Genet en Pléiade : romans et poèmes, un retour aux originaux

La Pléiade/Gallimard est un volume extraordinaire et ceci à quatre titres au moins. En premier lieu, il y a le fait d’un Genet incontournable, soit cet écrivain hors norme qui compose dans les marges de la littérature et alors qu’il a été et est encore un délinquant récidiviste. Aspect paradoxal du même fait : alors qu’il ne se veut pas écrivain, Genet va se voir rapidement protégé par deux parmi les auteurs les plus reconnus de l’époque, soit Jean Cocteau et Jean-Paul Sartre. Tout cela voulant que le même Genet se trouve sans retard édité, fût-ce clandestinement, avant de rejoindre la maison Gallimard avec une vaste interprétation de ses romans que signe précisément le même Sartre en ouverture de soi-disant « œuvres complètes ». Or, lesdites œuvres n’ont pu paraître que « censurées » en raison de l’aspect pornographique de certains termes, phrases ou passages. Et voilà déjà qui explique l’actuelle reprise des cinq romans réunis ici et nécessairement complétés pour la circonstance, ce qui vaut également pour les poèmes qui les accompagnent et ont subi le même traitement.

De plus, on rappellera que l’œuvre narrative et poétique de Genet ainsi rétablie dans sa lettre et son esprit vient rejoindre un autre Pléiade Genet, celui du Théâtre complet publié en 2002, volume qui, étant donné les conditions de la représentation scénique, n’a pas posé autant de problèmes relativement à l’expression du sexuel. Toujours est-il que l’œuvre est désormais rassemblée dans la prestigieuse collection en deux volumes soigneusement commentés.

Il est vrai que cette réjouissante et légitime remise en ordre ne se fait qu’au prix de deux exigences : d’une part, un retour à des originaux que l’on pourrait qualifier de « sauvages » ; d’autre part, une remontée dans le temps qui invalide ce qui avait été proposé au public dans la belle collection blanche sous la dénomination d’œuvres complètes — mais dont le Saint-Genet sartrien (en un volume !) ne tient pas compte. Tout cela a fait que le présent Romans et Poèmes s’édifie sur une base pour le moins paradoxale. Avec ses près de 1600 pages et l’attention extrême mise à présenter les cinq romans qui, il faut le noter, parurent jadis en très peu de temps (six ans de 1944 à 1949), le volume peut se réclamer d’une véritable « originalité » alors qu’il puise sa rareté à même de premiers états de textes appartenant à une période sombre dans la vie de Genet et à une époque de fin d’une tragédie dans l’histoire de France. Un des cinq romans, Pompes funèbres, retiendra en particulier notre attention puisqu’il s’écrit en prise sur une Histoire, celle de la Libération de Paris et de la mort de celui qui demeure comme le grand amour de Jean Genet. Tout cela voulant donc que ce nouveau Pléiade des « romans et poèmes » justifie sa publication par le fait d’un retour aux textes premiers ayant appartenu à des circuits plus ou moins clandestins.

Dans la belle Introduction qui ouvre Romans et poèmes, les deux « éditeurs » que sont Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe s’expriment d’une seule voix ; ils se partageront par la suite les différents textes s’agissant des notices et notes, Gilles Philippe se chargeant de Notre-Dame des fleurs, de Miracle de la rose, de Querelle de Brest ainsi que des Poèmes ; quant à Emmanuelle Lambert, elle s’occupera de Pompes funèbres et de Journal du voleur.

Emmanuelle Lambert a beaucoup fréquenté l’œuvre de Genet en tant que commissaire de l’exposition consacrée à l’écrivain en 2016 au Mucem de Marseille et qui s’accompagnait de la sortie d’un excellent Apparitions de Jean Genet signé de son nom (Impressions nouvelles, 2018) ; Gilles Philippe est non seulement un fin stylisticien, ce que requiert facilement un auteur aussi soucieux de son écriture que Genet, mais il est encore un grand familier des volumes Pléiade. S’ajoute à eux Albert Dichy qui établit la « Chronologie » des années correspondant à la jeunesse comme à l’œuvre ici publiée, soit de 1910 à 1954. Pour rappel, Genet est mort en 1986. Ajoutons que l’édition de ses textes exige, comme dans le cas présent, maintes qualités. Car Genet, c’est plusieurs vies en une, un sens aigu du paradoxe et de la contradiction, une demande soutenue d’adhésion à la littérature comme célébration du Mal et de ses vicissitudes.

Nous avons aimé l’Introduction commune et, par exemple, le contraste qu’elle pose d’emblée entre deux projets, celui de Zola dans une note où celui-ci annonçait l’œuvre à venir en la ramenant à quatre classes qui constitueront la production d’une carrière et celui d’un Genet qui crée dans la fulgurance et se limite au monde de la prostitution et du crime. À noter encore que le rapprochement inattendu d’avec Zola se justifie du fait que Genet, qui se réclame volontiers de Baudelaire ou de Mallarmé, est de quelque façon un auteur du XIXe siècle, celui d’où provenait la majeure partie de ses lectures de jeunesse.

