Florence Orwat s’interroge ici sur l’animal chez Jean de La Fontaine dans le cadre du festival Littérature au Centre 2021, cette année en ligne en partenariat avec Diacritik. Une édition centrée sur « Littérature et animal ».
« […] trouvez-vous pas bien injuste et bien sot
L’homme, cet animal si parfait ? » (XI, 5)
Il serait (et aurait été) impensable d’évoquer l’animal en littérature sans opérer un détour par le génial auteur des Fables qui, pour beaucoup d’entre nous, demeure le poète animalier le plus connu et le plus apprécié, fréquenté dès l’enfance et parfois même très tôt, au point que citer son nom conduit presque infailliblement à faire surgir de nos mémoires des figures profondément enracinées dans l’imaginaire culturel : le corbeau, la fourmi, l’âne, le lion, le loup, la cigale, le chien, le lièvre, le renard, la mouche, le rat, le chat, la belette, la tortue… De même, prononcer ces mots revient le plus souvent à leur associer le souvenir de l’auteur de « La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf ». En vertu de quelle magie et pour quelles raisons ? Les animaux ne sont pas seulement l’occasion pour notre fabuliste d’instruire les hommes, eu égard à la vocation du genre depuis sa création, dans la lointaine Antiquité (cf. infra 1) ; ils sont également le support d’une réflexion anthropologique, politique, philosophique, spirituelle qui trouve son couronnement au XXIe siècle, avec, en France, la promulgation en 2015 de l’article 515-14 du Code civil qui fait de l’animal « un être vivant doué de sensibilité », et non plus « un bien meuble » ou « immeuble par destination » comme c’était antérieurement le cas. Pour ne rien dire du premier code juridique de l’animal adopté en 2018. Ces textes récents, et l’on peut s’en émouvoir, sont le fruit d’une longue controverse dont La Fontaine demeure, pour l’époque moderne, l’un des jalons les plus importants. Une controverse qui met aux prises des visions différentes de l’homme et du monde, lesquelles ne sont pas, et ne furent pas, sans conséquences pour la Terre et ses hôtes. Le débat sur l’âme des bêtes, qui traverse la seconde moitié du XVIIe siècle, émerge au moment où s’accomplit une révolution de la condition humaine qui, croyons-nous, inquiéta La Fontaine (voir J. Rohou, Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Seuil, 2002). Se tourner vers les animaux en sollicitant des savoirs nouveaux fut sa manière de prendre part aux grands enjeux du temps, puisque, dès l’origine, parler des bêtes consista aussi à parler des hommes – de leur essence, de leur place dans le monde, de leurs prérogatives. Quel regard La Fontaine porte-t-il sur la gent animale ? Pourquoi cet intérêt aigu, maintenu voire accusé au fil des ans ? Quelle(s) leçon(s) les bêtes délivreraient-elles aux hommes auxquels est consacrée la dernière fable du Livre XII au terme d’un parcours tout en sinuosité et subtilité ? Bref, pourquoi faut-il continuer de lire et d’écouter les apologues ?
Jean de La Fontaine n’invente pas le genre didactique et moral de la fable ; non plus que les sujets et les personnages qu’il choisit de versifier. L’idée de mettre en scène des animaux et de les faire parler pour servir à l’instruction (l’édification) des hommes n’est pas neuve : il l’emprunte à la tradition ésopique et à Phèdre dont les Pithou avaient exhumé (retrouvé) le corpus à la fin du XVIe siècle – un héritage qui concerne plutôt le premier recueil des Fables paru en 1668 (Livres I à VI) puisque le recueil de 1678-79 (Livres VII à XI) et l’ultime Livre XII (1693) élargissent leur horizon en multipliant les sources et les inspirations, orientales avec l’Indien Pilpay, tandis qu’elles se montrent toujours plus accueillantes à l’actualité et aux auteurs Modernes (Boccace, Abstémius, Colonna, Érasme, La Rochefoucauld…).
