Nikita Mandryka nous a quittés, hier. Il était un des derniers “grands” de la bande dessinée française à continuer vaille que vaille, de manière presque clandestine, son chemin. Personnalité marquante de sa génération, associée à Claire Bretécher et Marcel Gotlib, ses complices de l’Écho des Savanes, première mouture, il était le “singulier” de la bande, le seul à pouvoir citer dans la même phrase Jacques Lacan et Placid et Muzo. Plutôt que de produire à toute allure une sorte d’hommage qui compilerait informations et souvenirs, et avec la permission de Bédéphile, la revue annuelle associée au Festival de bande dessinée de Lausanne BDFIL, dont le responsable est Dominique Radrizzani (que nous remercions sincèrement), nous préférons mettre en ligne ce texte datant de 2018, écrit à la fois avec amitié et admiration envers un être aussi exquis que délirant, d’une folle générosité et d’une intelligence remarquable :
De toute façon je n’ai strictement rien à dire, et croyez-moi, je sais de quoi je parle…
Qui a été enfant vers le milieu des années 1960, adolescent dans la foulée de mai 1968, et enfin jeune adulte après 1972, porté par ce vent de liberté qui soufflait alors et prêt à en découdre, ne peut qu’adorer Mandryka, son Concombre – et toutes les créatures du Désert de la Mort lente, même les plus éphémères.
Un souvenir me revient. Nous sommes en 1966. J’ai dix ans. Pour les vacances de pâques, mes parents m’ont confié à une amie de la famille qui habite une petite maison au bord de l’Yonne. Comme je suis le plus souvent seul, je m’ennuie. Un jour, elle me conduit en ville et m’invite à choisir un “illustré”. Je me fais offrir Vaillant, parce que c’est le journal de Pif (et de plus, cette semaine-là, il y avait un porte-clés à gagner). C’est une première pour moi qui ne connaissais alors que la bande vedette et Placid et Muzo – mais seulement en format poche. J’y découvre de goûteuses friandises comme Totoche de Tabary, ou Jujube et Gai-luron de Gotlib. Mais ce sont surtout Les aventures potagères du Concombre masqué de Kalkus qui m’interpellent (le mot est faible… Je suis littéralement cloué sur place). Il faut dire que cet épisode (portant le n°53, nombre premier qui était aussi celui du bus me conduisant au collège – voyez à quoi tient le souvenir) s’ouvrait par ce court et singulier dialogue : “Le jardinier : – Et pourquoi ceci ? Et pourquoi cela ? Le Concombre : – Et pourquoi pourquoi ?” Oui : “Pourquoi le concombre est-il masqué ?” Question restée bien entendu sans réponse (car, sitôt le masque arraché, l’enquêteur sombre dans la folie). On sait qu’au départ, Mandryka désirait faire “une sorte de parodie de Zorro”. Il faudra encore attendre une petite dizaine d’années pour que le Concombre soit bel et bien démasqué. Cette histoire concernera alors nettement moins les enfants.

En 1966, j’étais accro à Spirou et Pilote que ma mère m’achetait toutes les semaines. Me faire offrir en sus Vaillant étant hors de question, j’ai aussitôt perdu le lien. Aujourd’hui, les retrouvailles avec la “période Kalkus” de Mandryka sont un jeu d’enfant, en partie grâce à la reprise en 2016 (chez Mosquito) du très confidentiel Comics 130 (publié en octobre 1971 par le Futuropolis de Roquemartine) rassemblant un peu plus d’une trentaine de demi-planches, suivies d’un dialogue entre Concombre et Chourave traitant des origines de ce petit monde qui n’a pas surgi du néant (le très singulier Copirit de Forest – une bande injustement oubliée de nos jours – étant désigné en tant que déclic) ; et surtout grâce à la générosité de l’auteur qui alimente régulièrement son site de scans de planches encore non rééditées (notamment les “pleines pages” qui se classent aisément parmi les sommets de ces Aventures, comme celle où Concombre demande à Chourave quelle est la différence entre un bol d’air et une benne à bascule – ce dernier répondant : la même qu’il y a entre une clé à molette et un pléonasme).
Dès la première case des Aventures potagères du Concombre masqué, tout Mandryka semble déjà prêt à jaillir, de manière aussi libre qu’impeccablement composée. Cependant, malgré de nombreuses reprises (des arrangements – au sens quasi-musical), le demi-siècle qui la sépare des derniers petits fascicules publiés depuis 2010 par Alain Beaulet ne s’est pas nourri que de variations minimales de son génial incipit. Je me souviens qu’en frontispice de certaines planches était écrit en toutes lettres : “Tel qu’en lui-même toujours il change”, ce qui était bien dans l’air d’un temps avide de transformations (de change de société, donc de modes de vie, de rapports à l’autre, de formes d’écriture). L’après-seconde-guerre mondiale avait rallumé les derniers feux des avant-gardes nées du désastre de la première et, bien qu’il serait très exagéré de considérer cette mine de trouvailles graphico-poétiques comme en relevant, il n’en reste pas moins que cette bande dessinée hors normes n’est pas sans lien avec ce qu’un adolescent pouvait secrètement découvrir, au passage des sixties aux seventies, en se plongeant dans les Manifestes dada de Tzara ou La nuit remue d’Henri Michaux.