Partant de quoi, Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe identifient un « moment Genet » qui, allant de 1942 à 1948, montrent comment un esprit de rébellion va s’introduire en ses romans pour qu’émerge en fin de parcours celui qui allait devenir un des plus grands prosateurs et des plus grands dramaturges du XXe siècle. Dans cet ensemble de textes parus en un minimum de temps, on croirait voir défiler, notent les préfaciers, les principales formes du roman qu’a connues l’époque. Et de relever de la sorte : « Amer et outrancier, Notre-Dame-des-Fleurs tient ainsi de l’expressionnisme. Sublimant les conventions du roman de témoignage et du roman d’apprentissage, Miracle de la rose offre l’émerveillement du roman poétique. Il y a quelque chose de cubiste et de cinématographique dans l’écriture et la conduite de Pompes funèbres, et l’on est frappé par la dimension profondément existentialiste de ce roman démonstratif que voulut être Querelle de Brest. » (p.XVI)

Mais où Jean Genet, ce paria, a-t-il appris son métier d’écrivain, disposant de styles et de formes si généreusement ? On sait en tout cas qu’il a beaucoup lu dans les cellules où il se trouvait détenu, à commencer par les poésies de Ronsard qui l’ont enchanté. Par ailleurs, à l’âge adulte, intervint la fréquentation et la pratique de Cocteau puis de Sartre, soit deux mentors plus que fascinants. Ces « bonnes fées », comme il est dit ici, le protégèrent de la pire des condamnations, les deux grands auteurs usant d’un recours auprès du Président Auriol et, dotant leur protégé en cette occasion de mérites plus ou moins imaginaires, pour obtenir sa grâce. Viendra ainsi le temps où ce « maudit » sera accueilli dans les salons parisiens, y compris ceux de l’édition. Ce qui ne signifie en rien que l’auteur-fétiche de deux des plus grands écrivains du temps ne se dote pas de protections internes, à même ses romans, que ceux-ci se nomment Divine, Harcamone, Erik (cet officier nazi avec lequel le héros se console de la mort de Decarnin), Georges Querelle et finalement Genet lui-même au temps de Journal du voleur.

Valises ayant appartenu à Jean Genet. Archives Jean Genet / IMEC © Michaël Quemener

Mais tout cela, qui relève de l’imaginaire ne fait que mieux renvoyer à l’irrémédiable solitude de l’écrivain venant d’émerger et de se faire une position dans un monde littéraire pourtant haï. Image de cette solitude : les deux valises fourre-tout dans lesquelles Genet rassemblait tous ses biens d’hôtel en hôtel, de logis en logis et jusqu’à les confier à Roland Dumas, son avocat et autre protecteur. Emmanuelle Lambert a évoqué sa visite à l’appartement de Maître Dumas qui ne lui permit guère de s’informer en cette occasion des contenus des fameuses valises, aujourd’hui propriétés de l’IMEC et donc proposés à la consultation.

Ce qui demeure le plus apparent est l’ambiguïté foncière qu’est celle de Jean Genet telle qu’il la revendique et la cultive. D’autres écrivains avant lui comme après lui ont pu se réclamer de cette binarité. Mais elle a rarement été aussi structurelle, trouvant son origine à même un habitus premier. Sur ce chapitre, il y a, dans l’œuvre et hors d’elle, tout ce qui relève de l’homosexualité comme aussi de la trahison, du mensonge ou encore du vol. Et l’on peut voir que Genet ne cesse guère de sacraliser ainsi les variétés du Mal au prix de virevoltes rageuses et répétées.

S’adosser de la sorte au Mal aura, chemin faisant, des prolongements politiques qui, cette fois, rendent l’auteur de Miracle de la rose plutôt sympathique, qu’il adhère à la cause des Black Panthers ou à celle des Palestiniens déportés dans des camps. En fait, la seule collectivité tenue pour ennemie et haïe comme telle est celle de la France, qui a trahi en 40 et sous Pétain. Ce qui conduit l’écrivain à tout un débat personnel sur ce qu’est la langue de l’ennemi. Celle-ci aurait pu être l’argot des mauvais garçons comme chez Louis-Ferdinand Céline, depuis son appartenance toute parisienne. Mais Genet est un provincial et même un paysan. De là, que notre auteur ait choisi de cultiver la « belle » langue, celle des grands auteurs. Il la met d’ailleurs en pratique, ne l’interrompant qu’au profit d’un lexique sexuel trivial et largement sollicité.