Tradition ésopique en effet : sans entrer dans les méandres d’une histoire riche et complexe, rappelons que les apologues d’Ésope (VIIe-VIe s. avant J.-C.), auquel on attribue la paternité du genre, avaient rapidement essaimé, donnant lieu à de nombreuses réécritures sur lesquelles se greffait à l’occasion le savoir zoologique du temps. C’est ainsi que la topique naturaliste, religieuse, fabuleuse et allégorique dans laquelle puisèrent les poètes médiévaux trouve son origine dans le Physiologus composé au second siècle de notre ère, lequel réalisa la synthèse des multiples versions en circulation. Avant La Fontaine, donc, la fable, dont l’usage est scolaire et la finalité pédagogique et civilisatrice, s’inscrit dans le cadre d’une poésie animalière dont le bestiaire relève pour l’essentiel d’un symbolisme strictement codifié. Que l’apologue puisse référer son récit à une moralité qui en dégage la portée universalisante et absolue tient précisément au fait que les protagonistes de ce récit appartiennent à une typologie stable et conventionnelle où chaque créature est porteuse d’un trait distinctif élémentaire, d’une qualité immuable, que l’on peut associer par analogie, correspondance ou parallélisme, à une image implicitement admise des traits et mœurs, capacités et qualités attachés aux tempéraments, aux caractères ou aux types sociaux et professionnels de l’espèce humaine. Pour les devanciers de La Fontaine, l’animal n’a ainsi d’existence qu’en vertu du statut sémiotique, allégorique, plus ou moins étroitement utilitaire, qui lui est octroyé ; c’est un emblème, qui peut certes être pittoresque, mais auquel manquent souvent la chair et les nerfs : sa réalité narrative, textuelle, n’a de sens et de valeur qu’en raison du « chiffre » qu’il incarne et du relatif dépaysement qu’il est censé procurer. En convoquant les animaux, dont certains, fabuleux, sont logés aux confins de la réalité et de l’imaginaire, l’auteur s’assure d’une écoute favorable en piquant l’intérêt du lecteur sans toujours l’attaquer frontalement, sachant que, dans la culture antique, évoquer l’animal revenait nécessairement à poser la question de la nature animale dans sa généralité – définie dans sa proximité et son altérité par rapport à la nature humaine.
La Fontaine va, par la grâce d’une sensibilité, d’une pensée et d’un style, donner un corps et une âme aux créatures du bestiaire et du volucraire antiques transmis au Moyen Âge – relais indispensable des compilations humanistes et classiques ; il va les animer d’un souffle et d’une puissance de vie qui leur faisaient en partie défaut puisque les animaux, silhouettes furtives sèchement campées, n’avaient jusqu’alors pour vocation que de faire la leçon aux hommes en leur tendant le miroir de leurs comportements. De fait, le poète français s’inscrit dans une tradition allégorique et morale qu’il revendique tout en l’infléchissant et en la renouvelant, puisque, sous sa plume, les animaux acquièrent densité et épaisseur, id est une présence insolite et réelle.
Insolite et réelle dans la mesure où les descriptions se font plus attentives et plus précises et où l’autonomie des « bêtes » par rapport aux hommes se trouve accrue. Les animaux de La Fontaine évoluent désormais dans un milieu plus nettement individualisé et pris en compte (le marais, le ruisseau, la mer, la forêt, la campagne…). Ce dernier gagne en consistance et en véracité, le symbolisme cédant peu à peu du terrain à la vérité zoologique sous le poids conjugué du vécu personnel — la terre natale de Jean, la Champagne, et sa charge de maître des eaux et forêts lui offraient un poste idéal d’observation de la faune et de la flore ; de la renaissance humaniste, ensuite, — les éditions et les traductions d’Aristote, de Plutarque (les Moralia) et de Pline l’Ancien (L’Histoire naturelle) s’étaient multipliées, comme celles des agronomes antiques (Varron, Caton, Columelle, Palladius) et des médecins attentifs à la vie des animaux (Celse et Élien) ; du renouveau scientifique, enfin, dont la création de l’Académie des sciences en 1666 entérinait et l’importance et la légitimité. Cette institution savante, qui prenait la suite des travaux privés de la petite société réunie dès avant 1660 par M. de Montmort, avait pour objectif de jeter les bases d’une histoire naturelle rigoureuse et elle privilégiait à ce titre l’observation, l’anatomie et la dissection (la vivisection ?). Tandis que les Histoires des animaux de Gesner avaient fixé aux alentours de 1550 le corpus du genre, reproduit avec quelques changements notables à l’orée du XVIIe siècle par Aldrovandi ; que les travaux de Cardan et de Scaliger se distinguaient par leur sérieux de ceux de Belon ou de Rondelet et que L’Histoire naturelle des quadrupèdes du dernier grand zoologue humaniste, Jonston, voyait le jour seulement vers 1650, le Grand Siècle, sous l’impulsion de Claude Perrault, ouvrit la voie à des recherches critiques et raisonnées fondées empiriquement ; il proposait ainsi les prémices de ce qui deviendrait, un siècle plus tard, la zoologie moderne (à ce titre, voir Patrick Dandrey, La Fabrique des Fables, Klincksieck, 1991, auquel nous empruntons quelques références savantes).
