarquables : Le livre des champignons traduit par Pierre Lartigue (Ryôan-ji, 1983) ; Journal : comment rendre le monde meilleur (on ne fait qu’aggraver les choses) traduit par Christophe Marchand-Kiss (Héros-Limite, 2003. Notons que le même Marchand-Kiss avait déjà proposé en 1998 une anthologie d’écrits de Cage dans sa collection “L’Œil du poète” chez Textuel) ; et plus récemment deux petits livres chez Allia en 2014, Confessions d’un compositeur et Rire et se taire (Sur Marcel Duchamp). Ajoutons à ces écrits la première et lumineuse monographie de Jean-Yves Bosseur parue chez Minerve en 1993 ; les Conversations avec John Cage compilées par Richard Kostalanetz aux Éditions des Syrtes en 2000 ; et Radio Happenings (enregistrés de juillet 1966 à janvier 1967) de John Cage et Morton Feldman, traduit par Jérôme Orsoni et publié par Allia en 2015 (éditeur aussi du livre de Kyle Gann, No silence – 4’33 de John Cage, en 2014). On arrêtera là. On ne recensera pas les innombrables articles et numéros de revue. Ajoutons simplement qu’il n’y a pas de souci à se faire en ce qui concerne l’avenir de cette “propagation Cage” qui ne s’arrêtera pas en si bon chemin. La meilleure preuve ? La très riche monographie qu’Anne de Fornel vient de publier chez Fayard : une somme de près de 700 pages qui, comme le note son préfacier, Jean-Yves Bosseur, “fera date, à la fois parce qu’il s’agit du livre le plus complet à ce jour sur une des personnalités les plus marquantes du XXe siècle et parce que, au-delà de l’œuvre proprement dite du compositeur, l’auteure brosse un tableau des plus perspicace d’une période particulièrement inventive de la musique de notre temps et, plus globalement, des arts contemporains dont John Cage a été un catalyseur majeur pendant plusieurs décennies.

1.

Anne de Fornel est une musicologue et pianiste franco-américaine. Elle a consacré onze années à ce travail, faisant de nombreux voyages aux États-Unis, y découvrant de précieux documents (notamment sa correspondance – nous ne connaissions jusqu’ici que celle que Cage avait entretenue entre 1949 et 1954 avec Pierre Boulez et qui avait été publiée en 1991 chez Christian Bourgois), faisant des entretiens avec une trentaine de témoins : difficile de trouver exégète plus sérieuse et engagée dans sa recherche…, ce livre est un éblouissement permanent. Il convient donc d’affirmer avant toute chose que quiconque s’intéresse à John Cage doit se le procurer sans plus attendre. Quel plaisir de s’y plonger tout en écoutant et réécoutant, en contrepoint, sa musique (ce qui est aisé puisque des centaines d’enregistrements sont accessibles). Ouvrir ses oreilles (Happy New Ears !), mais pas seulement, car l’œuvre poétique et plastique du compositeur importe autant.

Cette monographie d’Anne de Fornel est remarquablement construite, entremêlant données biographiques et analyses musicologiques. Chez Cage, il n’y a pas de hiatus entre la pratique de l’art (des arts) et la vie : qu’il soit un jeune homme en recherche de ce qu’il est, ou un homme mûr, carapacé dans une armure de moine-soldat (je caricature un peu, mais si Cage pouvait parfois se montrer extrêmement drôle, il avait un côté très rigoriste, probablement hérité de ses ancêtres prêcheurs), il se montre toujours d’une extrême précision dans l’établissement de son emploi du temps, en américain pragmatique, certes des plus ouverts, mais cependant hyper-organisé. D’où son étonnante prodigalité (la liste de ses œuvres est impressionnante) et sa paradoxale détermination (même quand il se lance à fond dans la recherche de l’indéterminé) qui se manifeste d’abord par un sens aigu de la calligraphie qui fait de lui un des rares compositeurs dont il est préférable de lire les partitions écrites de sa main (et pas seulement celles qui sont graphiques). C’est probablement ce qui m’avait alerté en premier lieu : cette formidable résistance aux diktats intimant que, pour “réussir”, il ne faut pratiquer qu’une seule chose (dans ce cas, pourquoi s’intéresser au visuel, autrement qu’en dilettante, quand on est censé produire du sonore ?).