La lecture de Vaillant ne m’ayant pas été (comme déjà dit) accordée, il me fallut attendre (mais finalement très peu) que Kalkus se glisse en catimini dans les pages de Pilote (produisant des bricoles au début : Comment faire des tartelettes Goskeuses ou quelques histoires en six planches scénarisées par Reiser) pour renouer avec son monde (immédiatement reconnaissable, même sans légumes). Devenu dans l’après 68 une véritable vedette du journal, ayant du coup les coudées franches et pouvant signer enfin du nom inscrit sur son état civil, Mandryka publie tout d’abord Glabulies dans l’azimut (avec notamment l’inoubliable Type au reuri), prélude aux Clopinettes (scénarii de Gotlib, rééditées en 2011 par Dargaud avec en bonus 33 pages inédites : derniers éclats d’une relation à la fois amicale et tumultueuse entre deux grands de la bande dessinée). Mais le Concombre n’y fera son grand retour qu’en janvier 1971. Alors le choc vécu cinq ans auparavant se reproduira, mais comme démultiplié en tous sens, créant instantanément une sévère addiction : sensation de manque les numéros sans (que la présence de Clopinettes ou de quelques pages d’actualités relativisaient parfois). Découvrant, semaine après semaine, ces Aventures, c’est comme si nous faisions l’acquisition d’un nouveau langage nous permettant d’y voir plus clair en cette époque opaque (sempiternellement la nôtre), nous apportant de nouveaux outils pour l’analyse, non de la bande elle-même, et encore moins du monde, mais de nous-même – expérimentant sans fin cette auto-analyse que nous aurions en partage avec l’auteur qui aura passé sa vie, non à s’allonger sur un divan, mais à explorer, dans la plus grande solitude, ce que lui aura dicté son inconscient : “Mon sujet principal, c’est le langage, c’est toujours un jeu sur le langage. Donc, c’est l’inconscient… J’avais dernièrement l’impression que Le Concombre masqué décrivait l’espace de l’inconscient : un décor plat avec une forteresse dans laquelle le Concombre était le tyran, le phallus (Entretien avec Numa Sadoul, le 20 octobre 1975 – Les Cahiers de la bande dessinée n°28, Glénat).”

Ce qui est sidérant dans cette affaire de légumes (de moins en moins justiciers : surgissant apparemment pour rien – mais non sans motif), c’est à quel point cet univers en veine de métamorphoses travaille la forme bande dessinée qui, à force de creuser des sillons sur la surface des planches, ouvre une forme de dialogue inédit avec ses lecteurs les plus complices, d’inconscient à inconscient (comme une suite de ricochets : le lancer d’une simple boule de bowling, ou un coup de dés, dans le grenier du Cactus-Blockhaus engendrant une série de propositions souvent jubilatoires – d’une étrangeté parfois inquiétante, travaillée par la mélancolie –, susceptibles de remuer quelque chose en nous, pour autant que nous sachions garder nos sens en éveil, sautant parfois cavalièrement de case à case, comme traversant le rêve d’un autre – une zone où se manifestent de manière incessante diverses formes d’altérité, mais où nous ne serions jamais exclus).
Contamination par le langage – mémorisant illico les expressions concombresques les plus singulières, les plus tordues, les plus excitantes à reproduire à voix haute dans l’espace public (des cours de récré aux dîners familiaux) : Bretzel liquide ! Dermophile indien ! Gargoyle boutonneux ! Huile à pneus ! Mercadet-Poissonnière ! Pantoufles à bras ! Rhône Poulenc ! Tartes molles ! Va au bugle ! etc. On peut imaginer que, même si un jour nous étions atteints de la maladie d’Alzheimer, il restera en nous quelques scories solidement accrochées, peut-être la matière de derniers mots bien sentis : comme une douce expiration.

