Yves Pagès : À nos « temps zéroïques » (Il était une fois sur cent)

Il serait une fois - métro Saint-Germain-des-Prés © Christine Marcandier

Que disent pourcentages et chiffres de nos vies matérielles et intérieures ? en quoi serions-nous quantifiables ou mesurables ? Ce sont les questions que se pose d’abord Yves Pagès face aux chiffres et pourcentages glanés « à tout hasard » dans un carnet pendant des années. Le « vertigineux inventaire » met en coupe nos profils et recense nos faits, gestes et opinions. Où trouver le « je » dans ce « nous » voire « ils » ou « elles » ? Il s’agit alors pour l’écrivain d’interpréter donc de traquer ce qui ne se dit pas dans le général, de soustraire les données brutes aux fausses évidences pour trouver une singularité formelle dans le tourbillon des stats, l’être sous l’avoir, le récit sous la norme chiffrée : il était une fois sur cent, donc.

Au départ serait le chiffre, le plus souvent assorti d’un %, mise en ligne droite écartant ce qui dépasse. Parfois, même, rien n’excède comme dans la tautologie cynique du slogan des années 90 que nous avons tous en mémoire : au Loto « 100 % des gagnants ont tenté leur chance ». C’est tout à la fois ridicule et imparable, un de ces truismes qui accrochent comme « faire gagner l’égalité des chances » (FDJ toujours). Le chiffre ne dessine pas toujours la cartographie qu’il voudrait induire, un pas de côté et on s’en déprend, on perçoit combien il dit autre chose que sa donnée brute, une manière de normer, berner, construire de grandes majorités ou des systèmes politiques, économiques, croissance, pertes, profits. Ainsi des « poulets » au devenir de nuggets après passage express dans des hangars surpeuplés et de tout ce qui fait nos leurres de climatisations anthropocènes. Pour creuser l’écart, faire respirer les données normatives, Yves Pagès expose les chiffres et pourcentages, il énumère les stats en les mettant en parallèle avec les lieux communs de la langue, les « sédations publicitaires » ou les expressions lexicalisées (« ni chaud ni froid », « l’exception confirme la règle », etc.). Il relève et inventorie les chiffres et les lettres qui construisent les mondes que rêvent pour nous les politiques ou les publicitaires : tous dans un moule, au besoin créons des besoins, au besoin sortons les slogans. Deleuze l’a montré, communication et « information » consistent à marteler des mots d’ordre, à les faire circuler. 100 % des gagnants ont bien tenté leur chance, qui en douterait ?

Mais qui observe au lieu de regarder, qui entend au lieu d’écouter perçoit ce qui sourd sous l’évidence : ainsi nos compassions sélectives, le New York Times consacrant « 70 % de sa couverture rédactionnelle aux seuls martyrs occidentaux » avec « un regard vaguement blasé sur l’hécatombe en cours sur le reste de la planète ». Nos fables contemporaines, récits de croissance malgré l’évidence, de progrès malgré la pauvreté majoritaire, de success stories pour endormir la colère invisibilisent tout ce qui pourrait contrarier le conte confortable du toujours mieux et toujours plus : ainsi l’espace, regardons les fusées privées qui décollent et s’arriment à la station internationale, le quotidien d’un « comme nous » juste un peu plus en apesanteur, influenceur pour tournoi sportif ou nouveau disque d’un groupe en mal de communication et ne voyons pas les poubelles et la « décharge à ciel ouvert » qu’est désormais le ciel. C’est « hors-champ » et doit le rester. Seule importe la conquête, de toute façon, pour Jeff, Bill & Warren qui possèdent à trois « autant que 50 % de la population vivant aux USA, alors qu’à peine cinq ans plus tôt il en fallait une vingtaine, de multimilliardaires, pour peser aussi lourd que l’infortune de 150 millions d’États-Uniens ». Pour eux « it will never be enough ». Tout en nous normant, ils nous concèdent le spectacle désormais stellaire de leurs magnificences et de leur « âme de surcroît charitable, via quelques fondations défiscalisées, portant secours aux plus résilients des underdogs, ces moins que chiens, pauvres quantités infinitésimales virgule rien ». Changez d’échelle, vous n’êtes même plus une tête d’épingle, à peine une data pour surf Internet.