© Merce Cunningham. Partition de Cage

Le père de John Cage était un inventeur. Tel père, tel fils ? Si on veut. Arnold Schoenberg qui fut un temps son professeur (parfois décourageant, mais leur rencontre fut essentielle pour Cage lui en restera éternellement reconnaissant) disait de lui : “Un inventeur ! Un inventeur de génie. Pas un compositeur, mais un inventeur. Un grand esprit.” (Lettre du musicologue Peter Yates à J.C., le 8 août 1953, que révèle cette monographie). Bien entendu de l’eau a coulé sous les ponts et l’inventeur est aujourd’hui perçu incontestablement comme compositeur, non dans l’esprit des puristes de l’Académie pour qui il faut “devenir Beethoven, Wagner, Boulez ou rien”, mais comme l’entend Jacques Roubaud, admirateur de longue date de Cage, quand il se présente en tant que “compositeur de mathématique et de poésie.” Cage est un compositeur de partitions, de monotypes, de monostiches, etc. Un projeteur sur papier – dessinateur peut-être avant tout, au sens qu’établit Jean-Luc Nancy en incipit de son livre Le plaisir au dessin (Galilée, 2009) : “Le dessin est ouverture de la forme. Il l’est en deux sens : l’ouverture en tant que début, départ, origine, envoi, élan ou levée, et l’ouverture en tant que disponibilité ou capacité propre. Selon la première direction, le dessin évoque plus le geste dessinant que la figure tracée ; selon la seconde, il indique dans cette figure un inachèvement essentiel, une non-clôture ou une non-totalisation de la forme.

L’auteure, motivée par ce qui relève des domaines de la musique et des arts plastiques, ne s’attarde pas sur la production poétique du compositeur, sans pour autant la passer sous silence (il serait nécessaire d’écrire un essai de même qualité à ce sujet, car ce n’est pas un hasard si certains écrits de Cage ont été d’abord traduits par des poètes. Je dois à deux d’entre eux, Pierre Lartigue et Marie Étienne, d’avoir pu rencontrer John Cage en 1983, à l’occasion de la publication du Livre des champignons). Deux parties, donc, dans cette monographie : 460 pages sur la “production musicale” et 128 pour la “production plastique” (suivies d’une vingtaine d’autres pour traiter de ce qui concerne la “production d’installations et d’expositions”). D’assez nombreuses illustrations en couleur donnent à voir certaines de ses œuvres visuelles, cette part encore trop ignorée de l’activité de Cage qui avait, dans sa prime jeunesse, hésité entre devenir peintre ou musicien. Mais, de même que les sens ne doivent pas être dissociés, le talent n’a pas à être canalisé. Les avancées de l’avant-garde musicale (et de ses étranges prolongations) ont eu besoin de bons regardeurs, comme celles des arts plastiques, de bons entendeurs (la poésie étant présente partout, de même que l’architecture, sans pour autant que ces affinités, ces complémentarités, ces interactions comme dirait Jean-Yves Bosseur, grand spécialiste de la question, ne soient enfermées dans un projet d’art total – bien au contraire).

04/11/90 n°5 © John Cage

Une des idées fortes d’Anne de Fornel est de marquer le parcours de Cage en fonction de ses inventions, de ses partis pris, de ses conquêtes pourrait-on dire. Cage, élève affranchi de quatre “maîtres” (Richard Buhling, Henry Cowell, Adolph Weiss et Arnold Schoenberg), n’a cessé d’explorer de nouveaux territoires sonores, en privilégiant d’abord les percussions, puis en préparant le piano, tout en s’intéressant, en précurseur, à l’électronique live (manipulant des postes de radio). Il n’était certes pas le tout premier à former de petits orchestres de percussion ou à glisser des objets dans les cordes du piano, mais il en a tiré de très grandes choses : les Constructions (in Metal), les Imaginary Landscape, les Sonatas and Interludes (for prepared piano) sont des marqueurs de l’histoire de la musique du XXe siècle (ce que reconnaitra dans un premier temps Pierre Boulez, avant qu’il ne lâche Cage, coupable, selon lui, d’avoir liquidé le “métier” de compositeur en se livrant au hasard pur – même s’il avait apprécié Music of Changes pour piano (1951), première pièce de Cage utilisant le Yi Jing).

