Mahmood : du ghettoblaster au ghettomaster (Ghettolimpo)

Mahmood, capture d'écran de "Klan" © Johan Faerber

La France est une fois de plus en retard. Une fois de plus, elle n’a pas encore bien compris ce que, avec discrétion et grâce, Mahmood accomplit musicalement depuis bientôt trois ans sur le territoire à la fois si vaste et si saturé de la pop. Une fois de plus, la France n’a pas encore compris l’ampleur du phénomène Mahmood. Car si, politiquement et artistiquement, l’Italie est depuis la Renaissance, pour le meilleur et pour le pire, le laboratoire de l’Europe, Mahmood n’échappe pas, pour le meilleur, à ce postulat, notamment depuis la sortie, vendredi, de son deuxième album, le formidable Ghettolimpo.

En France, on connaît certes un peu Mahmood depuis sa victoire à San Remo en 2019 avec son fracassant Soldi mais on mesure mal voire pas du tout ici de l’autre côté des Alpes combien il est bien davantage que l’artiste d’un simple succès. Depuis Soldi, Mahmood a profondément innervé le paysage musical de la variété italienne, cette musique légère comme l’appellent encore les Italiens, qui demeure à l’heure actuelle la plus neuve d’Europe. Ne nous fions pas aux kitsch Maneskin qui viennent de remporter l’Eurovision et qui n’incarnent qu’un vague groupe de lycée en mal de provocations glam-rock. La vérité est ailleurs comme disaient les deux autres. Mahmood, avec Ghettolimpo, en offre une part, en permettant notamment à chacun de sortir de cette contemplation toujours quelque peu passéiste de la chanson italienne par les Français, toujours quelque peu pétrifiés par l’examen du présent qui n’aurait pas acquis dans la poussière ses lettres de noblesse. L’heure est plus à Volare, l’heure est à Mahmood.

Car Ghettolimpo s’installe à la croisée aussi surprenante qu’éclatante de la tradition de la musique légère italienne la plus affirmée et de l’innovation urbaine la plus exigeante. Portée par la production éclatante mais sombre du très courtisé Dario Faïni, dit Dardust/DRD, ou encore du non moins remarquable et survolté Katoo, chaque chanson se donne comme une véritable anthologie des sons électroniques de notre époque : synthés distordus (merci Arca),  boîtes à rythmes saturées et dépitchées (merci Flume), rythmes précipités que recouvrent des nappes de flows endurants et frénétiques (merci FKA Twigs), guitare sèche contredite à chaque instant par des beats jungle (merci Mirwaïs). Cependant, dès l’écoute des premiers titres, Mahmood ne fait pas de la trap. Mahmood ne fait pas du 2-Chainz en coma dépassé qui aurait appris l’italien par la méthode Assimil pour sortir un énième tube de l’été. Il n’y a ici aucun atlantisme car, contrairement à ce que d’autres artistes italiens ou français peuvent produire, Mahmood n’use pas des sons électro pour porter une manière de pop internationale, commerciale et commercialisable  – comme si, dans son usage par la variété, l’électro procédait toujours, au choix, d’un complexe d’infériorité, d’un habillage d’époque ou encore d’une neutralisation de l’identité musicale de l’artiste pour mieux passer les frontières.

Le pari de Mahmood est résolument inverse, et incidemment passionnant : prendre, au contraire, une mélodie orrechiabile comme on dit en italien pour San Remo, c’est-à-dire accrocheuse, typique de la variété italienne pour la jeter, sans préavis, dans une forêt de sons avec laquelle elle ne peut cohabiter. Des sons si brisés et agressifs que la mélodie italienne ne saurait, dans ses nappes harmoniques, résister et coexister pacifiquement. La musique de Mahmood raconte alors la perpétuelle confrontation culturelle entre la tradition italienne et ce qui vient de l’extérieur – comme si finalement se rejouait dans les compositions et les productions le destin biographique de Mahmood qui a grandi dans la désolation de Milano Sud, d’un père égyptien et d’une mère sarde. Car ce qui fait la force de la pop, de Madonna à Prince en passant par Bowie, c’est combien la biographie de chaque artiste s’imprime dans sa musique non pour en devenir une grille de lecture mais pour en devenir la puissance critique sans trêve – celle qui rebat les cartes biographiques pour mieux les rendre au public.

