Voici un excellent petit livre nous ramenant à un Genet décanté et venant bien après les grands ouvrages que donnèrent Jean-Paul Sartre, Albert Dichy et Edmund White à propos de l’écrivain. Ce « supplément » est le bienvenu tant il entretient avec une manière de légèreté scripturale le souvenir du paria de toujours et du héraut de la protestation violente. Tant également son écriture et sa composition sont accordées à une vie toute en fragments éclatés et en fuites soudaines.
Mais c’est de plus que son auteure, Emmanuelle Lambert, peut se réclamer, ce qu’elle fait sans appuyer, d’un passé familial douloureux. « Ainsi avais-je été élevée, nous confie-t-elle, dans ce que j’imaginais une chevalerie au féminin, où les filles vengeaient leurs mères des offenses qu’elles avaient subies, et plus particulièrement des vexations sociales. » (p. 12). De là que, très tôt, naquit chez elle une passion pour l’œuvre théâtrale de Genet, pour Les Bonnes en particulier, une passion cadrant avec les violences et turpitudes de la trajectoire genetienne. De là, par exemple, que cette même Lambert s’engageant dans une étude universitaire sur l’auteur admiré s’entendit dire par le professeur tout paternel : « Quand même, une petite jeune fille comme vous… ces pages sur la sodomie, là. » (p. 78) Il n’empêche qu’il y eut bien thèse sur le théâtre de Genet avant que Lambert ne se consacre à un tout autre écrivain, Robbe-Grillet via l’IMEC.
La « petite jeune fille » ne savait pas alors qu’elle se verrait confier comme à Albert Dichy déjà cité le commissariat d’une exposition intitulée « L’échappée belle », qui fut montée au MUCEM de Marseille en 2016 et ornée des splendides travaux muraux d’Ernest Pignon-Ernest. C’est en préparation de cette expo qu’Emmanuelle Lambert mena une enquête sur l’auteur du Balcon, voguant de dépôt d’archives en dépôt d’archives. Et c’est ce parcours que l’auteure choisit de nous relater ici. Le livre prenant qu’elle nous donne se veut tout en échos et en reflets, attaquant le sujet par la bande et par le biais. C’est ce que l’auteure nomme les « apparitions de Jean Genet », qui nous parviennent de la sorte en anecdotes de circonstance. Et tout cela au fil d’une enquête portant sur quelqu’un qui fut, par nécessité, le faussaire de sa vie. Fugueur, voleur, déserteur en tout cas, et toujours plus ou moins pourchassé sans qu’on parvienne à le coincer vraiment.
Une première expérience investigatrice nous est relatée qui a lieu aux archives administratives de Paris avec ce constat que le volume des documents consacré à Genet et notamment à son enfance est copieux en même temps que très protégé, ce qui atteste d’une consultation fréquente et dégradante pour les documents rassemblés. Le gros dossier inspire à l’enquêtrice l’observation fine que la biographie de Genet est avant tout une biographie d’État, toute en preuves et pièces d’identité. C’est là que nous en saurons un peu plus sur la mère de l’écrivain qui se prénommait, non pas Gabrielle comme le voulait Jean, mais bien Camille. Camille meurt en 1919, alors que son fils (unique ?) n’a que neuf ans.
L’enquête se poursuit par ailleurs avec les questions posées par les psychiatres au « mauvais garçon ». Là, il sera facilement dit fruste, voire débile. Plus tard, quand Genet a accédé à la notoriété littéraire, ce sont les journalistes qui entrent en jeu pour faire en revanche la découverte d’une exceptionnelle maîtrise du discours. Mais, plus que les interviews, ce sont les photos qui parlent le mieux du personnage au sourire retenu et au faciès de boxeur. Genet est alors entré dans sa phase politique et voilà qu’il se reconnaît en deux femmes, Angela Davis et Leila Shahid, qu’il défend l’une et l’autre, faisant de la seconde une amie. Des assassinés de Chatila, civils pour la plupart, l’écrivain engagé peut se parer glorieusement. Ce qui inspire à la préposée aux archives de la police cette perfidie : « Alors, on fait une exposition pour les Palestiniens ? » (p. 65).
De là, que Genet passe pour antisémite, ce qu’il n’était pas. C’est bien plutôt à la France de la guerre qu’il en aura et, par exemple, dans L’Enfant criminel, texte pour la radio de 1948, qui fut censuré en ce qu’il affichait une haine de la France ingrate avec ses enfants. Ce qui nous conduit aux Paravents, cette pièce anti-armée, mise en scène par Blin à l’Odéon. Occasion aussi d’une énorme manif des gens de droite devant le théâtre. Aux manettes du théâtre, Barrault cependant tient bon tandis que Malraux défend la pièce avec vigueur à l’Assemblée Nationale.
Emmanuelle Lambert nous réserve en terminant deux portraits choisis parmi les jeunes gens qui furent aimés de Genet, deux sportifs que Genet fit échapper à la guerre d’Algérie. Ce sont Abdallah le funambule bientôt suicidé et Jackie le coureur automobile qui devint le gardien de la mémoire. Abdallah et Jackie viennent clore d’émouvante manière le petit offertoire tout laïc que Lambert a dressé en cent pages comme en prolongement de ce Fort Saint-Jean du MUCEM braqué sur la Méditerranée.
Emmanuelle Lambert, Apparitions de Jean Genet, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, mai 2018, 112 p. 12 € — Lire un extrait