Il n’est pas question de retracer le parcours de John Cage dans sa totalité, les signes nous étant comptés et, malgré un fort désir tant d’égarer (pour son plaisir) le lecteur que de le renseigner, il nous semble préférable d’accélérer pour que ce dernier passe au plus vite à l’essentiel, à savoir sa propre lecture des ouvrages dont il est question dans cette modeste recension. Le catalogue des œuvres de Cage occupant quasiment douze pages avec une moyenne de vingt-cinq opus par page, on se contentera de signaler que l’auteure égrène de précieuses indications à leur sujet, sans que ce ne soit jamais, ni laborieux, ni empreint de cuistrerie musicologique (au contraire, le style est fluide et l’ouvrage reste toujours accessible aux non-professionnels). Pour beaucoup d’amateurs, l’auteur de Number Pieces (ses dernières pièces, si belles) serait avant tout celui qui a proposé, un beau jour de 1952, une pièce de silence en trois parties, d’une durée certes fort brève (4’33, le temps d’une chanson), mais scandaleuse dans son principe : pure fumisterie ! On a compris depuis longtemps qu’il n’en était rien. Que Cage était, non seulement sincère, mais viscéralement attaché à ces quatre minutes et trente-trois secondes de silence qu’il considérait comme un jalon essentiel de son parcours. Auteur donc d’une pièce mal-comprise, et de quelques autres qui ont fini par devenir ses “tubes”, il l’est aussi de centaines d’autres moins célèbres qu’il me semble urgent de jouer, de défendre, d’accompagner par du commentaire pas nécessairement explicatif : tout chez lui, est poésie, trace d’un vivant plus que vivant (se plonger dans son œuvre reste bien plus profitable que de lire tel ou tel manuel de survie). La “leçon” qu’il nous aura laissée, remettant en cause la démiurgie du compositeur (et au-delà, de l’artiste : celui ou celle qui écrit, signe, publie), reste toujours d’actualité. On ne peut que plaindre qui ne l’a toujours pas comprise. Car, à rebours de ceux qui ont tenté de la minimiser, réduisant John Cage à une sorte de fantaisiste, il importe de saisir en quoi elle est plus actuelle que jamais. Contre les chefferies, ne cessons jamais d’accomplir des pas de côté et notons la musique comme nous l’entendons (à la fois d’oreille, mais aussi autrement, jetant sans relâche les dés, afin de ne jamais nous laisser abuser par notre – pour certains incurable – sentimentalité). Inventons sans cesse de nouveaux processus, de nouvelles cartographies, n’ayons pas peur – nous les “hybrides” – de l’hétérogène. Agissons sans relâche en transformatistes.