Ces apports se retrouvent tout naturellement chez notre fabuliste, l’un des esprits les plus cultivés de son époque et dont les dix-huit mois passés à l’Oratoire de Paris (1641-1642), une congrégation ouverte aux sciences et à la philosophie nouvelle de Descartes, ne furent sans doute pas occupés par l’unique lecture de romans pastoraux, n’en déplaise à la légende. Le bestiaire lafontainien, qui réunit plus de soixante-dix espèces, se situe ainsi à la croisée de la tradition morale, de l’expérience personnelle, de l’érudition et d’une science du vivant qui, pour être balbutiante, n’en demeure pas moins prometteuse et conquérante.
Un exemple, parmi beaucoup d’autres plus probants encore, donnera un aperçu des enrichissements – plus marqués toutefois à partir de 1678 – que La Fontaine introduit dans l’univers de la fable antique, qu’il recoure aux caractérisations lexicales et sémantiques (adjectifs, adverbes, groupes nominaux…) pour étoffer sa peinture des bêtes, ou qu’il tire parti des ressources offertes par la syntaxe et la versification.
« Le Renard ayant la queue coupée » (V, 5) brode à partir de l’apologue ésopique suivant (cf. infra 2) :
Le renard, ayant eu la queue coupée par un piège, en était si honteux qu’il jugeait sa vie impossible ; aussi résolut-il d’engager les autres renards à s’écourter de même, afin de cache dans la mutilation commune son infirmité personnelle. En conséquence il les assembla tous et les engagea à se couper la queue, disant que c’était non seulement un enlaidissement, mais encore un poids inutile que cet appendice. Mais un des renards prenant la parole dit : « Hé ! camarade, si ce n’était pas ton intérêt, tu ne nous aurais pas donné ce conseil ».
Cette fable convient à ceux qui donnent des conseils à leur prochain, non par bienveillance, mais par intérêt personnel.
Apprécions les transformations à l’œuvre dans un texte dont La Fontaine supprime la moralité :
Un vieux Renard, mais des plus fins,
Grand croqueur de Poulets, grand preneur de Lapins,
Sentant son Renard d’une lieue,
Fut enfin au piège attrapé.
Par grand hasard en étant échappé ;
Non pas franc, car pour gage il y laissa sa Queue :
S’étant, dis-je, sauvé sans Queue et tout honteux,
Pour avoir des pareils (comme il était habile)
Un jour que les Renards tenaient conseil entre eux :
« Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,
Et qui va balayant tous les sentiers fangeux ?
Que nous sert cette Queue ? Il faut qu’on se la coupe,
Si l’on m’en croit, chacun s’y résoudra.
— Votre avis est fort bon, dit quelqu’un de la troupe,
Mais tournez-vous de grâce, et l’on vous répondra ».
À ces mots il se fit une telle huée,
Que le pauvre Écourté ne put être entendu.
Prétendre ôter la Queue eût été temps perdu ;
La mode en fut continuée.