En ce sens, dans chacune de ses chansons, Mahmood se saisit comme de ce combat originaire et identitaire pour en proposer une résolution aussi folle que vive : la musique urbaine ne détruit pas la chanson italienne. Elle en sert de révélateur inouï. Chaque chanson devient alors une symphonie brisée qui apporte comme une reviviscence, une manière de renaissance où, au lieu de retourner dans le passé, de revenir uniquement aux grecs, l’Italie ne se déplace plus dans le temps mais dans l’espace, et cela afin d’accueillir ce qu’elle n’a pas toujours été capable d’accueillir, comme le reste de l’Europe : l’étranger. Comment lire autrement les deux premiers titres de l’album, le torturé Dei et le titre même de l’album, Ghettolimpo qui changent plus de 10 fois de rythmes et où résonne le chant du muezzin qui avait tant marqué Mahmood quand, enfant, il voyageait en Egypte pour la première fois avec son père ? Comment ne pas entendre autrement l’un des sommets de cet album, « Rubini », duo avec la toujours impeccable Elisa (dont on ne parle pas assez et qui est un modèle pop total), titre qui, dès la première écoute, s’impose comme l’une des plus grandes chansons italiennes de ces dernières années ?

Cependant, loin de se réduire à une vague fable au cosmopolitisme candide, Mahmood se donne surtout comme le ghettolimpo, à savoir celui qui, littéralement, fait le ménage dans le ghetto. Qu’est-ce à dire ? Peut-être rien d’autre que celui qui, le temps que dure l’album, entend remettre les pendules à l’heure et peut-être proposer un instantané, fragile et impermanent, de ce qu’est l’Italie d’aujourd’hui, celle précisément qu’on n’entend pas, celle de Milano Sud. Une Italie des tangenziale, multiculturelle, une Italie du nord sans l’Italie du nord, celle qui, notamment, donne l’éclatant titre « Zero », bande originale que signe ici Mahmood pour la non moins étonnante série éponyme produite par Netflix Italie. Remettre les compteurs à Zero, c’est-à-dire faire entendre une Italie contemporaine, une Italie dont la voix se fait autre et plurielle, une Italie dont Mahmood montrerait combien elle n’est pas tant invisibilisée qu’insonorisée. Car, à l’instar de Rosalia, la pop de Mahmood est une pop au sens le plus aigu du terme : un mélange sans trêve de ce qui ne revendique aucune origine mais fait tout coexister dans le même temps pour raconter une histoire particulière.

Si bien que Ghettolimpo désirant faire le ménage propose de tout déballer. Mahmood est de père égyptien : les mélodies auront parfois un accent oriental. Mahmood est de mère sarde : les mélodies seront parfois chantées en sarde. Mahmood a grandi entouré de mangas : les paroles ne parleront que de héros tels Inuyasha et sa cicatrice. Mahmood est fasciné par le polythéisme et la mythologie antiques : Dei ne parlera que de ça. Tout ici coexiste sans conflit car, sans même le vouloir, la pop de Mahmood, comme lorsqu’elle résonne au-delà de la musique, devient un instant politique du paysage contemporain. Salvini ne s’y était pas trompé qui avait pris le jeune chanteur pour cible quand, gagnant San Remo, le politicien d’extrême droite avait préféré Ultimo qu’il qualifiait « de vrai chanteur italien, lui ». Salvini a tout de suite compris que Mahmood incarne politiquement, comme s’il ne pouvait faire autrement, comme une heureuse fatalité, le moment générationnel de son époque dont comme Prince ou Madonna en leur temps ont su être à la fois l’expression la plus originale et la plus synthétique. Woodkid, d’une curiosité et d’une attention sans répit, ne s’y est pas trompé non plus qui chante en duo avec Mahmood sur « Karma », titre désespéré qui éclaire un ultime aspect de cet album si riche et puissant.

De fait, Ghettolimpo est un album très sombre comme si une grande, très grande fatigue le scindait là encore de toute part. Derrière les mélodies électroniques, des voix saturées et dans la quête mélodique que porte l’autotune, tout l’album paraît emporté par un puissant mal-être, où, derrière la part générationnelle, l’ampleur sociale et contemporaine, se disait une grande solitude, celle de Mahmood même, comme esseulé, celle qu’il donne à entendre dans le splendide « Baci Dalla Tunisia », les magnétiques et frénétiques « Talata » et « T’Amo » ou encore le noir « Icario è libero » qui clôt l’album. Chez Mahmood, on danse la nuit à deux sur « Klan », le meilleur titre de l’album et sa vidéo à la Pasolini, ou on se mord sur « Kobra » et sa vidéo à la Nicholas Ray, mais au réveil, et à la fin de l’album, en dépit de tout, on demeure dans l’incomplétude.

La vidéo pasolienne de « Klan » signée Attilio Cusani

On l’aura compris : il faut écouter et danser sur Ghettolimpo de Mahmood, sommet de la pop dans ce qu’elle peut avoir de plus musical et social, dans ce qu’elle porte de contemporain, et dans cette Italie qui, loin des cartes postales, vit au présent de nous. Les gens sont vivants. Il faut les écouter. Mahmood en est la preuve éclatante.

Mahmood, Ghettolimpo, Universal Music Italia, 2021. Produit par Dardust, Il Katoo & Woodkid.
Disponible sur toutes les plateformes de streaming. Ecoutez en intégralité Ghettolimpo ici :