“J’ai l’impression de faire le contraire de ce qui se passe en analyse, où les fantasmes doivent se transformer en mots. Chez moi, il y a des mots qui arrivent et je reviens en arrière pour savoir de quelles images viennent ces mots et je retranscris le cheminement (ibid.)” Mais le silence reprend aussi ses droits dans ce petit coin de bout du monde. Une des plus hauts sommets de Mandryka est une bande dessinée en dix pages qui, refusée par Goscinny pour Pilote, conduira en 1972 son auteur à cofonder L’Écho des savanes avec Bretécher et Gotlib. D’abord intitulée Une histoire sans titre (avec en sous-titre : Les Aventures pathogènes du Zonzombre musqué), elle est connue aujourd’hui sous le titre Le jardin zen. Histoire plus lente que longue, plus orientale qu’occidentale, presque dépourvue de mots, sinon quelques désignations furtives de lieux, d’objets, quelques notations de bruits, jusqu’à ce qu’en dernière page un dialogue s’établisse entre Chourave et Concombre : “ – Mais enfin !… Qu’est-ce que tu fais ? – Rien… Je regarde pousser les rochers.”
“Le réel n’a en lui-même aucun sens. Rien n’est vrai de toutes les théories, de toutes les interprétations que l’on donne du réel. Et nous ne faisons jamais qu’essayer de donner un sens à quelque chose qui n’en a pas.” Ces mots sont tirés d’un échange que j’ai eu la chance d’avoir avec Nikita Mandryka (enregistré le 23 octobre 2009 dans le cadre de l’émission Avis d’orage dans la nuit) que j’avais alors introduit par ces mots (car il faut toujours présenter, même l’imprésentable) : contrairement aux apparences, nous ne sommes pas dans un studio de la Maison de la Radio avec tables, micros, paravents et piano à queue. C’est un leurre. Une projection. En réalité, nous sommes loin des bords de Seine, quelque part au bout du monde, à la lisière du Désert de la Mort lente. Ici le temps se dérègle en permanence : il pleut dans les habitations quand le soleil brille au-dehors ; mais quand je prononce le mot “dans”, j’ai toujours un doute. De quel dedans s’agit-il ? Peut-être sommes-nous plus ou moins confortablement installés dans la boîte crânienne de quelque créature singulière. Ou bien, le sol s’est dérobé, les murs se sont abattus et nous dérivons entre ciel et terre. La parole ainsi libérée devient plus mobile ; elle circule dans l’air avec tout ce que les micros peuvent capter : morceaux d’un échange sans fin qu’il faut ensuite recoller, un peu comme les pièces d’un puzzle, sachant que la colle qui fonctionne le mieux, c’est ce mélange de musique et de sons, parfois transparent comme un morceau de scotch magic…
Ou si l’on préfère, cet échange bien plus parlant qu’un long discours : “Concombre : – Tu veux que je t’explique ? Chourave : – Non, et toi ?”

Dans un texte de 1975, le jeune Yves di Manno, futur poète, éditeur, traducteur de Pound, de William Carlos Williams et des objectivistes américains, notait que ce qui lui faisait “aimer encore et toujours son œuvre, c’est qu’elle n’est pas, dans son essence, basée sur nos sempiternelles valeurs. Elle est lointaine et calme.” Avant d’ajouter : “C’est difficile de parler, d’écrire comme ça à propos de quelqu’un que l’on aime vraiment. Ce que je sais, c’est que les livres de Mandryka sont dans ma bibliothèque. Il y a comme ça une fraternité entre les hommes, par le biais du livre.” Son texte, publié dans Les Cahiers de la bande dessinée n°28, s’intitule Le carrefour. Il me semble qu’il est particulièrement bien trouvé en ce qui concerne l’auteur des Aventures. Je songe tout à coup à l’incipit d’un livre d’Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays : “J’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude, à des carrefours.” Du côté du Désert de la Mort lente, si singulièrement peuplé (il y a même des robinets qui fuient à toute allure), il y a le bruit et la fureur comme partout, mais aussi la calme intranquillité d’une attente interminable (celle par exemple du coucher d’un soleil insomniaque alors que la nuit est tombée depuis des heures) à deux doigts de rompre à chaque instant (y compris par la solution la plus radicale : le suicide – mot qui revient plusieurs fois, surtout dans la bouche de Chourave). Et puis la drôlerie des situations que les jeux de langage provoquent comme autant d’orages à déclencher (la mélancolie, on le sait, a trait à une forme d’humour sombrement réjouissante et à l’éros – ce qui n’est pas une mince affaire à traiter, on y reviendra peut-être quand le rideau sera tiré).

Il y a une joie de l’égarement en ce monde, comme dans toute création digne de ce nom. On se dit parfois, parcourant en tous sens le rayon de notre bibliothèque où les diverses époques des Aventures du Concombre masqué (passant d’un support à l’autre, d’un public à l’autre, des loupiots aux vieux matous, de Vaillant à Pilote, de L’Écho à Spirou, d’internet à la publication directe en volume, même si souvent guère épais) cohabitent avec d’autres inventions non moins mémorables comme Les Minuscules (une bande de gosses hantés par leur inévitable grandissement, désiré autant que fui, associés à un chien pantouflard et un chat philosophe – dispositif très classique, mais ici merveilleusement renouvelé) ou Anodin et Inodore (toujours en alerte pour rien) et tant d’autres…, que notre auteur est un hybride kafkaïen, un hydre à plusieurs têtes, animé par une schizophrénie active. Comme projeté dans un devenir-plusieurs ou une pluralité de devenirs : privilégiant le dessin, puis les mots, puis le silence, puis passant de l’autre côté, celui des animateurs, des patrons de presse, gonflé par l’air du temps, puis prenant la tangente, devenant quasi-ermite, apôtre d’un retrait de ce monde fascinant des problèmes qui requiert sans cesse pourtant son sens aiguisé des jeux de langage, son pouvoir fabuleux d’associer, de triturer, les signifiants pour produire du “signifié déconnant” (l’effet ‘Yau de poêle lacanien qui irritait tant de ses contemporains) qui en dit long sur nos enfermements. Mais il faut bien le marteler : Mandryka est unique. Comme le réel : sans double.
D’autres réflexions sur le travail de Mandryka
Site de Nikita Mandryka