L’auteur, dès le vers liminaire, décline les attributs traditionnels – et fictifs –du goupil (« mais des plus fins » ; « Sentant son Renard d’une lieue »), réorchestrant les topoï du genre moral. – Songeons aux romans et fabliaux médiévaux. Or celui qui passe pour y être un prince de la ruse échouera à tromper ses congénères. Le récit s’ouvre sur l’image d’une maturité flamboyante (« Un vieux renard ») : le protagoniste est un expert à qui on ne la fait pas (plus) ; sûr de lui ; « habile » et raisonneur – mais peut-être aussi au bout du rouleau (« vieux ») et condamné comme tel à laisser sa place aux plus jeunes, lesquels ne s’en laissent pas conter, à la différence du corbeau de la très célèbre fable du Livre I avec laquelle cet apologue entre en résonance et en tension. Le fabuliste scénarise en effet un revers de fortune inexistant chez Ésope, modifiant la trame narrative originelle dont il repense la temporalité : le récit, dès lors, s’inscrit dans une durée qui n’est pas définie mais que l’on imagine longue, ramassée qu’elle est dans l’adverbe « enfin ». Ce traitement confère au petit mammifère un degré de réalité, une substance, inconnus de l’auteur antique, d’autant que La Fontaine, en le décrivant prédateur vorace, mobilise une donnée authentique vérifiée par l’expérience. Son canidé ne ressemble donc plus tout à fait au personnage allégorique et anthropomorphe d’Ésope signalé par sa malice et son aptitude à la réflexion (« jugeait », « résolut ») — la fiction, toujours. Le renard de notre fable tient davantage de la vie réelle : c’est un carnassier. L’alexandrin du vers 2 déroule ses syllabes comme le héros ses trophées (« Grand croqueur », « grand preneur »). Pris au piège, il ne fait que suivre la voix de la nature : sauver sa peau, quitte à y perdre sa queue. L’instinct de vie, l’acte réflexe, l’emporte sur le raisonnement, prégnant chez Ésope. Ces notations et précisions, absentes de la source grecque, pour brèves qu’elles soient, ébauchent par fines touches une représentation qui invite à la rêverie par le jeu des mots et des sons : les allitérations en [r] du vers 2 suggèrent la rapacité de l’animal et, par mimétisme phonétique, ses glapissements et grognements – c’est tout juste si on ne le voit pas babines retroussées et tous crocs dehors ; au vers 7, celles en [s] et en [t] rendent la prononciation difficile, cette cacophonie concertée traduisant et l’affolement et la déroute du quadrupède. En outre, le récit, très visuel, exploite avec brio les ressources de l’hétérométrie (le nombre de syllabes diffère de vers à vers), si bien que les effets rythmiques obtenus produisent une impression de mouvement propice à l’illusion : le renard s’anime, prend forme – le rappel de son intégrité physique au vers 11 y insiste : « Et qui va balayant tous les sentiers fangeux ». Sous la plume de notre poète, le mammifère épouse les pulsations et la loi du vivant : sa plasticité, son agilité l’arrachent à l’univers quelque peu figé et abstrait des apologues antiques. Les illustrateurs de Jean n’auront assurément aucun mal à lui rendre justice. Lire les Fables, c’est voir se profiler le héron au long cou, échassier perché sur des pattes graciles ; la belette au nez pointu ; l’alouette tendre et gracieuse ; le chat grassouillet et matois, mais souple et majestueux. Et qui ne devine qu’il entre dans tout cela beaucoup d’observation et de sensibilité personnelles ?
De fait, l’animal, chez La Fontaine, qu’il soit de plumes, d’écailles ou de poils, apparaît bel et bien dans sa réalité cinétique, sensible et charnelle ; en d’autres termes, il lui est accordé une individualité et une place qui lui faisaient défaut dans la fable antique. Comprenons que l’amour de la poésie ne saurait à lui seul rendre compte de cette avancée.