Pour résister à cette vague qui norme, centre nos regards comme nos existences, les réduit en données et désormais data, il faut regarder ce que cachent la norme et le chiffre, « loin des fabliaux unanimistes, des scénarios fédérateurs ou des téléréalités à fort audimat ». Il ne s’agit pas pour Yves Pagès de seulement raconter ce qui est écarté « d’office du grand panel représentatif » et ne tolère le déport que lorsqu’il s’agit de données corrigées des variations saisonnières mais bien de dire depuis les marges exclues et rebuts délaissés du chiffre majoritaire, depuis l’exception qui ici ne confirme pas la règle. Le chiffre a prévu une parade à « l’inventaire à la précaire » : « il paraît que s’intéresser aux presque rien sur cent, ces taches aveugles du panorama collectif, revient à faire l’éloge des petites différences qui effilochent le lien social au profit du communautarisme ». Le chiffre, normatif, est éminemment politique, il lorgne vers le disciplinaire et répressif. Même ce qui dévie est chiffré : « les dés sont ainsi pipés que, à peine mise au monde, une personne sur cinq ne pourra y échapper, soit 20 % des nouveau-nés qui connaîtront un jour ou l’autre des troubles psychiques d’intensité variables ». La stat est un destin. Or nos vies ne sont-elles pas, aussi et surtout, dans l’indéchiffrable et l’indicible ?

C’est ce que montre Il était une fois sur cent à travers cette cascade de chiffres commentés qui infusent des fragments à la fois discursifs et narratifs, souvent cocasses, parfois terrifiants tant ils révèlent nos vies sous Google (l’« hyper-centre de tri numérique ») et instituts de sondage. Pas de totalisation ici, le choix du fragment comme refus de la normalisation lisse. Dans les blancs entre chaque fragment, transparaît un éloge du trouble, du fluide. Dans ces listes déprises, la poésie d’un quotidien qui échappe à l’embrigadement quantitatif, jusqu’au récit de soi. Il était une fois sur cent est tout ensemble le récit de nos vies hors-normes et d’un je qui commente mais aussi (se) raconte, entre Confessions obliques et Pensées adjacentes. Derrière le livre de comptes, un conte de faits et un conte de soi, entre les lignes, par digressions et confidences, manière d’injecter du subjectif dans l’offensive quantitative pseudo-objectiviste ; manière de refuser le prémâché et pré-pensé. On pense ici à la prophétie du poète Ghérasim Luca, que cite Yves Pagès, « seule une pensée déjà pensée se contente d’une statistique ».

Seules 10 % des photos prises par le monde le sont sans smartphone, seules 10% de nos pensées cognitives affleurent à notre conscience, etc. : certes ces stats disent quelque chose mais indirectement, sans logique comptable. Sous la « litanie décimale », la fausse croyance que certains (Google, « experts » des médias, apôtres du complotisme) ont réponse à tout. Et l’évidence dans ce livre que l’intérêt (pour penser, écrire, composer) est de chercher dans ce qui est enfoui, qu’on nous cache sous le chiffre majoritaire ou qui est resté stocké dans le pli d’un lobe temporal. Alors émergent des failles, de soudaines coïncidences depuis le « coq à l’âne » revendiqué du texte (de fait structure brillantissime qui refuse les fausses logiques apparentes), les « signaux » et « hasards objectifs » que les surréalistes traquaient dans la ville, sur les murs, que révèle également le chiffonnier urbain Yves Pagès. Dans ce qui s’expose, une vérité plus souterraine, celle qu’énonce ce livre fabuleux (au sens propre), mise en récit de nos « temps zéroïques » auxquels l’écrivain rend une part de magie (du désespoir). Il donne chair à nos inexistences — invitons à lire le puissant « Les spams ont-ils une âme » aux pages 57-58 — et récit à nos infortunes invisibles, depuis cet axiome tout autant poétique que politique : « ça s’implicite en creux ».

C’est à cette tâche, à la fois située et décentrée, que s’emploie Yves Pagès, il commente nos présents, nos diversités, nos altérités comme les mutations de nos existences stéréotypées, photomaniaques, numériques, sur réseaux, ce que ces nouveaux modes d’enregistrements induisent, politiquement, éthiquement et il esquisse une autre cartographie potentielle, dans les plis et bosses, les aspérités d’un autre terrain, depuis une autre forme d’enquête, débarrassée de tout son « baratin héréro-standard », libérée des questions fermées à réponse binaire et donc dans toute la puissance de contestation et recomposition qu’elle permet, loin des « routines kantifiées d’avance ». Il était une fois sur cent est donc une invitation à rêver, en promeneurs solitaires et délivrés de l’emprise statistique, comme le promet le sous-titre de ce livre singulier.

Yves Pagès, Il était une fois sur cent. Rêveries fragmentaires sur l’emprise statistique, Zones éditions, mai 2021, 128 p., 14 € — Lire un extrait