Qu’Anne de Fornel me pardonne de ne pas livrer de compte-rendu plus fouillé de son ouvrage que j’ai apprécié de la première à la dernière ligne (je le garde à portée, dans le meilleur rayon de ma bibliothèque, l’ouvrant maintenant, en cas de besoin, sans me soucier de l’ordre des chapitres). Son approche biographique est aussi des plus fines : relevant par petites touches ce qui est juste nécessaire, sans jamais sombrer dans l’hagiographie (les “défauts” de Cage, notamment ses quelques difficultés relationnelles, même avec ses proches amis, n’étant pas ignorés). Je lui tire notamment mon chapeau pour avoir osé consacrer tant de pages à son activité d’artiste plasticien, établissant de solides correspondances avec son travail de musicien, ce qui est probablement une première. On attend une rétrospective Cage dans un musée d’art contemporain, du moins en notre pays (à Lyon, il y eut l’exposition Cage’s Satie, composition for Museum en 2012). Et, pour conclure (histoire de tenter une transition avec le deuxième ouvrage examiné), notons que cet imposant livre qui “fera date” ne dispense en rien de lire et relire ceux qui l’ont précédé, et tout particulièrement celui de Jean-Yves Bosseur portant le même titre, John Cage, qui s’ouvrait ainsi : “L’œuvre de John Cage constitue un défi unique lancé au monde musical et à ses conventions ; mais en aucun cas un défi agressif, car Cage était tout le contraire d’un individu nihiliste et destructeur : il était l’homme de l’ouverture à l’univers, de l’attention la plus fine aux choses, aux êtres… et aux sons.” (…) “Cage n’était pas l’homme de la prise de pouvoir, ni sur les sons, ni sur les individus. Sans en avoir l’air, sans jamais chercher à imposer quoi que ce soit, il nous a appris à écouter, à être disponible à ce qui se passe autour de nous, par-delà nos goûts et nos a priori culturels. À une époque où l’on n’en finit pas de perpétuer le vieux mythe néo-romantique de l’Artiste et la sacralisation de l’œuvre d’art, le vrai scandale Cage est peut-être bien là.” Nous étions en 1993, très peu de temps après la disparition de Cage. Ces mots sonnent aujourd’hui de manière encore plus juste. Désespérant ? Non, car la résistance n’est pas encore désarmée et Cage n’est toujours pas momifié, même par ses adorateurs (peut-être moins dogmatiques que ceux de Duchamp). S’intéresser d’aussi près que possible à ce qu’il nous a laissé, c’est comme aérer sa demeure d’un air non pollué.

2.

Musique et contestation est le livre le plus récent de Jean-Yves Bosseur chez Minerve (où il a déjà publié plus d’une dizaine de titres et où il codirige la collection Musique ouverte). Il est sous-titré : La création contemporaine dans les années 1960. Reprenant un projet de la regrettée Radosveta Bruzaud qui en avait fait un sujet de mémoire universitaire (sous-titré Le phénomène de groupe dans les années soixante) soutenu en 1997 à Paris IV-Sorbonne sous sa direction, Jean-Yves Bosseur a décidé de le développer, repartant “de la structure qu’elle avait élaborée”, le réaménageant “en vue de la présente publication, amplifiant certains aspects de cette thématique”. Construit en sept parties, Musique et contestation peut être lu à la fois en tant qu’essai sur le sujet qu’il traite de manière bien informée et en tant que témoignage, puisque ces années ont été de formation pour le jeune apprenti-compositeur qu’était Bosseur au milieu des années 1960, avant de devenir à son tour, dans l’après-68, un membre particulièrement actif de divers groupes et ensembles (comme le G.E.R.M.), étant à la fois instrumentiste, compositeur, essayiste et homme de radio. Autrement dit le chercheur et l’artiste interviennent à égalité dans l’écriture de ce qui me semble bien davantage qu’un opus supplémentaire s’ajoutant à une longue série d’ouvrages qui ont marqué le champ de la musicologie contemporaine. Ça se ressent à tout chapitre de ce décryptage savant des avant-gardes contre-culturelles de ce temps où il fallait choisir son camp : mettre l’académie en péril (titre d’un célèbre album de John Cale) ou se positionner du côté du pouvoir. Jean-Yves Bosseur, s’il a accompli une carrière des plus classiques, côté universitaire, s’est toujours montré, en tant que compositeur, d’une grande fidélité envers ce qui a animé ses débuts : s’ouvrant à tous les possibles, sans jamais se trahir. En cela, ce livre qui, je le répète, est aussi témoignage, est à lire d’urgence. Ce pourrait même devenir une forme de thérapie – à condition, bien entendu, que les lecteurs ne referment pas aussitôt les portes qui leur auraient été ouvertes.