Dans leur Introduction, le duo des « éditeurs » s’interroge sur l’idée que se faisait l’auteur tant du roman que du romanesque et, mieux encore, de la poésie. On en retiendra qu’une certaine estampille poétique règne sur toute l’œuvre. Cela va dans le sens d’une révélation qui est « épiphanie » et que peut inspirer en texte le jeu avec ces ornements que sont métaphores et métonymies. Et l’on va ainsi des fleurs à la rose, soit tout un lexique floral  riche de connotations sexuelles. Car évidemment la poésie du sexe, d’un sexe lui-même anobli est activée à tout moment chez Genet.

Pour en revenir à l’homosexualité, on peut s’étonner que dans la présente Introduction, le nom de Marcel Proust soit à peine prononcé. Certes, Genet se fait connaître vingt-cinq ans après la disparition de l’auteur de la Recherche. De plus les deux univers socio-littéraires sont en parfait contraste. Reste que les deux auteurs font entrer Sodome dans le roman. Chez Proust sous une forme travestie et même, quant à Marcel, sous une forme dénégatrice. Mais, en jouant quelque peu sur les mots, la « prisonnière » qu’est Albertine Simonet ne s’en retrouve pas moins enfermée, fût-ce dans une prison dorée. Et puis il y a le bordel de Jupien avec ses cellules. Mais n’insistons pas davantage. Reste qu’à un quart de siècle d’intervalle, deux grands prosateurs font accueil à l’homosexualité et en use à son propos à des formes différentes de déguisement textuel.

Proust oublié ou juste un peu. Mais il est quelques philosophes et parmi les plus considérables qui l’ont pris en compte à bon escient comme il est relevé dans l’Introduction. Ce sont le Sartre que l’on sait, le Bataille de La Littérature et le Mal et le Derrida de Glas. Et c’est Georges Bataille que l’on voudrait solliciter lorsqu’il écrit : « C’est pour se refuser à la communication que Genet n’atteint pas au moment souverain — où il cesserait de tout ramener à ses préoccupations d’être isolé. » (Georges Bataille, La Littérature et le Mal, Folio essais, 1998, p. 132).

S’il est un roman où Genet n’est pas seul, c’est sans conteste tel qu’il apparaît dans Pompes funèbres, le plus complexe et le plus extravagant de la série, celui surtout où le narrateur et héros est confronté à l’Histoire avec les combats de la Libération de Paris où Jean Decarnin trouve la mort en 1944. Le roman est dédié à ce militant communiste, seul véritable amour de l’écrivain et « homme de bien ». Le roman nous confie en médaillon la scène de la déclaration amoureuse : « Jean Genet, après avoir sodomisé Jean D., recueille du sang entre ses fesses pour lui dessiner, sur une joue, une faucille et un marteau, et, sur l’autre, une croix, gammée. Scène d’une grande pudeur, d’où, pour une fois, Genet atténue l’acte sexuel pour se pencher sur le moment fragile où deux hommes s’avouent leur amour. » (p.1450)

Scène mémorable et, si l’on veut, pudique. Mais pourquoi cette association des deux emblèmes, comme un retour burlesque au pacte germano-soviétique… Toujours est-il que Decarnin va être tué d’une balle un peu plus tard et que Genet organisera un rituel mortuaire auquel il associe tous ceux qui ont pu connaître ce jeune homme. Ce sera même le cas d’un membre de la Milice comme Riton aperçu au cinéma et que Genet prétend aimer autant que son amant défunt. Débute à ce moment la période Sartre-Gallimard avec publication d’extraits de Pompes funèbres dans Les Temps modernes. Effrayé par le caractère transgressif du roman, Gallimard charge Pauvert de diffuser celui-ci parmi les initiés. Plus largement, les personnages que réunit le récit sont largement du côté du Mal et du nazisme et, dans leurs conduites, ils pratiquent la sorcellerie évocatoire que célébrait Baudelaire dans leurs transgressions. Et le spectre de Hitler est même convoqué.

« C’est en ce sens, note Emmanuelle Lambert, qu’on peut lire Pompes funèbres comme un livre politique dont le propos, vraisemblablement irrecevable en 1947, l’est sans doute encore aujourd’hui : non seulement une partie de la France a couché avec l’Allemagne, mais encore a-t-elle aimé ça » (p.1448). Et plus loin : « Genet fouille le réel historique et politique dans sa dimension pulsionnelle, affective et inconsciente. Ce qui l’intéresse, c’est l’envers du monde positif. Il ne l’analyse pas. Il le décompose et se décompose avec lui. » (p.1449) Mais sans retard Jean Genet va sortir de sa logique solipsiste initiale pour rejoindre les hommes sur une autre rive. Et viendra ainsi l’heure de son théâtre.

Jean Genet, Romans et Poèmes, édition établie par Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, avec Albert Dichy, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, avril 2021, 1648 p., prix de lancement 65 € (jusqu’au 30 septembre 2021).