Notre auteur pousse plus loin son entreprise : il revisite et enrichit le bestiaire antique et médiéval, preuve de son intérêt pour la Création. Quelles inventions verser à son crédit ? Des espèces nouvelles font leur apparition, tels les castors et les boubacks (Livre neuvième, « Discours à Mme de La Sablière ») ou encore le rhinocéros (XII, 21). Des espèces rencontrées tantôt dans les relations de voyages qui fleurissent alors et dont Bernier, hôte du salon de Mme de La sablière, fut l’un des représentants ; tantôt croisées dans les récits humanistes, les traductions de Pline l’Ancien, les ouvrages scientifiques. Le poète élargit les perspectives dans un hommage à la Nature qui flattait son goût de la diversité, exprimé dans un conte de 1674 (« Pâté d’anguille »). Ce faisant, il pointait la complexité psychique des êtres vivants – appelons-la ainsi. Rien, chez lui, de fixé pour toujours ; de la ductilité et de la souplesse (« Le Singe et le Léopard ») ; rien de rigide ni de mécanique, sous peine de disparaître ou de mourir – au sens propre et figuré du verbe (une intuition qui va de pair, dans l’ordre de l’humain, avec le refus du dogmatisme ). On ne naît pas nécessairement lion ou renard, avec les qualités (ou les prérogatives) afférentes à une telle condition, l’apologue étudié plus haut l’a montré, même si les déterminismes existent (« L’Âne vêtu de la peau du Lion »). L’animal n’est plus l’emblème d’un unique trait définitoire. Le loup, qui préfère la liberté au confort d’une vie domestique (I, 5) diffère de celui qui lorgne un agneau qui « tette encore [sa] mère » et dont il ne fera qu’une bouchée (I, 10). D’où le fait que le sens des récits — à supposer qu’il n’en existe qu’un (cf. infra 3) — n’est jamais donné d’avance ni même définitif. La lecture des Fables exige en conséquence efforts et réflexion, sachant qu’il convient de les mettre en regard, d’un recueil l’autre, pour obtenir un tableau aux « cent actes divers » (Préface au recueil de 1668) et ajuster, affiner en permanence l’interprétation.
La leçon est au moins triple. 1) Les hommes se doivent d’éviter les jugements hâtifs et présomptueux car ils sont créatures ambivalentes, capables du meilleur comme du pire – miracle et néant (Pierre de Bérulle, cf. infra 4), grandeur et misère (Pascal) ; qui plus est, les animaux, en particulier exotiques, sont peu connus des humains. Et question fondamentale à laquelle le fabuliste ne répond pas mais qui affleure au fil des textes : comment comprendre l’animal lorsque l’on est un homme ? Boubacks et chat-huant (XI, 9) ont en effet de quoi surprendre et nous instruire. 2) Il n’est donc pas de vie sans humilité, sans respect du vivant. Les animaux de la fable, par la médiation du récit, en ce qu’ils sont des créatures hybrides à mi-chemin de la bête et de l’homme, ont pour finalité, depuis l’origine, de mortifier l’amour-propre commun à notre espèce. Le poète renoue ainsi au plus près de la tradition morale. 3) Bêtes et hommes, à y regarder de près, ont toutefois en partage la cruauté, la voracité des appétits, la violence, l’instinct de prédation. Si La Fontaine invite ses lecteurs à poser sur le monde animal un regard décanté des préjugés ordinaires, il ne cède pas pour autant à la complaisance ni à la sensiblerie, et témoigne d’un sens très sûr de la nuance dans un monde rude à l’homme, rappelons-le, où maladies, épidémies, misère et mort ne font pas de quartier. Si l’animal en remontre à l’homme, ce dernier ne sort pas toujours échec et mat de la confrontation : tel est l’un des sens possibles de l’apologue « L’Ours et l’Amateur des jardins » (VII, 10), qui réunit un mammifère carnivore et « un certain vieillard » (cf. infra 5).