Sept parties, donc : L’esprit de contestation en Europe dans les années 1960 (avec, entre autres, deux chapitres consacrés à Luigi Nono et Luc Ferrari) ; La musique expérimentale américaine (John Cage et ses amis de l’École de New-York : Earle Brown, Morton Feldman, Christian Wolff) ; Fluxus (important chapitre sur ce mouvement international qui aura, entre autres, éprouvé et transgressé “les limites du sonore”) ; L’improvisation collective (dans le jazz et en musique contemporaine) ; Les groupes de Live Electronic Music (L’ONCE, le New Music Ensemble, Musica Elettronica Viva, l’AMM) ; Le Scratch Orchestra (et la personnalité singulière de Cornelius Cardew) ; et enfin : Les groupes d’improvisation collective en France, à savoir le New Phonic Art et le G.E.R.M.

Treatise © Cornelius Cardew

Au cours de ces deux décennies, de nombreuses personnalités se sont révélées, de La Monte Young à Frederic Rzewski, de Vinko Globokar à Alvin Lucier ou Robert Ashley. Un grand nombre d’entre elles sont encore en activité. Pour ma part, je ressens à la lecture de chaque page de ce livre comme l’effet d’une madeleine, faisant remonter souvenirs et surtout ressuscitant certaines passions fortement endommagées par l’effondrement de ces avant-gardes contre-culturelles qui se sont abîmées sur le mur des “années fric” où les formes de contestation ont été dévoyées par certains opportunistes prompt à retourner leur veste (il est amusant d’en surprendre certains s’empressant de témoigner de leur engagement en mai 1968, alors qu’ils se sont depuis fort longtemps plus qu’embourgeoisés et qu’ils votent sans le moindre complexe pour l’ordre établi).

Pour celles et ceux qui, bien plus jeunes, n’ont rien vécu de ces années, cet ouvrage est peut-être encore plus recommandable. À rebours de la tentation de produire un enterrement de première classe teinté de nostalgie, il s’agit en premier lieu d’une sorte d’appel à l’entretien de ces utopies qui refusent de rendre l’âme, cherchant sans cesse, non à rebondir, mais à se transformer, à éprouver toutes sortes de métamorphoses. Au cours des trente années qui suivirent la naissance de Jean-Yves Bosseur (en 1947, comme Renaud Gagneux, Tristan Murail ou Michel Chion) les événements se sont précipités. Il fallait sans doute laisser passer un peu de temps pour les reconsidérer, pour en retrouver, non seulement la saveur, mais aussi la puissance non-intentionnelle (car ce qui s’est le plus effondré est ce qui débordait de trop d’intentions). Bosseur et ses contemporains ont clairement bénéficié des effets de l’après-68, quand une société vieillissante, déboussolée, a projeté en avant sa jeunesse, même la plus radicale, ce qui a conduit les artistes, écrivains, compositeurs encore novices à devenir des “précoces” – exposés, publiés, joués relativement facilement, du moins dans un premier temps. Des enfants gâtés parfois à qui tout ou presque semblait permis, sauf de gagner beaucoup d’argent. Mais, comme déjà noté, certains sont restés fidèles à cet état d’esprit qui aurait dû demeurer éphémère quand d’autres sont rentrés dans le rang. Nous sommes parvenus aujourd’hui dans une nouvelle époque où, comme l’écrit justement Bosseur, “le paysage musical se partage entre une confiance d’une naïveté souvent désarmante dans les progrès de la technologie et la restauration d’un certain nombre de valeurs remises en question par les courants les plus novateurs du XXe siècle.” Où il est de bon ton de culpabiliser celles et ceux qui ont fait bouger les lignes et abattu quelques frontières, sous prétexte que le public ne les aurait pas suivi. Nous devons subir sans cesse le triomphalisme des tenants d’un art “compréhensible”, prônant, en musique, un retour à l’harmonie la plus ordinaire et aux mélodies les plus sentimentales. C’en est presque comique : après l’épisode de la table rase, celui du déni des avant-gardes ayant tenté de l’accomplir. Comme Maurice Roche le notait très justement : “Sans mémoire, tout est nouveau.” Les vrais inventeurs, les changeurs de forme, sont rares. Jean-Yves Bosseur, avec cet ouvrage plus que nécessaire, remet les choses à plat, nous redonne des indications sur ce qui fut et ne cesse de résister (comme le disait Varèse : “Les compositeurs du temps présent refusent de mourir”). On peut aussi appeler ça : l’inactuel. Et nommer le lieu où la création se poursuit, loin des académies : Terrain Vague.

Karl Heinz Stockhausen et Jean-Yves Bosseur, 1970 © Jean-Yves Bosseur

Une dernière précision. J’ai commencé mon activité de compositeur au moment où ces groupes explosaient, en suivant les derniers concerts du G.E.R.M. (dirigé par Pierre Mariétan) déjà déserté par certains de ses membres d’origine. J’étais très jeune. Je désirais alors tracer des partitions graphiques (et parfois verbales) et les faire jouer par de bons musiciens. Jean-Yves Bosseur et certains instrumentistes dissidents de ce groupe se sont alors proposés de les jouer. Cela a duré quelques années, puis l’écriture de mes partitions a retrouvé une notation plus traditionnelle (sans abandonner pour autant le concept d’ouverture). Depuis maintenant plus de trente ans, il est rare que l’on s’intéresse à ces tentatives de notations non symboliques, notamment graphiques. Si l’exploration des liens entre musique et arts plastiques n’a cessé de s’étendre (le travail inlassable de Bosseur à ce sujet n’y étant pas pour rien), la production de partitions graphiques n’a cessé de diminuer, jusqu’à quasiment s’éteindre, sous prétexte que ce serait daté, bien trop lié à une mode éphémère (ce qui ne serait pas sans soulager certains, qui poussent parfois le bouchon jusqu’à faire de ces praticiens des nouvelles notations des hérétiques – ou plutôt des démissionnaires, refusant de prendre leur “responsabilité” de compositeurs). Jusqu’à ce que…

3.

Je ne sais si le collectif de dessinateurs Hécatombe et l’ensemble musical Batida (formé de manière très “cagienne” de trois percussionnistes et de deux pianistes), tous genevois, se projettent dans l’idée d’entretenir les courants artistiques contestataires des années 1960 et 70, ni même s’ils en connaissent l’histoire, mais ce qu’ils viennent d’accomplir de manière assez soufflante sous le titre énigmatique d’Oblikvaj apparaît comme un acte à la fois de renaissance et de résistance contre ces tentatives de restauration dont on ne vient que de trop parler.

Oblikvaj

Parcourant ces partitions dessinées, soigneusement composées, du moins à ce qu’il semble, par de non-musiciens, et splendidement exécutées par cet ensemble bien accordé à ce travail, trouvant dans les dessins qu’ils parcourent du regard, source d’inspiration à leur improvisations (qui semblent cependant très contrôlées – la connivence entre ces jeunes gens semblant aussi forte que celle qui unissait les pionniers dont Bosseur a tracé le portrait dans son dernier livre). Ce n’est plus Fluxus ou le New Phonic Art, mais quelque chose d’aussi neuf, imprévisible, qu’ancré dans une forme de “tradition” non éteinte, non usée, toujours vivante. Le contraire de ce qu’on entend par “réaction”. Ou par “retour en arrière” (car reprendre l’idée de partition graphique suppose un mouvement contraire : cela ne peut avoir lieu qu’avec l’idée de voir venir – stratégie de guetteur, de veilleur, d’auditeur en attente de l’inattendu).