Quelle vision de l’homme se dégage donc des Fables ? Car telle est bien, lancinante, la question qui travaille notre corpus dans une prise en compte nouvelle, certes, du statut et de la place dévolus à l’animal. Les apologues donnèrent à leur auteur l’occasion de participer aux grands débats de son époque, en particulier celui sur l’âme des bêtes. Descartes, en effet, avait soutenu dans son Discours de la méthode la thèse des animaux-machines, mus par des ressorts et privés d’intelligence. L’attestent explicitement selon lui la privation de la parole (Discours de la méthode V, 56, 20-57, 18-24) et le fait que les animaux n’agissent pas de façon adaptée à toutes les situations (Discours de la méthode V, 57, 28-24). La Fontaine, on le sait, s’engouffra dans la controverse pour réfuter une théorie qui révulsait nombre de ses contemporains dont la marquise de Sévigné et la princesse Palatine. « Le Discours à Mme de La Sablière », qui clôt le Livre neuvième, prononcé lors de sa réception à l’Académie française le 2 mai 1684, récuse en son long les arguments du philosophe, auxquels sont opposés quatre exemples dont la véracité ne donne prise à aucun soupçon : le premier concerne la tactique d’un vieux cerf pour échapper aux chasseurs ; le deuxième la ruse d’une perdrix pour sauver ses petits ; le troisième l’ingéniosité des castors, architectes et bâtisseurs de ponts ; le dernier l’art de la guerre des boubacks. Le « Discours » s’achève sur une péroraison : « Les deux Rats, le Renard et l’Œuf ». « Qu’on m’aille soutenir après un tel récit/ Que les bêtes n’ont point d’esprit » s’exclame le nouvel Immortel, qui du haut de ses soixante-trois ans, a conservé et sa fougue et son espièglerie souriante. — Esprit, certes, et sensibilité et mémoire. Plusieurs apologues témoignent en faveur de la raison animale (contre la déraison humaine et l’incapacité de notre espèce à savoir toujours s’adapter). Jean défend en conséquence l’intelligence des bêtes contre leurs détracteurs, des détracteurs qui s’arrogent tous les droits et cèdent à l’hubris en se déclarant péremptoirement maîtres et possesseurs de la Nature. C’était menacer l’intégrité du vivant. La Fontaine le pressentit et s’en offusqua.
Ce dernier rejoint en conséquence la tradition aristotélicienne et chrétienne qui veut que la Création soit hiérarchisée. Or cette conception du monde, dans son organisation, n’exclut aucunement l’indispensable solidarité entre les créatures animées et non animées (qu’on relise la Genèse ou l’apologue « Les membres et l’Estomac »). « Il se faut entr’aider, c’est la loi de Nature » (VIII, 17) ; « Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde : / On a souvent besoin d’un plus petit que soi » (II, 11) : ces vers expriment une pensée modulée en une basse continue. L’homme est un intermédiaire entre les animaux et Dieu, et il a des obligations morales envers les végétaux (« Le Philosophe scythe ») comme envers les bêtes. Mais ces dernières n’en sont pas moins domestiquées, mises au service des humains et parfois indignement exploitées. On les pêche, on les chasse, on les apprivoise, on les fait crever à la peine, et on les mange car telle est la loi de Nature. La Fontaine n’est ni « vegan », ni écologiste avant l’heure ; il ratifie la suprématie de l’homme dans le monde du vivant, et de fable en fable, pointe ce qui nous distingue des bêtes, fussent-elles raisonnables et prudentes. Les animaux obéissent à leurs instincts, assujettis à leurs besoins. Seul l’homme a, par son imagination et sa raison, des désirs qu’il ne peut assouvir mais dont il doit s’efforcer d’être le maître : là est la sagesse, ainsi que le suggère la dernière fable du Livre XII « Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire ». Les animaux sont en deçà du désir ; Dieu (ou les dieux) au-delà. Est en conséquence condamnée, nous semble-t-il, non pas le corps animal de l’homme, mais la dépendance de l’âme vis-à-vis de ce corps. D’où il résulte que l’animal accuse la faiblesse de l’homme vulgaire. Aussi le discours sur lui tenu a-t-il pour fonction de définir l’homme…On ne saurait penser son essence sans envisager sa proximité ou son altérité avec la nature animale dans sa généralité.