Je me souviens avoir fait la connaissance en 2010 (la vie est ainsi faite de rencontres de hasard qui nous prouvent que l’on a bien raison de suivre ses intuitions plutôt que telle ou telle stratégie carriériste), à Sierre, en Suisse, lors d’un festival où musiques et bandes dessinées se trouvaient associées, d’un jeune violoncelliste, Brice Catherin, qui proposait aux dessinateurs de passage de tracer quelques signes sur du papier dont il se chargerait de proposer des équivalences sonores. Et cela marchait. Un peu plus tard, en 2014, suite à une commande du même Brice Catherin pour un duo appelé Bristophe, j’ai composé une partition alternant des pages dessinées (et même gravées en taille-douce) quarante ans auparavant et d’autres, entièrement nouvelles, écrites en notation traditionnelle (avec fixation précise des hauteurs). C’était comme si le temps avait été soudain aboli. Aujourd’hui où je prends connaissance de ce magnifique livre/objet intitulé Oblikvaj, écoutant en boucle les deux vinyles (33 tours) qui lui sont associés, je vis simultanément plusieurs temps, celui de ma jeunesse et cet autre, toujours à venir, en métamorphose, où ce qui revient apparaît “tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change.” On peut appeler ça le “pur présent”. Familiarité et singularité de la découverte : on y entre comme chez soi, même si, en ce qui me concerne, ce que je recherchais, dans ces lointaines années 1970, c’était autre chose, aujourd’hui définitivement perdue dans l’éther, et dont jamais personne ne sera en charge de la réanimer. Je ne sais si les lecteurs / auditeurs qui vont aimer ce travail (dont il est temps de donner les titres des partitions qui le composent : L’amour à la maison ; Cacuages (movo iu) / Cacuages (movo du) ; Ether Strips ; Last Minute Shodo ; Vingt-deux plongées profondes) le ressentiront de cette manière, mais il me semble qu’on se trouve là, réellement, dans ce que j’entends par le monde du Terrain Vague, où se retrouvent de fortes individualités en désir d’échanges, en veine de partages, en quête de dialogues, loin du monde pesant où sévissent les “flicultus” (c’est-à-dire flics de la culture, comme le disait ironiquement Denis Roche dans Louve basse).

Oblikvaj a été “imaginé dans les marges d’une résidence. Entre les lignes, il est question de collisions possibles entre dessin et musique” (notons ce joli mot : collision). Cinq des membres du collectif Hécatombe – Aude Barrio, Barbara Meuli, Yannis La Macchia, Antoine Fischer et Thomas Perrodin – ont pour mission de réaliser une partition graphique. Un an après, l’ensemble Batida – Alexandra Bellon, Anne Briset, Jeanne Larrouturou, Viva Sanchez Reinoso Morand, Raphaël Krajka – “s’approprie les partitions, les dissèque pour en retirer leurs caractéristiques sonores”. Puis, diverses publications de ces partitions (individuelles) sont réalisées et mises en circuit (avec “des flexi-discs, des vinyles colorés, souples, atypiques et capricieux”) – l’ensemble les jouant dans de nombreux concerts scénographiés (dont quelques photos en fin d’ouvrage témoignent). Enfin, “après presque une année de concerts, workshops et expositions à travers l’Europe, nous (Hécatombe + Batida) présentons le condensé de ce projet, un recueil, une « anthologie ».” Alexandra Bellon et Aude Barrio ajoutent : “Le monde de la partition graphique est vaste, et Oblikvaj en explore un infime fragment. Nous considérons ce projet comme une première plongée. Qui sait vers quels horizons nous emmènera le prochain lancement ? ” Donc une “affaire à suivre”.

© Aude Barrio

Qu’ajouter de plus ? Sinon que ce qui aurait pu paraître trop homogène ou, au contraire, trop dispersé, s’avère, tant sur le plan du dessin que de la musique, varié, animé de différences sensibles. Si le livre est magnifiquement réalisé, comme on pouvait se douter si on connaît les précédents ouvrages d’Hécatombe (dont le Fanzine Carré), les deux vinyles sont une belle surprise : bien plus qu’un accompagnement d’un projet graphique, une véritable création qui mérite une écoute les yeux fermés (comme les dessins peuvent être regardés en silence). Si ce n’est apparemment qu’un début, il est à souhaiter que ces cinq plus cinq “musiciens graphistes” continuent le combat – on en suivra avec plaisir les péripéties.