Le fabuliste romprait avec l’anthropocentrisme qui caractérise la plupart de ses prédécesseurs. Certains apologues du second recueil nous semblent même annoncer ce qui deviendra une discipline reconnue et enseignée au XXe siècle : l’éthologie. Atopique et singulier, La Fontaine se situe à la congruence de différentes traditions dont il réalise la synthèse. Son anti-cartésianisme inviterait à le ranger dans le camp des Anciens. Mais sa défense de la faune et sa méfiance à l’égard des humains, de leur arrogance, de leur volonté de puissance et de leurs désirs – inconnus des bêtes – annoncent la sensibilité contemporaine à leur endroit et les combats de notre époque (conduits, par exemple, par Élisabeth de Fontenay). La question animale relève de l’éthique, de la philosophie et de la politique : maltraiter l’animal, se croire les maîtres de la Création, c’est mettre en danger la Terre et ses hôtes (végétaux, animaux, humains) en usurpant des droits sur le vivant que nous n’avons pas.
Le recueil de 1668, dédié au Dauphin, appelé un jour à la succession de Louis XIV, le rappelait à sa façon puisque le fabuliste y met à profit une coïncidence lexicale exploitée par l’héraldique… Comment le royal destinataire lut-il en effet la fable VII du Livre quatrième « Le Singe et le Dauphin » où le mammifère marin, rapidement désabusé par un singe qui se fait passer pour un homme, abandonne la « bête » qu’il a tirée « du fond des eaux » pour l’y replonger et sauver « quelque homme » ? Malheureux ceux qui se croient hommes mais qui ne sont que « bêtes » (brutus en latin), précipitant l’humanité à sa perte …
Notes : 1. « Je chante les héros dont Ésope est le père, / Troupe de qui l’histoire, encore que mensongère, / Contient des vérités qui servent de leçons. / Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons : / Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes. / Je me sers d’animaux pour instruire les hommes » : ainsi commence la dédicace adressée à « Monseigneur le Dauphin », fils aîné du roi Louis XIV et dédicataire du premier recueil des Fables paru en 1668. La Fontaine, né en juillet 1621 (le 7 ou 8) mourut le 13 avril 1695.
2. Les apologues d’Ésope sont disponibles sur Wikisource. On pourra aussi consulter la très précieuse édition d’André Versaille, préfacée par Marc Fumaroli, Fables et Contes, [éd. Complexe, 1995], rééd. R. Laffont, « Bouquins », 2018. Cette édition, en dépit de son titre, propose l’intégrale de l’œuvre lafontainien, réunissant des ouvrages et des pièces souvent peu connus. L’un de ses grands mérites est de proposer en regard du texte lafontainien sa ou ses sources principale(s).
3. La Fontaine multiplie les figurations. Il peut conserver la moralité (constitutive du genre), qu’il appelle « l’âme du récit » et qu’il place tantôt en tête de l’apologue, tantôt en sa fin. Il peut aussi la supprimer. Il importe de la distinguer de la morale, qui n’est jamais formulée et qu’il incombe au lecteur de découvrir. Les choses se compliquent encore, ainsi que le mettent magistralement au jour les travaux des spécialistes. Plusieurs morales, qui peuvent être contradictoires ou entrer en tension, travaillent souvent le « corps » de l’apologue, quand la place octroyée à la fable (son rapport à celles qui la précèdent et la suivent) et la composition d’ensemble participent de la signification. D’où une poétique fondée sur le tremblement du sens. Y a-t-il une pensée, une philosophie de La Fontaine ou des philosophies de la Fable ?
4. Pierre de Bérulle (1575-1629) introduisit en France, en 1611, la congrégation de l’Oratoire fondée en Italie par saint Philippe Néri. Il s’illustra en tant que théologien, homme politique et cardinal. Il passe pour avoir été le maître incontesté de l’École française de spiritualité.
5. On repère quatre catégories de fables : celles qui mettent en scène des animaux et seulement des animaux ; celles que l’on appellera mixtes et dont l’apologue (VII, 10) offre l’exemple (celui d’une cohabitation entre humains et espèces animales) ; celles où ne figurent que les humains ; celles, enfin, qui s’intéressent uniquement au monde végétal : « Le Chêne et le Roseau » (I, 22).